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L'ETÉ À GRIGNAN






Lettre 1143 (extrait), Pléiade, t. III, p. 681.

    "Aux Rochers, ce mercredi 31 août 1689

    Je trouve le meilleur air du monde à votre château. Ces deux tables servies en même temps à point nommé me donnent une grande opinion de Flame ; c'est pour le moins un autre Honoré. Ces capacités soulagent fort l'esprit de la maîtresse de la maison, mais cette magnificence est bien ruineuse. (Ce n'est pas une chose indifférente pour la dépense que le bel air et le bon air dans une maison comme la vôtre.) Je viens d'en voir la représentation, car c'est où Honoré triomphe que dans l'air du coup de baguette qui fait sortir de terre tout ce qu'il veut. Je sais la beauté et même la nécessité de ces manières, mais j'en vois les conséquences, et vous les voyez aussi. Vous me faites souvenir de notre pauvre abbé de Pontcarré, en me parlant de ce Champigny ; c'était son parent, ce me semble, hormis qu'il ne mangeait pas tant, car le Troyen et le Papoul n'en savent pas davantage, et notre Pontcarré n'avait que l'air de la table. Je disais autrefois de feu Monsieur de Rennes qu'il marquait les feuillets de son bréviaire avec des tranches de jambon ; votre Valence ne mépriserait pas cette manière de signet. Aussi son visage était une vraie lumière de l'Eglise, et dès que midi était sonné, Monseigneur ne faisait plus aucune affaire."

    La lettre figure seulement dans les éditions Perrin, la restitution, "Ce n'est pas une chose...une maison comme la vôtre", vient de l'édition de 1754.

    La galerie des Adhémar
    Mme de Grignan a raconté à sa mère quelque réception particulièrement brillante qui a eu lieu dans son château en ce mois d'été. La mention des "deux tables" suppose un grand nombre de participants aux repas, qui se sont déroulés très probablement dans la galerie des Adhémar, cette salle gothique de neuf mètres sur vingt-sept, voulue par le père de François de Grignan, qui comporte deux monumentales cheminées, six fenêtres à doubles croisillons donnant sur la cour du puits et qui s'ouvre à l'ouest sur la magnifique terrasse des Adhémar.

    Salle de réception incomparable, ornée de vingt-trois portrait d'ancêtres, d'une collection de faïences et de nombreuses gravures dont celle du port de Marseille.

    Les maîtres d'hôtel
    Claude Flame est le maître d'hôtel du comte à cette époque. François de Grignan reconnaîtra en 1696 lui devoir des sommes relativement importantes pour ses gages jusqu'en mars 1692, et pour diverses fournitures qu'il lui a faites jusqu'en décembre 1691.
    Honoré est le maître d'hôtel du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Le cousin de la marquise, Philippe-Emmanuel de Coulanges, sorte de pique-assiette très répandu dans le monde et auteur d'un grand nombre de Chansons, célèbre ainsi Honoré : "En jours maigres comme en jours gras,/ Vive l'hôtel de Chaulnes : /Tous les jours des mets délicats, / Des poissons longs d'une aune, /Après le Benedicite,/ En nous mettant à table, / Honorons M. Honoré, / Car il est honorable."

    Dans deux autres de ses chansons, toujours composés sur des airs très connus à l'époque, Coulanges félicite encore Honoré qui toujours "se signalera, alleluia". Ces trois chansons sont numérotées LIX, LXI, CII dans le recueil dactylographié des Chansons de Coulanges, établi selon les manuscrits provenant essentiellement de la Méjanes et de la Bibliothèque nationale, avec sources, notes et variantes, par Marie-Thérèse Pellen, pour son mémoire de Diplôme d'Etudes supérieures dirigé par Roger Duchêne (octobre 1962, 314 pages).
    Dans une lettre à la marquise de mars 1695, le cousin parle encore d'Honoré comme d' "un homme admirable". Et quand le duc de Chaulnes se retire sur ses terres après une brillante carrière administrative et diplomatique, Mme de Sévigné le plaint d'être devenu le "Solitaire", et plaint ironiquement Honoré, puisque les repas de son maître ne se composeront désormais que de dattes et de fruits sauvages.

    Que Mme de Sévigné compare Flame à Honoré montre en quelle estime elle tient le Provençal.

    Leur importance
    L'importance des maîtres d'hôtel est grande dans les maisons des nobles ou des riches au XVIIe siècle, et pas seulement pour la qualité des mets servis aux hôtes de passage. Ce sont eux qui ont autorité sur les domestiques "de la bouche", décident des achats destinés aux repas ou à l'équipement ordinaire dans les demeures, avancent même de l'argent à leurs maîtres, comme l'indique la reconnaissance de dettes du comte de Grignan à Flame, mentionnée plus haut.
    En 1672, on voit le maître d'hôtel du comte, qui s'appelait alors Jean Deville, présider à l'inventaire du château de Grignan et de "ses biens précieux et non précieux".

    La marquise n'ignore pas combien les questions d'argent sont cruciales pour son gendre, et elle souligne combien la magnificence des réceptions est "ruineuse". D'où l'intérêt d'avoir des maîtres d'hôtel habiles et qui d'un "coup de baguette" font "sortir de terre" tout ce qu'ils veulent.

    Hospitalité à Grignan
    L'hospitalité n'est pas un vain mot au château de Grignan. Nous ne connaissons pas le nom des invités de la réception dont Françoise a parlé à sa mère. En revanche, nous savons que, quelques jours plus tard, le 1er septembre, le comte et la comtesse ont reçu le duc de Chaulnes lui-même, dont on vante partout les dîners ou soupers raffinés.

    Réception pleine d'amitié, dans une demeure ancestrale vantée depuis longtemps par Mlle de Rambouillet, qui fut la première épouse du comte. Mais aussi réception "toute magnifique, ...une bonne chère, deux tables comme dans la Bretagne, servies à la grande, une grande compagnie sans que la bise s'en soit mêlée." Françoise a loué de nouveau les bons offices de Flame : "Il me paraît que Flame sait bien vous servir, sans embarras et d'un bon air."

    De cela, la marquise est ravie, car Chaulnes en tant que gouverneur de Bretagne l'a souvent reçue à Rennes quand elle loge dans son château des Rochers situé près de Vitré, et elle souhaite que ce grand personnage, habitué aux repas modestes que peuvent lui offrir certains Bretons, perçoive la grandeur et la "magnificence" de son gendre et de sa fille.

    "Je souhaitais, reconnaît-elle, qu'on vous vît dans votre gloire, au moins votre gloire de campagne, car celle d'Aix -où réside officiellement le comte, représentant du roi en Provence-, est encore plus grande, et qu'il mangeât chez vous autre chose que notre poularde et notre omelette au lard... Il sait présentement ce que vous savez faire. Il a vu le maigre et le gras, la tourte de mouton et celle de pigeons."

    Et ce 15 septembre, elle poursuit, satisfaite : "M. de Chaulnes m'écrit; voilà sa lettre. Vous verrez s'il est content de vous tous, et de la manière dont vous savez faire les honneurs de chez vous."

    La foire de Beaucaire
    Parce que cette réception de Chaulnes conforte sa vanité, Mme de Sévigné s'en réjouit vivement. D'ordinaire elle craint au contraire que cette vie "à la grande" qu'apprécient le comte et sa femme, n'endommage trop leurs finances, et elle redoute pour eux les réceptions de ce genre.

    Au début du séjour de Françoise en Provence, le 2 août 1671, elle craignait que le château des Adhémar ne servît d'étape aux nobles qui se rendaient soit en Italie, soit en Espagne, soit plus généralement dans le sud du royaume, et que les Grignan eussent chez eux "toute la foire de Beaucaire", cette foire de la sainte Madeleine, universellement connue, dont l'origine remontait au XIIIe siècle et qui attirait environ cent mille visiteurs. Des quantités de commerçants y présentaient, du 21 au 28 juillet, sur un pré proche du Rhône et dans des cabanes protégées par des mûriers, des marchandises exemptes momentanément de toute redevance.

    Autres gastronomes
    En 1689, la marquise sait à quoi s'en tenir, sur le goût de son gendre et ses difficultés financières, et qu'elle n'y pourra rien changer. Il y a belle lurette qu'elle ne parle plus de foire de Beaucaire en évoquant le château de Grignan. Certes, en ce 31 août, elle a parlé de "magnificence ruineuse". Mais désireuse de ne pas s'appesantir sur cet aspect désagréable des choses, elle profite de l'allusion de Françoise à un certain Champigny et à sa parenté avec l'abbé de Pontcarré pour bifurquer plaisamment sur la gloutonnerie de certains ecclésiastiques de ses relations.

    Guillaume de Champigny est le nouvel évêque de Valence, nommé depuis 1687, et géographiquement proche de Grignan. D'après ce qui lui a écrit sa fille, elle pense que l'abbé de Pontcarré, son parent, -qu'elle a bien connu-, mangeait moins que lui, et que lui, Champigny, en sait autant en matière culinaire que les évêques de Troyes ("le Troyen") et de Saint-Papoul, réputés fins experts en gastronomie.
    A ce moment lui revient le souvenir d'un autre évêque, très porté aussi sur la nourriture, celui de Rennes, dont le visage s'éclairait après un bon repas comme "une lumière de l'Eglise".
    S'agit-il de l'évêque breton du moment, Jean-Baptiste Beaumanoir de Lavardin, qui a l'habitude, comme elle l'a vu, de donner de grands repas à Rennes pendant la tenue des Etats ? Ou de Charles-François de La Vieuville, son prédécesseur ? L'éditeur Perrin en faisant précéder son nom de "feu" a-t-il suivi scrupuleusement le texte de la marquise, ou a-t-il fait un de ces ajouts prudents dont il est coutumier, refusant que la marquise se moque d'un prélat en exercice et rejetant ainsi la plaisanterie sur un disparu ?

    Peu importe finalement. On oubliera les noms de ces prélats. Mais ce qui compte, et qu'on n'oubliera pas, c'est la drôlerie de la boutade dont Mme de Sévigné conclut son paragraphe. L'image de l'évêque de Rennes, marquant les feuillets de son bréviaire avec des tranches de jambon, demeurera pour longtemps irrésistible.