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MME DE SEVIGNE ET LES GRIGNAN (I)






    "Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui, sans doute, vous donnera de la joie : c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume ; c'est M. de Grignan, que vous connaissez, il y a longtemps ". Mme de Sévigné semble tout heureuse d'annoncer en ces termes le mariage de sa fille à son cousin Bussy, exilé en Bourgogne. Et d'énumérer les avantages de son futur gendre : " Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire, de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvons souhaiter, nous ne le marchandons point comme on a accoutumé de faire. Nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. " Quand Bussy lui eut envoyé le " compliment " que l'usage exigeait, la marquise lui répondit en reprenant les raisons de son choix : " Il est vrai que c'est un très bon et un très honnête garçon, qui a du bien, de la qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le monde. Que faut-il davantage ? ".
   
    Un parti plein de " bonnes qualités "
   
    Voilà par deux fois affirmée, et même démontrée, " l'honnêteté " de François de Grignan : " qualité " répond à " naissance ", " charge " à " établissement ", " estime et considération dans le monde " à " bonnes qualités ". Le parallélisme des deux textes est frappant. D'autant plus que, malgré un " il est vrai " qui semble acquiescer aux déclarations de Bussy, Mme de Sévigné, au lieu de répondre aux insinuations moqueuses de son cousin, se contente d'y relever ce qui s'accorde à ce qu'elle lui avait écrit. On dirait que, refusant le dialogue avec son correspondant, l'épistolière reprend les arguments dont elle se sert habituellement pour justifier le mariage de Françoise-Marguerite, et que d'une lettre à l'autre, elle retrouve dans le même ordre ce qu'elle a coutume de colporter partout. On entend, dans ce qu'elle écrit comme un écho des paroles dont elle persuade ses amis de la capitale. Sous couleur d'affirmer sa satisfaction, Mme de Sévigné serait-elle en train de plaider ?
   
    Un homme " plus riche qu'il n'a jamais été "
   
    Comment ne pas remarquer par exemple l'insistance avec laquelle elle revient sur l'un de ses arguments, celui dont justement Bussy ne souffle mot, la fortune du comte ? La première preuve qu'il est " honnête homme ", c'est qu'il a les moyens de l'être, qu'il est " plus riche qu'il n'a jamais été ", qu'il " a du bien "... Cette insistance surprend. Elle surprend davantage encore quand on rapproche l'optimisme dont elle fait preuve sur ce point envers son cousin et l'inquiétude qu'elle marque, exactement à la même époque, en écrivant au cardinal de Retz. Sa lettre est perdue, mais la réponse qui lui fut faite ne laisse pas de doute sur l'incertitude qu'elle avait manifestée à ce même sujet : " J'ai vu par une de vos lettres, lui disait Retz, que vous n'avez ni n'espérez guère d'éclaircissements, et que vous vous abandonnez en quelque sorte au destin, qui est souvent très ingrat, et reconnaît assez mal la confiance que l'on a placée en lui ".
   
    Où est la vérité ? Mme de Sévigné a-t-elle conclu le mariage de sa fille à l'aveuglette, sans savoir à quoi s'en tenir sur la situation financière du comte ? ou avait-elle de solides raisons d'affirmer à son cousin Bussy la richesse de son futur gendre ? Il ne manque pas de passages, dans les lettres à Mme de Grignan, qui montrent que la méfiance du cardinal n'était pas sans fondement. Et il est cependant certain que Mme de Sévigné n'avait pas tort de prétendre que M. de Grignan était " plus riche qu'il n'a[vait] jamais été ".
   
   
    Une série d'héritages
   
    Il venait en effet de succéder aux biens de sa grand-mère, Marguerite de Montlor, colonelle d'Ornano, morte le 1er mai 1668, puis de son père, Louis-Gaucher, mort le 4 août de la même année. Sans doute dès le 3 novembre 1657, un peu avant la première union de son petit-fils, Marguerite de Montlor l'avait-elle institué son héritier, lui faisant même donation de tout son bien. Et le 27 avril 1658, elle avait confirmé ces dispositions dans le contrat de mariage de François de Grignan avec Angélique-Clarisse d'Angennes, précisant que son petit-fils recueillerait aussi la succession de feu son époux, selon les intentions du testament que Henri-François d'Ornano avait fait le 2 mai 1648. Mais donation et testament réservaient l'usufruit des biens à Marguerite de Montlor aussi longtemps qu'elle vivrait, et François de Grignan, jusqu'en 1668, n'en avait tiré aucun argent pour sa subsistance.
   
    Et si son père, dans le même contrat de mariage, lui avait donné " la moitié de ses biens franche et libre de toutes charges fors et excepté de 100 000 livres ", s'il y avait même ajouté une rente annuelle de 10 000 livre , ce n'était que depuis le 4 août 1668 que François de Grignan se trouvait " héritier général de tous et chacun biens, terres et seigneuries " de son père, " même et par exprès de l'augment dotal et avantages matrimoniaux à [lui] advenus par le prédécès de [sa] très chère et honorée femme et aux 100 000 livres [qu'il s'était] réservées par ledit contrat de mariage sur la moitié des biens donnés ". Quand le 29 janvier 1669, François-Adhémar de Monteil épouse Françoise-Marguerite de Sévigné en la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, cela fait moins d'un an qu'il peut porter comme siens les titres attachés à ses possessions territoriales et prendre les noms de comte de Grignan, baron d'Entrecasteaux, baron de Vénéjan, seigneur de Saint-Roman, de Peyrolles, de Mousteiret et de Mazargues. Entre ses mains se trouvaient désormais réunis les biens apportés par les diverses familles auxquelles il appartenait par ses aïeux.
   
    Le seigneur de Mazargues
   
    Des Ornano, le comte de Grignan tenait la terre et seigneurie de Mazargues, dernier des biens entrés dans sa maison, puisqu'il venait d'en hériter de sa grand-mère maternelle en mai 1668. Relevant de la directe du roi, Mazargues se trouvait à deux lieues au sud de Marseille et s'étendait en un vaste domaine jusqu'à la mer par-dessus les collines. Un château s'y élevait, entouré de vignes et d'oliviers qui fournissaient alors l'essentiel des ressources de cette terre aride. Mme de Sévigné ne la mentionne guère qu'en passant, soit parce qu'on appelait parfois Pauline, sa petite-fille, Mlle de Mazargues, soit parce qu'on formera en 1676 et 1680 des projets de vente, qui du reste n'aboutiront pas. A l'époque de la correspondance, François de Grignan et son épouse n'habitaient jamais Mazargues, et ils avaient laissé le château dans un total abandon. Lors de leurs visites à Marseille, ils habitaient en ville, comme fit aussi Mme de Sévigné lors de ses passages. On ne restaurera Mazargues qu'après sa mort, quand le chevalier de Grignan, frère du comte, s'y retirera et y finira ses jours. Comme le comte et la comtesse avaient alors fixé leur résidence dans un hôtel de Marseille, ils allaient quelquefois se reposer dans leur " campagne " toute proche. C'est seulement alors que Mme de Grignan, dans une lettre enjouée, a évoqué pour Mme de Coulanges les charmes de Mazargues, s'inspirant, semble-t-il, autant du Télémaque, qu'elle cite, que de la réalité du pays.