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ECRITURE ET RHUMATISME






Lettre 477 (extrait), Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), t. II, p. 233
    Aux Rochers, lundi 3 février 1676

    "Devinez ce que c'est, ma fille, que la chose du monde qui vient le plus vite et qui s'en va le plus lentement, qui vous fait approcher le plus près de la convalescence et qui vous en retire le plus loin, qui vous fait toucher l'état du monde le plus agréable et qui vous empêche le plus d'en jouir, qui vous donne les plus belles espérances du monde et qui en éloigne le plus l'effet. Ne sauriez-vous le deviner ? Jetez-vous votre langue aux chiens ? C'est un rhumatisme. Il y a vingt-trois jours que j'en suis malade ; depuis le quatorze, je suis sans fièvre et sans douleurs, et dans cet état bienheureux, croyant être en état de marcher, qui est tout ce que je souhaite, je me trouve enflée de tous côtés, les pieds, les jambes, les mains, les bras. Et cette enflure qui s'appelle ma guérison, et qui l'est effectivement, fait tout le sujet de mon impatience, et ferait celui de mon mérite, si j'étais bonne."

    Un jeu ?
    Dans cette devinette, même procédé à base de superlatifs que dans la célèbre lettre de 1671 sur le mariage de Lauzun et de Mademoiselle, cousine germaine du roi, même expression "jeter sa langue aux chiens" (Pl. t. I, p.139 et 140), même ambition de surprendre sa correspondante.
    Mais cette fois, Mme de Sévigné dicte sa lettre à son fils Charles, qui, pendant la trêve militaire hivernale, se trouve par hasard aux Rochers, près d'elle. Elle ne peut l'écrire elle-même, par suite de l'enflure de sa main.
    Le but de la lettre est donc tout autre qu'en 1671. L'ambition de distraire n'est pas ici un simple jeu, elle veut effacer l'inquiétude que ne manquera pas d'avoir Mme de Grignan en voyant non pas l'écriture de sa mère mais celle de son frère.

    Chronologie du rhumatisme
    Le 15 janvier, Mme de Sévigné a du mal à remuer le côté droit. Dans un billet brillant, elle l'attribue à un torticolis et, par plaisanterie, en rend responsable sa fille atteinte de ce mal : "A force de me parler d'un torticolis, vous me l'avez donné." Le 19, en se forçant à tracer quelques lignes, il lui faut reconnaître qu'il s'agit d'un "très bon petit rhumatisme", l'alliance insolite des mots étant destinée à faire passer aisément la nouvelle à Mme de Grignan. Pourtant elle ne peut s'empêcher ensuite d'avouer : "c'est un mal très douloureux, sans repos, sans sommeil". La preuve, elle ne continue pas son billet, il lui faut laisser son fils Charles prendre la plume pour elle.
    Le 21, elle n'écrit point du tout. Charles explique à sa soeur l'enflure douloureuse des mains de leur mère, ses suées et la nécessité où il a été de faire venir un médecin de Vitré.
    Le 29 janvier et le 2 février, la marquise, incapable d'écrire, prend le parti de dicter à son fils les messages destinés à Françoise. C'est le cas de cette lettre du 3 février que nous avons privilégiée parce que, négligeant nouvelles et commentaires, elle tourne cette fois tout entière autour du "rhumatisme".

    Jeannette
    L'amélioration sera lente, en particulier pour ce qui est de fermer les mains et donc de prendre la plume. Charles assume sa tâche de secrétaire jusqu'à son départ pour l'armée à la fin de février. Alors la marquise se résout à choisir pour lui succéder Jeannette, "petite-fille de la bonne femme Marcille", dit la marquise, "fort jolie" et dont "la maison est au bout du parc".
    Jeannette n'est pas une domestique. Sa grand-mère, Jeanne de Besnardais, est mariée à Joachim de Marcille, sieur de La Rouveraie et de Launay. Elle est plutôt une demoiselle de compagnie que Mme de Sévigné a souhaité garder auprès d'elle, bien avant sa maladie, parce qu'elle joue au trictrac et au reversis.
    De plus, en privilégiant la présence de cette "petite fille" ou de cette "petite personne" comme elle l'appelle, la marquise attise malicieusement la jalousie d'une de ses voisines, Mlle de Launay, qui se voudrait la compagne préférée de la châtelaine des Rochers et ignore qu'elle est en réalité dans les lettres à Mme de Grignan une tête de Turc, objet de toutes les moqueries.
    Après le départ de Charles, cette Jeannette, dotée d'une certaine instruction, se trouvera à point nommé pour écrire sous la dictée de Mme de Sévigné [1].

    Les Remèdes
    Au début de la maladie, il n'est question que d'eau de la reine de Hongrie, appelée ainsi selon le Dictionnaire de Trévoux à cause de l'effet merveilleux qu'en ressentit une reine de Hongrie à l'âge de soixante-douze ans. C'était un alcoolat à base de romarin auquel on pouvait ajouter sauge, lavande, serpolet, que l'on utilisait en friction et qui avait grande réputation.
    Le mal persistant, on se décide à une saignée du pied. A souligner que c'est François Larmechin qui la pratique, simple valet de chambre de Charles. La marquise l'apprécie, il ne la quitte "ni nuit ni jour". Mais l'enflure demeure sur ses mains, ses pieds, ses jarrets. C'est désormais au médecin de Vitré que l'on demande de faire la saignée. Il la fait, écrit Charles, "en perfection".
    En réalité, devant cette sorte d'attaque de goutte généralisée, la diète à laquelle Mme de Sévigné elle-même se soumet, a le meilleur effet [2]. Désormais, la gourmande qu'elle est supprimera "pour jamais" son repas du soir. Ce sera pour son plus grand bien.

    Frère et soeur
    En présence de cette maladie de leur mère qui a d'ordinaire une santé robuste, Charles et Mme de Grignan réagissent différemment. Il faut dire que l'un est auprès de la malade, au quotidien, qu'il a la charge de décider des soins, d'écrire sous la dictée de sa mère les longs messages qu'elle adresse à Françoise, de rassurer cette dernière en donnant suffisamment de détails pour être crédible tout en lui démontrant que seul son amour pour leur mère justifie les décisions qu'il prend. Pendant cette période du rhumatisme il écrira à la Provençale 6 billets sous la dictée de Mme de Sévigné, 9 de son cru.
    Mme de Grignan, elle, est à l'écart des soucis immédiats et matériels, d'abord parce qu'elle est loin, ensuite parce qu'elle est près d'accoucher et que sa mère veut lui épargner tout désagrément. Il n'empêche que ce 3 février dans sa lettre dictée, Mme de Sévigné fait allusion à la polémique qui oppose à distance ses enfants à propos du remède de M.Delorme : "Voici le frater qui peste contre vous depuis huit jours, de vous être opposée, à Paris, au remède de M.Delorme."

    La poudre de M. Delorme
    Charles Delorme, premier médecin de Henri IV, Marie de Médicis et Louis XIII, était un médecin à la mode qui lança les eaux de Bourbon. Partisan de l'antimoine, il en fit la base de la poudre qui portait son nom et comportait aussi salpêtre et tartre de Montpellier.
    Objet d'abord de vives contestations, la Faculté avait inscrit l'antimoine en 1668 comme remède purgatif. "Le soufre salin de l'antimoine", explique Nicolas Lémery dans sa Pharmacopée universelle (1697), provoquait de fort vomissements, mais à ces vomissements près, on ne le considérait pas plus dangereux que le séné, couramment employé pour purger.
    Avant le départ aux Rochers et l'apparition de quelques "vapeurs", on aurait voulu que la marquise, vu son âge- cinquante ans- et son embonpoint, prenne ce médicament. Mais Mme de Grignan s'y était opposée et voulait qu'elle s'en tienne à "un régime et à un bouillon de séné tous les mois". Maintenant Charles est très en colère contre Françoise à cause de l'hostilité qu'elle avait manifestée à la poudre de Delorme, ce remède qui, dit-il, "purge beaucoup plus doucement qu'un verre d'eau de fontaine".
    Devant les différends du frère et de la soeur, Mme de Sévigné s'écrie : "O mes enfants, que vous êtes fous de croire qu'une maladie se puisse déranger ! ne faut-il pas que la Providence de Dieu ait son cours ?" Charles rapporte ces mots de sa mère à Mme de Grignan, puis s'en moquant plaisamment, il conclut avec esprit : "Voilà qui est fort chrétien, mais prenons toujours à bon compte de la poudre de M. Delorme."

    Résultats
    Mme de Sévigné va s'habituer si bien au remède qu'elle ne cessera désormais de s'en féliciter. Le 15 mars, par exemple : "Je pris hier de la poudre du bonhomme. C'est un remède admirable ; il a raison de le nommer le bon pain, car il fait précisément tout ce que l'on peut souhaiter, et n'échauffe point du tout ; m'y voilà accoutumée. Je crois que cette dernière prise achèvera de me guérir."
    Remarquons toutefois qu'elle n'est pas encore guérie et que ces compliments à Delorme, c'est la petite personne qui les écrit sous sa dictée. Jusqu'en avril, alors qu'elle est réinstallée à Paris, elle se fera encore aider par tel ou tel ami pour écrire à sa fille et soulager ses mains.
    Mais sa confiance en sa "petite poudre d'antimoine" demeure. En mai 1676, elle l'appellera "la plus jolie chose du monde". Près de dix ans après la mort de Delorme, en 1687, elle qualifiera encore comme lui de "bon pain" sa poudre à base d'antimoine.
    Revenue à Paris, elle consulte le vieux bonhomme, comme elle dit, et lave ses mains avec des herbes selon ses prescriptions. Toutefois en mars 1676, elle trouve les résultats de ces "lavages" bien lents et se met à "espérer plus au beau temps -qui arrive- qu'à toutes les herbes du bonhomme". Et puis, quand il lui conseille d'aller aux eaux de Bourbon, dont il est surintendant et dont il retire des profits financiers, elle ne l'écoute pas. Elle préfère aller à Vichy où elle sait retrouver un grand nombre de ses amis.
    C'est là qu'elle fera sa grande expérience de curiste.

    Conversation en absence
    Le ton des lettres dictées ne tranche pas avec le ton général des lettres sévignéennes. Charles et Jeannette ont la confiance totale de la malade. Ils écrivent exactement ce qu'elle leur dit, reproduisant les exclamations, les interrogations, les lamentations, les traits d'esprit de la marquise, n'hésitant même pas à noter les compliments qu'elle leur fait sur leurs bons services.
    Dans cette "conversation en absence" qu'est pour Mme de Sévigné la correspondance avec sa fille bien-aimée, le message dicté est parfaitement fidèle, et les sources de ces lettres-là, Perrin 1734 et Perrin 1754, très proches l'une de l'autre.

    Charles
    On peut trouver un avantage à la participation de Charles. Non content de reproduire ce que lui dicte sa mère, il ajoute à part de longs passages de son invention à l'intention de sa soeur. Et c'est un régal de voir comme il a hérité de la marquise qualités d'observation, humour et art de conter avec esprit.
    Parlant de la saignée du médecin de Vitré, il écrit : "Elle (sa mère) est aussi bien qu'à Paris." Tout serait parfait et "il n'y aurait plus qu'à rire si on pouvait trouver l'invention de la faire demeurer dans son lit sur les fesses d'un autre ; mais, comme par malheur, c'est toujours sur les siennes, elle en souffre présentement ses plus grandes incommodités."
    De même à propos d'une lettre importante pour les Grignan et perdue par les habitants des Rochers, il avoue : "on a eu si peur de l'égarer qu'on l'a mise bien précisément dans quelque petit coin où personne ne la pût toucher. Nous n'y avons pas touché nous-mêmes, tant on a bien réussi à faire ce qu'on voulait."
    Dommage que par ailleurs ne nous soient parvenues que fort peu de lettres de Charles de Sévigné !

    Pas un mot, le 3
    Exactement cinq ans après la lettre si dramatique du début de février 1671 où la marquise avouait à sa fille les douleurs cruelles qu'elle ressentait à leur séparation (voir ici), pas un mot de cette séparation. Qu'en est-il donc en 1676 de ses sentiments envers sa bien-aimée ?
    Ils sont toujours aussi vifs. Mais d'une part la présence à côté d'elle de Charles la rassure et calme l'agitation de son âme, exacerbée quand elle se sent seule. Elle est d'autre part tout entière la proie de la maladie. L'affection pour sa fille n'est pas en cause. Simplement comme tout malade, elle a du mal à sortir d'elle-même. Elle ne pense qu'à son rhumatisme, ne parle que de cela.
    A peine ressent-elle un vague désir de rassurer Françoise en dictant ce 3 février : "Avant que de fermer ce paquet, je demanderai à ma grosse main si elle veut bien que je vous écrive deux mots". Mais elle ajoute : "Je ne trouve pas qu'elle le veuille". La marquise doit se rendre à l'évidence et elle s'y rend docilement. Elle n'est plus la maîtresse de ses décisions. La maladie, qui rend sa main invalide, est la plus forte.
    C'est un exemple concret, très rare chez Mme de Sévigné, où le corps, vainqueur triomphant, empêche la communication régulière et passionnée avec sa bien-aimée par le moyen de la lettre.

    Et pourtant...
    ...il suffira que quelques semaines plus tard la marquise apprenne l'accouchement prématuré de sa fille pour que, dans sa peur de la perdre, lui reviennent toutes les inquiétudes, toutes les douleurs de la séparation et de l'éloignement. Charles en témoigne : "Ma mère en fut émue à un point qui nous fit beaucoup de frayeur" (Pl. II, p. 242). Le 26 février, les mains toujours enflées, Mme de Sévigné dicte à la Jeannette : "Je ne vous parle plus de ma santé... Je quitte les pensées de ma maladie, pour m'occuper de celles qui me sont venues de Provence."
    Décidément le rhumatisme ne l'a pas changée...


[1] Il ne faut pas la confondre avec "la petite personne", Eléonore de Murinais, femme du procureur général La Bédoyère, dont il est aussi question dans la Correspondance.
[2] Roger Duchêne, Mme de Sévigné ou la chance d'être femme, Fayard, p.304.
[3] "Avec l'antimoine, l'heure de la chimie s'ouvrait, celle qui prendrait le pas sur l'herboristerie" Y. Pouliquen, Mme de Sévigvné et la médecine du Grand Siècle, Odile Jacob, p. 327.