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HEUREUSE ANNÉE






Lettre 1049 (extrait), Pléiade, t. III, p.451-453

    A Paris, ce vendredi 31 décembre 1688

    "Per tornar dunque al nostro proposito" [1], je vous dirai, ma fille, que toutes les incertitudes d'avant-hier, qui paraissaient pourtant fixées, par l'assurance que M. de Lamoignon nous donnait que le roi d'Angleterre était à Calais, sont quasi devenues des certitudes qu'il est arrêté en Angleterre, et si ce n'était pas cette sorte de malheur, il serait péri, car il devait se sauver et s'embarquer quelques heures après la reine. Ainsi, quoiqu'on n'ait point de nouvelles certaines qu'il est arrêté, il n'y a personne qui ne le croie, et qui n'en soit persuadé. Voilà où tout le monde en est, et comme nous finissons cette année et comme nous commençons l'autre, cette année 89 si prédite, si marquée, si annoncée pour de grands événements. Il n'en arrivera aucun qui ne soit dans l'ordre de la Providence, aussi bien que toutes nos actions, tous nos voyages. Il faut se soumettre à tout et envisager tout ce qui peut arriver; cela va bien loin.

    Cependant, Monsieur le Comte, c'est à vous que je m'adresse : hier les chevaliers de Saint-Michel, et à l'heure que je vous parle, après vêpres, une grande partie de ceux du Saint-Esprit, et demain le reste. Monsieur le Chevalier vous mandera ce qu'on fait pour les absents. Il faut que vous fassiez votre profession de foi, votre information de vie et moeurs. On vous mandera tout cela. Vous n'êtes pas seul, et en attendant, tout beau, tout beau !

    (...) Ma chère enfant, votre madame qui a juré de ne pas toucher des cartes que le roi d'Angleterre n'ait gagné une bataille ne jouera de longtemps, la pauvre femme. On tient le prince d'Orange à Londres. J'en reviens toujours là ; c'est comme on fait dans toutes les conversations, car tout le monde se fait une affaire particulière de cette grande scène. La reine est encore à Boulogne dans un couvent, pleurant sans cesse et se désespérant de ne point voir son cher mari, qu'elle aime passionnément.
    On ne parle non plus de Mme de Brinon que si elle n'était pas au monde. On parle d'une comédie d'Esther, qui sera représentée à Saint-Cyr. Le carnaval ne prend pas le train d'être bien gaillard.

    (...) Adieu, ma très aimable. Je vous embrasse mille fois et vous souhaite une heureuse année 89."

    Seules sources : Perrin 1734 et 1754. Très peu de variantes.

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    Nous avons ici une lettre de nouvelles, de celles où Mme de Sévigné informe sa Provençale de fille de ce qui se passe en France et dans le monde européen, plus qu'elle ne s'abandonne à dire à sa bien-aimée ses sentiments.

    Jacques II
    Il s'agit d'abord de la grande nouvelle qui concerne le royaume d'Angleterre. Selon la Gazette du 31 décembre, on ne savait plus rien depuis le 16 de ce qui s'y passait. Les bruits les plus contradictoires couraient. La marquise les mentionne dans sa lettre précédente : le roi est à Boulogne, à Calais, à Brest, il est arrêté en Angleterre, il a péri dans son vaisseau.
    En réalité, Jacques II, successeur de son frère Charles II, avait poursuivi une politique absolutiste et catholique, que refusait l'opinion anglaise. Celle-ci le tolérait à la tête du royaume car sa fille aînée, Marie, demeurée protestante, mariée à Guillaume d'Orange, champion du protestantisme européen, devait lui succéder.
    Mais quand en 1688, naquit à Jacques II un fils tardif, qui évinçait du trône sa demi-soeur Marie, l'opinion s'insurgea. Ce fut la seconde révolution d'Angleterre, beaucoup moins violente que la première qui avait condamné le roi Charles Ier à mort et l'avait exécuté.
    Et lorsque le 22 décembre 1688, Jacques II avait tenté de s'enfuir, il avait été reconnu dans une auberge de Faversham, arrêté et ramené à Londres, où le prince d'Orange en revanche entrait le 28 décembre.

    Ce que sait Mme de Sévigné
    Ce même jour, Jacques II réussit à partir à Rochester dans l'espoir de se réfugier de là en France, mais cela, quand elle écrit, Mme de Sévigné ne le sait pas. Elle sait seulement, comme son entourage, que les pronostics de survie de Jacques II ne sont pas bons. Ce sera seulement le 5 janvier que Louis XIV recevra la nouvelle de l'arrivée en France du roi d'Angleterre.
    Dans ce temps d'ignorance, l'avant-veille, la marquise comme toujours férue de Corneille s'en remettait à "la volonté des dieux" et citant La Mort de Pompée désirait apprendre : "Ce qu'ils ont ordonné du beau-père et du gendre", autrement dit de Jacques II et de Guillaume d'Orange.
    En cette fin d'année, cette ignorance lui est aussi l'occasion de marquer sa foi inébranlable en la Providence divine quant aux événements à venir. Une attitude familière à la marquise.

    Les chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit
    L'autre grande nouvelle qui l'agite, c'est la réception des chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit par le roi. Car son gendre, le comte de Grignan, fait partie de la récente promotion des chevaliers dans cet ordre prestigieux, et la belle-mère s'attache à écrire ce qui concerne cette cérémonie.
    En raison de la guerre, Grignan, représentant de Sa Majesté en Provence, n'a pas eu permission de quitter son poste pour se rendre à Versailles. Voilà pourquoi Mme de Sévigné s'intéresse au sort des "absents". Cependant, pour donner les détails pratiques, c'est le chevalier de Grignan, frère du comte, qui s'en chargera auprès de lui.
    Même si elle est satisfaite de cette promotion, elle ne veut pas faire montre de trop d'admiration pour son gendre et termine le paragraphe qu'elle lui a consacré par un "tout beau, tout beau", au sens de modérez-vous, doucement. Une expression qui, chez son cher Corneille, n'est pas du langage vulgaire, -il y en a des exemples dans Cinna ou Polyeucte - mais qui tend à le devenir par l'application qu'on en fait pour gouverner les chiens.

    Coutumes bizarres
    Puis, après avoir rappelé qu'il convient de se tenir partout sur ses gardes en ces temps de peur générale, elle en revient aux nouvelles d'Angleterre, objet de toutes les conversations.
    Alors, elle repense à la "sotte bête" femme de Provence dont sa fille lui a parlé au début de décembre et qui a juré de ne point jouer aux cartes tant que le roi d'Angleterre n'aurait pas gagné une bataille. "Elle devrait être armée jusque-là comme une amazone, au lieu de porter le violet et le blanc" en signe de deuil, avait rétorqué Mme de Sévigné le 8 décembre. Elle méprise en effet les voeux de ces femmes qui, pour montrer leur affliction, ne portent que du blanc, du violet ou du "minime" (c'est-à-dire du gris, comme ceux que portent les religieux minimes), et se privent du jeu ou des spectacles.
    De toutes façons c'est pour la marquise, souvent moqueuse à l'égard de ce qui n'est point en usage à la cour, l'occasion de railler les coutumes provençales. Elle le fera encore en mars 1689 à propos de cette femme restée inconnue pour nous, lecteurs- : chez vous, en Provence, "tout est en pèlerins, en pénitents, en ex-voto, en femmes déguisées de différentes couleurs. Que fait votre folle du roi d'Angleterre ?" ( Pl., t.III, p.535).

    Retour sur l'Angleterre
    Ensuite, c'est la pensée de la reine qui l'occupe.
    La reine, c'est Marie-Béatrix de Modène, fille du défunt duc Alphonse IV et de Laura Martinozzi, nièce de Mazarin, la seconde femme de Jacques II, marié d'abord à la fille de Lord Clarendon, Anne Hyde. Celle-ci a laissé à sa mort deux filles, Marie et Anne. De son côté, après cinq enfants morts presque tous à la naissance, Marie-Béatrix vient d'accoucher d'un garçon, Jacques, prince de Galles, celui qui risque d'évincer sa demi-soeur Marie du trône, et que sa mère a emmené avec elle dans sa fuite.
    Comme souvent, Mme de Sévigné imagine l'attitude de la reine en lui donnant la coloration romanesque qu'elle affectionne. La reine pleure sans cesse, on la comprend, ne risque-t-elle pas de tout perdre, trône et mari ? mais il ne faut pas exagérer la passion qu'elle porte au roi.
    En effet, la jeune fille avait déclaré très tôt à sa mère qu'elle avait la vocation religieuse et désirait entrer chez les Visitandines, -l'ordre fondé précisément par Jeanne de Chantal, la grand-mère de Mme de Sévigné. Sa mère Laura approuvait cette vocation, et il avait fallu maintes négociations de cour pour que mère et fille acceptent le mariage avec Jacques II. Marie-Béatrix n'avait-elle pas déclaré qu'elle préférait se jeter au feu plutôt que de renier l'appel de Dieu, et elle n'avait cédé qu'à un bref du pape Clément X qui la persuadait qu'elle devait accepter cette union.
    Il faut croire que la passion était venue ensuite à la jeune fille pour un homme de vingt-cinq ans son aîné, puisqu'elle avait écrit à la supérieure de la Visitation de Modène que Jacques était un homme bon et craignant Dieu : "Il me veut beaucoup de bien". Ce qui n'avait pas empêché les bruits de courir sur la légitimité du petit prince de Galles...
    Qu'adviendra-t-il du roi et de la reine ? Nous ferons comme Mme de Sévigné et nous attendrons janvier la suite des événements concernant les Stuart.

    Mme de Brinon
    Autre sujet d'intérêt et d'interrogations, Mme de Brinon, la fille d'un président au parlement de Normandie, à qui Mme de Maintenon a donné la direction de Saint-Cyr quand elle a fondé cette institution, et qui avait la particularité de s'exprimer, de faire des sermons même et d'expliquer l'Evangile d'une manière remarquable.
    Or on ne parle plus d'elle à la cour alors que le projet de la représentation à Saint-Cyr d'une pièce de théâtre de Racine, Esther, alimente les conversations mondaines, que Dangeau a parlé du projet d'Esther dès la mi-août et que les répétitions ont commencé à partir de novembre.
    On sait seulement que le roi lui donne deux mille francs de pension, et qu'elle se retirera peut-être au couvent de Saint-Antoine, de l'ordre de Cîteaux, situé entre les places actuelles de la Bastille et de la Nation.
    En fait elle se retirera à l'abbaye de Maubuisson, mais Mme de Sévigné pense qu'elle s'y "ennuiera bientôt", car "elle ne saurait durer en place ; (...) son grand esprit ne la met point à couvert de ce défaut".
    Quant à Esther, après une nouvelle répétition le 7 janvier chez Mme de Maintenon à laquelle assisteront le roi, le Dauphin et Condé, la pièce sera représentée devant le roi le 26. Sans Mme de Brinon.

    Proximité avec les événements
    A son habitude, Mme de Sévigné a mêlé dans son récit des événements inquiétants, ceux, déterminants, d'Angleterre, et d'autres plus anodins, l'absence de Mme de Brinon et la tristesse probable du Carnaval prochain.
    Car elle aime le plus souvent juger de son point de vue, non de celui de l'intérêt général. Une faiblesse ? Peut-être. Mais aussi, une proximité avec les événements toujours appréciable, une sincérité et une originalité dans ses réactions qui laissent éclater sa verve et la vivacité de son esprit.

    Heureuse année 89
    Pour clore ses bavardage, il ne reste plus à Mme de Sévigné, à la veille du 1er janvier, qu'à souhaiter à sa fille une heureuse année 89.
    Avec beaucoup de ses contemporains, elle a retenu qu'on l'a annoncée "terrible" comme elle dira en février suivant. Pourquoi ? A cause justement des événements d'Angleterre et de ce que les Anglais appellent la "glorious revolution".
    N'oublions pas que la Révocation de l'édit de Nantes de 1685 a jeté un discrédit certain sur Jacques II. Comment peut-il affirmer que catholiques et protestants peuvent coexister dans un royaume ? N'oublions pas non plus que Guillaume d'Orange est l'ennemi juré de Louis XIV et qu'il le prouvera dans les conflits qui vont mettre le royaume à feu et à sang.
    En vérité, l'Europe a de quoi craindre l'avenir. Elle a bien besoin des souhaits d'"heureuse année 89" de Mme de Sévigné.

[1] Pour en revenir à notre sujet. Formule employée par la marquise en juin 1685 (Pl. t. III, p.198), et que Mme de Simiane, sa petite-fille, emploiera aussi dans ses lettres.