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MOLIÈRE







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    Des hypocrites imaginaires

    Quand d'Argenson parle des dévots qui ont travaillé à supprimer Tartuffe, il ne parle pas d'individus inorganisés, mais d'un groupe de pression, la " cabale des dévots ", dont les plus influents se retrouvaient dans la Compagnie du Saint-Sacrement. Fondée en 1627, celle-ci recrutait ses membres parmi les grands seigneurs, dans la bourgeoisie parlementaire et le haut clergé. Le prince de Conti, Lamoignon, premier président du Parlement, Bossuet en ont fait partie. Secrètement, car la Compagnie ne travaillait pas au grand jour. Son but était de " s'appliquer pour les besoins du prochain dans toute l'étendue de la charité ". Elle s'occupait des missions étrangères, de la lutte contre les hérétiques, d'oeuvres de bienfaisance : visites des prisons, protections des jeunes filles, aides aux orphelins, secours aux pauvres. Elle prétendait aussi lutter contre les désordres, les duels, les excès du carnaval, toutes les formes de débauche. Pour assurer à tout prix le salut du prochain, elle veillait au maintien de l'ordre moral. Sans bruit et sans éclat, grâce à des pressions discrètes exercées par un réseau de personnages influents.

    Comme tout cela allait dans son sens, le pouvoir ne s'en inquiétait guère. Il s'en émut quand la Compagnie, devenue envahissante, lui parut susceptible de constituer un inquiétant contre-pouvoir. " Il y avait ici, écrit en septembre 1660 le Parisien Gui Patin, de certaines gens qui faisaient des assemblées clandestines sous le nom de Congrégation du Saint-Sacrement ; ces messieurs se mêlaient de diverses affaires et ne mettaient jamais leur assemblée dans le même endroit ; ils mettaient le nez dans le gouvernement des grandes maisons ; ils avertissaient les maris de quelques débauches de leurs femmes ; un mari s'est fâché de cet avis, s'en est plaint et les a poussés à bout après avoir découvert la cabale. Ils avaient intelligence avec ceux de la même confrérie à Rome, se mêlaient de la politique et avaient dessein de faire mettre l'Inquisition en France... Plaintes en ont été portées au roi, qui a défendu de telles assemblées avec de rigoureuses menaces. "

    En décembre, un arrêt du Parlement confirma la volonté royale en interdisant toutes les sociétés secrètes. C'est Lamoignon qui présidait la séance... La Compagnie continua d'exister en redoublant de prudence. La preuve : les réunions de 1664 où il est question de l'interdiction du Tartuffe. À Paris, d'après ses archives, elle ne mit fin à ses activités qu'en 1666. Mais des " confrères " continuaient d'avoir entre eux des contacts discrets. En province, des procès-verbaux attestent qu'ils se réunissaient encore à Marseille en 1702, à Lyon en 1730.

    En 1662, tout acquise aux dévots et même discrète protectrice de la Compagnie, la reine mère fait appel à Bossuet pour prêcher le carême du Louvre. Il y expose les idées politiques du parti dévot et s'en prend à la liberté de moeurs qui règne dans la jeune cour. Il blâme ceux qui, sans faire profession de libertinage, se sont laissés pénétrer " par cette contagion qu'on respire avec l'air du monde, dans ses conversations et ses coutumes ". Prise de remords, La Vallière, maîtresse non encore déclarée, s'enfuit à Chaillot dans un couvent où le roi doit aller lui-même la chercher. Mécontent, il manque ostensiblement les derniers sermons de la série.

    Il ne saurait admettre que les dévots lui dictent une politique. C'est une question de principe. Et, pour sa conduite personnelle, aux sermons des prédicateurs il préfère les éloges de l'amour que lui prodiguent les airs des ballets et les vers des spectacles qu'il commande. En 1664, " Les Plaisirs de l'île enchantée ", qui ont précédé la représentation de Tartuffe, ont été une grande fête païenne. Dans le prologue et le ballet final de La Princesse d'Elide, Molière a multiplié les invitations à céder aux instincts amoureux : " Dans l'âge où l'on est aimable/ Rien n'est si beau que d'aimer. " Cette pièce galante flatte les penchants du jeune roi. " Il est malaisé que sans être amoureux/ Un jeune prince soit et grand et généreux ", dit Arbate à Euryale dont il est le gouverneur.

    Chaque année, le passage du carnaval au carême marque le contraste entre deux morales, celle de la jeune cour, qui se laisse emporter dans le tourbillon d'une célébration tout épicurienne des plaisirs, celle de la vieille cour, autour de la reine mère, qui rappelle les strictes règles de la vie chrétienne et la nécessité de faire pénitence sur cette terre pour assurer son salut dans l'autre monde. Une des contradictions majeures de cette société, c'est l'existence, en son sein, de deux façons incompatibles de concevoir la vie, et la prépondérance, par la seule volonté du jeune roi et malgré les dévots, de celle qui, en principe, convient le moins dans une monarchie de droit divin.

    À en croire le père Rapin, ce ne sont pas les efforts des dévots pour le ramener à la morale, mais la crainte de leur projet politique qui aurait irrité Louis XIV, déjà mis en garde par le cardinal Mazarin. Cette " secte ", écrit-il, s'était rendue odieuse à la cour " par l'affectation qu'ils eurent de donner ou de faire donner des avis au ministre par des voies choquantes et nullement honnêtes, ce qui irrita le cardinal et l'obligea dans la suite à rendre ces gens suspects au roi, lequel, pour les décrier, les fit jouer quelques années après sur le théâtre par Molière, le plus célèbre comédien de son temps ". Ce témoignage est le seul à attribuer aussi directement à Louis XIV la responsabilité et même l'initiative du Tartuffe. Les choses n'ont sûrement pas été aussi simples. Mais Rapin met sur la bonne voie. Il permet de comprendre la patience du roi envers Molière dans cette affaire, et l'autorisation de jouer sa pièce qu'il lui a finalement accordée. Il permet aussi de résoudre la question, insoluble autrement, de la cible visée par la comédie. Sous couleur d'attaquer l'hypocrisie religieuse, elle s'en prend au parti dévot.

    Il était impossible, dans une monarchie catholique, de s'attaquer à lui de front. On ne pouvait le faire que de biais, dans ses excès ou ses déviations. En 1658, à Bordeaux, Conti, récemment converti, fait enfermer sans jugement une femme pour ses mauvaises moeurs. Avertie, la justice intervient et s'inquiète de voir une congrégation illicite compromettre la paix des ménages et procéder à des enfermements arbitraires. " Ce fut là, écrit d'Argenson, le commencement de la mauvaise clameur qui s'émut contre les dévots et de la persécution que l'on suscita contre les principales compagnies du royaume. " Ce que Gui Patin cite en premier, c'est, pareillement, cette intrusion de la Compagnie dans le " gouvernement " des familles, dans le contrôle des moeurs des femmes. Introduit chez Orgon, Tartuffe se donne la même mission. Cette intrusion est délicate. Rares sont ceux qui acceptent de ne pas être maîtres chez soi. Elle sème la défiance dans le public. Molière exploite cet état d'esprit.

    En 1660, un ancien grand vicaire de l'archevêque de Rouen publie un Mémoire pour faire connaître l'esprit et la conduite de la Compagnie établie en la ville de Caen. Entre autres griefs, il reproche lui aussi à ses membres de s'introduire dans les familles pour les régenter. Mais il leur reproche de surcroît - ce qui semble contradictoire - de suivre les doctrines les plus faciles et de chercher à " adoucir l'amertume de la pénitence ", autrement dit d'inciter leurs dirigés à pratiquer une morale laxiste. Ces dévots zélés sont donc curieusement suspects d'être en même temps des dévots arrangeants, autrement dit des hypocrites, qui se servent de la dévotion pour s'introduire dans les familles, puis du laxisme pour en tirer profit.

    Comme l'auteur du Mémoire prétend aussi que les membres de la Compagnie traquent les prêtres suspects de jansénisme, il est probable qu'à travers eux, il cherche surtout à dénoncer l'influence pernicieuse des jésuites. Mais, pour le public, la voie est tracée et l'amalgame facile. Inquiets des menées qui pouvaient troubler les familles, et confortés dans leur opinion par les bruits qui couraient sur la " cabale ", les esprits libres et les croyants moins zélés étaient tout disposés à accuser d'hypocrisie les dévots d'une Compagnie que son caractère secret rendait inquiétants, mais dont la présence se devinait à travers leur action de surveillance et de direction des familles.

    Louis XIV les rejoignait dans leur méfiance. Il s'inquiétait de la puissance des directeurs sur l'esprit de certains dirigés. Il était par principe hostile à toute autorité qui n'était pas ordonnée selon une hiérarchie codifiée. Il savait l'influence qu'avait eue un Saint-Cyran comme directeur des religieuses de Port-Royal. Il voyait leur actuelle résistance, soutenue par des directeurs du même parti, contre le formulaire que leur évêque leur avait ordonné de signer pour reconnaître la condamnation par le pape des cinq propositions tirées de Jansénius. Il savait aussi que l'association secrète qu'il avait interdite en 1660 continuait ses activités en cachette, et il n'ignorait pas qu'elle agissait le plus souvent par le biais de personnages d'autorité, dont certains en qualité de directeurs de conscience.

    C'étaient des catholiques zélés qui se consacraient, dans un esprit souvent étroit, mais d'un coeur sincère, à des oeuvres de piété et de charité. On ne pouvait en critiquer ouvertement les activités. Mais il pouvait y avoir, il y avait certainement parmi eux des brebis galeuses, des hypocrites profitant de leur appartenance à la Compagnie pour en tirer avantage. C'était par ce biais-là qu'on pouvait disqualifier leur parti. Puisque les dévots voulaient faire pression sur la société, sur la cour, et même sur la politique au nom de la dévotion, le mieux était de montrer les méfaits que pouvait causer non pas l'inattaquable dévotion, mais sa possible déviation hypocrite chez ceux qui auraient dû se montrer d'autant plus inattaquables qu'ils prétendaient influencer les autres en dirigeant leurs consciences.

    D'où le paradoxe de la pièce de Molière, qui s'attaque à une prétendue prolifération de l'hypocrisie alors qu'il s'agit de lutter contre le progrès de la dévotion, ou du moins de la pression des dévots. Ses attaques donnent une actualité à un vice qui n'avait aucune virulence particulière à ce moment-là, où la liberté de moeurs de la jeune cour était loin de créer un climat favorable à l'ordre moral.

    S'appliquant à décrire les passions et les caractères, Cureau de La Chambre en 1660, Urbain Chevreau en 1664 dépeignent l'hypocrisie comme un défaut de la nature humaine, non comme une particularité de leur époque. Dans L'École du sage ou le caractère des vertus et des vices, le second montre l'hypocrite en action. L'église est son théâtre : " Il en salue les piliers avec une révérence aussi basse que s'il devait se laisser tomber. Il adore là le Dieu qu'il méprise quand il est chez lui, et cependant ses yeux ne sont arrêtés que sur la voûte ou sur les passants... Il veut toujours être assis dans un lieu d'où le monde ne puisse détourner sa vue pour s'y rendre le sujet de son entretien. " Ce portrait, auquel Tartuffe ressemble, n'est pas celui d'un hypocrite d'un moment particulier ; c'est l'hypocrite universel tel que le voit la science du temps.

    Ce caractère est depuis toujours dépeint et critiqué par les moralistes. Tartuffe s'inscrit dans une longue tradition. De Régnier à du Lorens, on n'en finirait pas de citer les poètes satiriques qui dénoncent les hypocrites. Molière a porté le sujet au théâtre. Avant lui, l'hypocrisie n'y est jamais qu'un aspect d'un personnage - surtout féminin - dont le but principal est de sauvegarder sa réputation de vertu par toutes sortes de ruses, y compris par la fausse dévotion. Trompant son mari avec un gentilhomme, l'héroïne de Gillette, une comédie de Trotterel, préfère l'hypocrisie au scandale. C'est la morale commune. Dans un monde qui interdit à la femme toute liberté sexuelle, mais qui la peint avide des plaisirs de la chair, cette forme d'hypocrisie est inévitable. Elle ne met la religion en cause qu'à travers la notion de péché, en soutenant l'idée qu'un péché qu'on ne voit pas est un moindre mal, voire que ce n'est pas un péché du tout.

    La peinture de l'hypocrite s'inscrit dans une longue tradition littéraire. Dans Les Hypocrites, une nouvelle imitée de l'espagnol, qu'il publia en 1655, Scarron montrait des filous empruntés à la tradition picaresque. L'hypocrisie est pour eux un expédient privilégié pour assurer leur survie et leur ascension sociale. Démasqué, Montufar embrasse son accusateur. Comme Tartuffe, il s'humilie devant ceux qui l'entourent : " Je suis le méchant, je suis le pécheur, je suis celui qui n'a jamais rien fait d'agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n'aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même ? " L'hypocrisie de Montufar et de ses complices n'est pas fondamentalement religieuse. Elle est un des moyens d'une vaste duperie dirigée contre la société entière.

    Rien de plus répandu que la figure du moine paillard et hypocrite. On la trouve dans tous les recueils de contes, ceux de Boccace par exemple, ou dans les Cent Nouvelles nouvelles. Pour créer son Tartuffe, Molière a repris la figure traditionnelle du moine qui profite ou cherche à profiter du prestige de son habit pour séduire des innocentes ou coucher avec sa pénitente (ici, avec la femme de son pénitent). La Fontaine va bientôt reprendre et habiller à la française ces histoires traditionnelles sans chercher à les vivifier d'une quelconque actualité.

    Sur cette ancienne image, banalisée à force d'avoir été contée et plaisantée, Molière, lui, a greffé, pour la moderniser, la fonction du directeur de conscience que s'appliquaient à développer les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, soucieux d'aider les fidèles dans le perfectionnement de leurs conduites et dans leur progrès spirituel. Ce qui est d'actualité au moment où Molière écrit sa pièce, ce n'est pas l'hypocrisie, mais l'existence, ressentie comme pesante par une jeune cour avide de plaisirs, d'un groupe de pression qui entend travailler de façon secrète et concertée au progrès de la dévotion.

    D'où la singulière ambiguité d'une pièce qui donne à l'hypocrisie une actualité qu'elle n'a pas. En s'attaquant à cette éventuelle perversion de la direction de conscience, en en faisant l'image et le symbole de l'hypocrisie, elle s'en prend, en fait, aux dévots qui en favorisent l'existence. Les historiens libres-penseurs qui ont inventorié et étudié les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement grâce à ses archives constatent leur étroitesse d'esprit, leur sectarisme, leur intolérance, mais aussi leur sincérité, leur foi, leur prosélytisme, leur charité. Des hypocrites ont pu s'infiltrer parmi eux, profiter de leur aide, se servir de la Compagnie dans leur intérêt personnel. Ce n'étaient que des exceptions, vite démasquées, dans un milieu qui pratiquait une sévère autosurveillance. Tel est le paradoxe : ce qui conduit Molière à dénoncer l'hypocrisie dans Tartuffe, ce n'est pas un réel progrès de ce vice au moment où il écrit sa comédie, mais le rejet grandissant d'une " cabale " bien intentionnée, quoique contestable et contestée, de véritables dévots soupçonnés à tort par une opinion circonspecte.

    C'est pourquoi les attaques de Molière contre la contrefaçon hypocrite du vrai dévot sont retombées, faute d'hypocrites envahissants et visibles, sur les dévots authentiques. Aujourd'hui encore, la critique désigne les membres de la Compagnie comme la cible principale, pour ne pas dire unique de la pièce. Soit que le roi et l'auteur, moins bien informés que nous sur les pratiques d'une société qui agissait en secret, en aient à tort considéré tous les membres comme des hypocrites. Soit que le public ait opéré à ce sujet une confusion qu'ils n'avaient pas prévue si totale. Soit que cette confusion ait été au contraire le but recherché pour affaiblir la " cabale ".

    Il est donc vain d'examiner ce que disent les personnages de Molière pour décider s'il a attaqué le vrai ou le faux dévot, le mauvais directeur ou le bon à travers sa contrefaçon. Son hypocrite façon Tartuffe n'existant pas plus, alors, comme type social prédominant que sa prétendue précieuse quelques années plus tôt, les dévots ne pouvaient considérer sa pièce que comme une habile fiction pour s'en prendre à eux impunément. Que Molière ait été ou non impie dans le fond de son coeur (la seconde hypothèse est la plus vraisemblable), la façon dont sa pièce pose la question de l'hypocrisie impliquait qu'elle fût perçue par les dévots, par l'Église et par la plupart des croyants comme l'oeuvre d'un ennemi. L'étonnant est qu'il ait néanmoins réussi à la faire jouer.

    C'est probablement le roi qui a poussé Molière à écrire Tartuffe pour contrecarrer le parti dévot. Mais l'auteur d'une telle pièce, sous couleur de lutter contre un vice, n'en aurait-il pas profité pour continuer une campagne subreptice dirigée contre les valeurs de son temps ? Après l'autorité du père et du mari, il sape celle du directeur de conscience, et, à travers lui, celle de l'Église. En attendant de dénoncer en Don Juan la nocivité de la noblesse abandonnée à son bon plaisir...