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LA PATRONNE DES JOURNALISTES ?






Les "grands événements" du mois

    En ce mois de janvier 1689, l'événement majeur de la fuite du roi d'Angleterre en France et la façon dont Louis XIV le reçoit occupent les esprits dans le royaume. Fidèles reflets de leur temps, les lettres de Mme de Sévigné ce mois-là sont pleines de ces nouvelles.

    Pourquoi ? Parce qu'elle est curieuse de l'actualité et des modes de vie des Grands. Et aussi, comme toujours, parce qu'elle veut transmettre cette actualité à sa fille, exilée dans sa lointaine Provence, de la manière la plus exacte et la plus précise possible.
    Sans craindre de se répéter, de corriger des faits ou des détails erronés, et en mettant sa finesse d'analyse et d'observation au service de ses récits.

    D'autre part, les menaces d'un conflit armé, l'attitude du prince d'Orange, celles de Louis XIV et de l'Europe l'intéressent au plus haut point, puisque son gendre, le comte de Grignan, représentant du roi en Provence, est impliqué au premier chef dans la problématique de la guerre ou de la paix.
    Enfin en bonne chrétienne, elle soumet le dénouement de ce qu'elle appelle plusieurs fois les "grands événements" à la Providence "qui règle tout" et "démêlera tout".
    Grâce à elle, on peut suivre ces "grands événements" comme un reportage, sous forme de feuilleton.
    Elle les a vécus comme les autres mais les a transcrits mieux que les autres, grâce à son style inimitable et parce qu'elle avait le souci de les faire connaître à sa bien-aimée, régulièrement, à chaque courrier.

    Nous avons rassemblé ici - en proposant un titre pour chacun - quelques-uns de ces textes de l'actualité franco-anglaise de janvier 1689, de ceux qui ont pu faire surnommer Mme de Sévigné "la patronne des journalistes" [1].

    Calculs politiques
    Mercredi 5 janvier : "Vous allez voir, par la nouvelle d'aujourd'hui, comme le roi d'Angleterre s'est sauvé de Londres, apparemment par la bonne volonté du prince d'Orange.
    Les politiques raisonnent pour savoir s'il est plus avantageux à ce roi d'être en France.
    L'un dit oui, car il est en sûreté, et on ne le forcera point de rendre sa femme et son fils, ou d'être en danger d'avoir la tête coupée ; l'autre dit non, car il laisse le prince d'Orange protecteur et adoré dès qu'il le devient naturellement et sans crime.
    Ce qui est vrai, c'est que la guerre nous va bien être déclarée, et peut-être même la déclarerons-nous les premiers.
    Si nous pouvions faire la paix en Italie et en Allemagne, nous vaquerions à cette guerre anglaise et hollandaise avec plus d'attention.
    Il faut l'espérer, car ce serait trop d'avoir des ennemis de tous côtés.
    Voyez un peu où me porte le libertinage de ma plume, mais vous jugez bien que les conversations sont pleines de ces grands événements." (Pléiade, t. III, p.458-459)

    La Fête des Rois
    Jeudi 6 janvier : "La cour est toute pleine de cordons bleus.
    On ne fait point de visites qu'on n'en trouve quatre ou cinq à chacune.
    Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire honneur au roi et à la reine d'Angleterre, qui arrivent aujourd'hui à Saint-Germain.
    Ce n'est point à Vincennes, comme on disait.
    Ce sera justement aujourd'hui la véritable fête des Rois, bien agréable pour celui qui protège et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a besoin d'un asile.
    Voilà de grands objets et de grands sujets de méditation et de conversation.
    Les politiques ont beaucoup à dire.
    On ne doute pas que le prince d'Orange n'ait bien voulu laisser échapper le roi, pour se trouver sans crime maître de l'Angleterre, et le roi, de son côté, a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu'il fût de leur religion.
    Voilà de si grands événements qu'il n'est pas aisé d'en comprendre le dénouement, surtout quand on jette les yeux sur l'état et sur les dispositions de toute l'Europe.
    Cette même Providence qui règle tout démêlera tout ; nous sommes ici les spectateurs très aveugles et très ignorants." (Pléiade, t.III, p.460-461)

    Points de vue différents...
    Lundi 10 janvier : "Pour la fuite du roi, il paraît que le prince d'Orange l'a bien voulue.
    Il l'envoya à Exeter, où il voulait aller.
    Il était fort bien gardé par le devant de sa maison, et toutes les portes de derrière ouvertes.
    Le prince n'a point voulu faire périr son beau-père.
    Il est dans Londres à la place du roi sans en prendre le nom, ne voulant que rétablir une religion qu'il croit bonne, et maintenir les lois du pays, sans qu'il en coûte une goutte de sang.
    Voilà l'envers tout juste de ce que nous pensions de lui ; ce sont des points de vue fort différents.
    Cependant le Roi fait pour ces Majestés anglaises des choses toutes divines, car n'est-ce point être l'image du Tout-Puissant que de soutenir un roi chassé, trahi, abandonné comme il est ? La belle âme du Roi se plaît à jouer ce grand rôle".

    ...et détails incontournables (même date)
    "Il (Louis XIV) fut au-devant de la reine avec toute sa maison et cent carrosses à six chevaux.
    Quand il aperçut le carrosse du prince de Galles, il descendit, et ne voulut pas que ce petit enfant, beau comme un ange, à ce qu'on dit, descendît.
    Il l'embrassa tendrement, puis il courut au-devant de la reine (...).
    Il envoya dix mille louis d'or au roi d'Angleterre.
    (Celui-ci) paraît vieilli et fatigué, la reine maigre, et des yeux qui ont pleuré, mais beaux et noirs, un beau teint un peu pâle, la bouche grande, de belles dents, une belle taille, et bien de l'esprit, une personne fort posée, qui plaît fort." (Pléiade, t.III, p.466-467)

    Etiquette et rivalités entre femmes
    Lundi 17 janvier : "Cette cour est tout établie à Saint-Germain ; ils n'ont voulu que cinquante mille francs par mois et ont réglé leur cour sur ce pied.
    La reine plaît fort.
    Le Roi avait désiré que Madame la Dauphine y allât la première ; elle a toujours si bien dit qu'elle était malade que cette reine la vint voir, il y a trois jours, habillée en perfection (...).
    La Dauphine fut trouvée debout.
    Cela fit un peu de surprise.
    La reine lui dit : "Madame, je vous croyais au lit.
    - Madame, dit la Dauphine, j'ai voulu me lever pour recevoir l'honneur que Votre Majesté me fait." Le Roi les laissa parce que la Dauphine n'a pas de fauteuil devant lui.
    Cette reine se mit à la bonne place, dans un fauteuil, Madame la Dauphine à sa droite, Madame (belle-soeur du Roi) à sa gauche, trois autres fauteuils pour les trois petits princes.
    On causa fort bien plus d'une demi-heure.
    Il y avait beaucoup de duchesses, la cour fort grosse.
    Enfin elle s'en alla.
    Le Roi se fit avertir, et la remit dans son carrosse.
    Je ne sais jusqu'où la conduisit Madame la Dauphine ; je le saurai (...).
    Le Roi admira le courage de la reine dans ses malheurs et la passion qu'elle avait pour le roi son mari, car il est vrai qu'elle l'aime.
    Celles de nos dames qui voulaient faire les princesses n'avaient point baisé la robe de la reine ; quelques duchesses en voulaient faire autant.
    Le Roi l'a trouvé fort mauvais ; on lui baise les pieds présentement." (Pléiade, t. III, p.474-475)

    Alors, journaliste, la marquise ?
    Oui, si l'on considère que ses narrations sont capables de rivaliser en intérêt, esprit et minutie avec celles d'un Saint-Simon ou d'un prévôt de Sourches à propos des mêmes péripéties, et qu'on peut les utiliser avec profit pour en savoir plus sur les "grands événements".

    Pas vraiment, si l'on regarde la facilité avec laquelle elle abandonne son propos quand d'autres sujets viennent à l'accaparer.
    Il suffit alors qu'un événement personnel touchant de près sa fille arrive dans sa vie pour que sa rage d'informer et son intérêt aux affaires de l'Europe s'émoussent.

    Sept jours à Versailles
    Ainsi le 19 janvier, il n'est plus question dans sa lettre de la situation du roi d'Angleterre.
    Elle attend son petit-fils Louis-Provence qui a passé sept jours à Versailles, une sorte de "baptême du feu" à la cour pour lui.
    Et elle n'a qu'une envie : "savoir comme il s'y est diverti et quelle société il a eue".
    Guillaume d'Orange et Jacques II ne pèsent guère face à l'adolescent.
    Toute l'énergie, toutes les qualités d'investigation, toutes les relations que la marquise peut employer, toute sa finesse se portent désormais sur le jeune garçon.

    Qu'on en juge : "Nous lui avions bien recommandé, écrit-elle à sa fille, d'éviter la mauvaise compagnie.
    Nous sommes persuadés qu'il fait mieux quand il est seul que quand il se croit observé de quelqu'un qui est avec lui.
    Je saurai comme il se sera comporté par M.
    de La Fayette, qui y prend intérêt." (Pléiade, t. III, 477-478).
    "Sa jeunesse lui fait du bruit"
    De même le 21 janvier, c'est la mascarade à laquelle participe Louis-Provence de Grignan qui mobilise la curiosité de la marquise (Pléiade, t. III, p.480).
    Et le 24, le bal chez le duc de Chartres où danse son petit-fils.
    A cette occasion, elle révèle à sa fille que l'adolescent ne s'occupe de nulle autre chose que de ces fêtes.
    "Il ne faut point, ma fille, que vous comptiez sur ses lectures ; il nous avoua hier tout bonnement qu'il en est incapable présentement.
    Et elle a cette jolie trouvaille pour décrire l'état d'esprit de son petit-fils : "Sa jeunesse lui fait du bruit ; il n'entend pas." (Pléiade, t. III, p.482).

    "Vie qui dure"
    D'ailleurs, le séjour de Jacques II à Saint-Germain devient peu à peu à la fin de janvier une banalité.
    On s'accoutume à sa présence, à voir Louis XIV l'installer à Saint-Germain [2], projeter de l'emmener à la chasse avec lui, de le faire venir à Marly ou à Trianon, de décider autoritairement de l'étiquette qui régira la "nouvelle cour", étiquette qui a tant d'importance dans les mentalités de l'époque.

    Mme de Sévigné l'avait dit dès le 12 janvier : "On tâche de régler les rangs afin de faire vie qui dure avec des gens si loin d'être rétablis.
    "Elle répète la formule le 26 janvier au sujet des ressources financières des Stuart : "Ces Majestés n'ont accepté de tout ce que le Roi voulait leur donner que cinquante mille francs par mois, et ne veulent point vivre comme des rois.
    Il leur est venu bien des Anglais ; sans cela, ils se seraient contentés encore de moins.
    Enfin, ils ont résolu de faire vie qui dure." (Pléiade, t. III, p.470 et p.486).

    "Mes chers romans"
    Pour Mme de Sévigné - et jusqu'à la prochaine péripétie -, l'affaire de Jacques II est momentanément close.
    Elle avait dès la mi-décembre envisagé la fuite du petit prince de Galles comme un épisode de roman (Pléiade, t. III, p.428), elle reconnaît de nouveau à la fin de janvier que leurs Majestés anglaises lui rappellent ses "chers romans" (Pléiade, t. III, p.486).

    Souverains détrônés, en grand danger ou miraculeusement sauvés, pathétiques ou courageux, ils intéressent toujours passionnément la marquise, mais maintenant comme des héros de romans.
    Devenus presque imaginaires, ils n'ont plus grand chose à voir pour elle avec la guerre ou l'Europe.

    La preuve, elle ne regrette qu'une chose pour que leur mésaventure soit une belle histoire romanesque : "Il faudrait un peu d'amour sur le jeu."

[1] Les lettres 1050, 1051, 1052, 1054, 1057, 1058, 1059, 1061 de l'édition par Roger Duchêne de la Correspondance de Mme de Sévigné à la Bibiothèque de la Pléiade, Gallimard (dont sont tirés les textes cités) ont majoritairement pour sources les éditions Perrin 1734 et Perrin 1754, leurs variantes sont peu nombreuses.
    La lettre 1052 du 6 janvier est adressée au cousin Bussy-Rabutin, elle a pour but d'informer l'exilé bourguignon.

[2] Voir le catalogue, agréablement illustré, publié à l'occasion de l'exposition La cour des Stuarts à Saint-Germain-en-Laye au temps de Louis XIV, au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, février-avril 1992.