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SÉVIGNÉ (MME DE) : INTRODUCTION AUX LETTRES DE






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    L'histoire d'une conquête

    Mme de Sévigné finira pourtant (deuxième para-doxe) par conquérir cette fille d'abord inaccessible. Les lettres qu'elle lui adresse entre 1671 et 1696 reflètent l'histoire de cette conquête. On parle presque tou-jours comme si la date de ces sept cent soixante-quatre lettres n'importait pas, comme si, pendant vingt-cinq ans (et particulièrement pendant les huit années et demi de séparation qui s'en détachent, car les deux femmes sont loin d'être toujours séparées), les rapports des deux correspondantes avaient été immuables, comme si elles ne contaient pas une his-toire qu'on saisit dans son évolution et son mouvement en les lisant. En fait, chaque lettre reçoit sa couleur de son contexte, qui dépend de l'époque à laquelle elle a été écrite.

    En février 1671, le départ de la comtesse, qui va rejoindre son mari en Provence où il a été nommé l'année précédente lieutenant général représentant le roi dans cette province, a été précédé d'une période sombre pour la marquise. Restée à Paris contre son gré, la comtesse s'est réfugiée dans sa grossesse (elle accouche d'une fille en novembre), dans sa correspon-dance avec le comte, dans la solitude. Elle refuse de sortir, et même de s'ha-biller. Par la pensée, elle est déjà à Aix ou à Grignan. Elle a hâte de prendre la route. La marquise elle-même avoue à son gendre, trois semaines avant le départ de sa fille, qu'elle " ne sent point le plaisir de l'avoir près d'elle ".

    Au rythme des courriers

    La correspondance s'annonce mal, et Mme de Sévigné ne sait même pas si sa fille lui écrira régulièrement lorsqu'elle l'aura quittée. Le miracle est que non seu-lement elle le fait (deux fois par semaine, comme sa mère, par les deux courriers qui relient alors Paris et la Provence), mais encore qu'elle exprime dans ses lettres une tendresse qu'elle se refusait à dire : " Vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis souffrir sans des pleurs en abondance... Vous vous avisez donc de penser à moi. Vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire " (9 février 1671). Mme de Grignan, grâce à la distance qui la délivre de ses inhibitions, découvre à sa correspondante ce qu'elle ne lui montrait pas quand elle était auprès d'elle, ses " trésors cachés " de tendresse. " Méchante, pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors  ? Vous avez peur que je ne meure de joie ? mais ne crai-gnez-vous point aussi que je meure de déplaisir de croire voir le contraire ? "
    La régularité avec laquelle sa fille lui écrit rassure Mme de Sévigné, surtout quand la comtesse continue à lui répondre à chaque courrier lorsqu'elle passe six mois aux Rochers, loin de Paris, centre des nouvelles. Rassurée, elle triomphe. Et c'est son tort. Au lieu de chercher à comprendre les raisons qui ont modifié le comportement de sa fille, elle s'empresse d'affir-mer qu'elle n'a jamais été " pesante ", qu'il est heureux que la comtesse accepte désormais de répondre à ses sentiments, et qu'elle ne doute pas qu'aux pro-chaines retrouvailles sa conduite soit en accord avec ce qu'elle lui a écrit. Elle se trompe. Pendant la longue visite de Mme de Sévigné à sa fille (de juillet 1672 à octobre 1673), et jusqu'au son retour de la comtesse à Paris, quatre mois plus tard, c'est le temps des illu-sions perdues.