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GRÂCE SUFFISANTE, GRÂCE NÉCESSAIRE. LE PHILOSOPHE ET LA MARQUISE






Récemment au théâtre national de Chaillot, Bruno Bayen a mis en scène une adaptation par lui-même et Louis-Charles Sirjacq des Provinciales de Blaise Pascal.

    Un pari rare.
    Un texte savant, un texte que l'on n'évoquait même plus, qui reprend entre autres les controverses ardues de la grâce suffisante et de la grâce nécessaire.
    Un texte familier cependant pour Mme de Sévigné, passionnée par les débats religieux de son temps.

    Lecture et gastronomie
    La preuve, le 6 mars 1680, elle cite "les petites lettres" - comme on les appelle aussi - parmi les sources de divertissement dont elle agrémente la solitude qui est la sienne alors dans son château des Rochers, où seuls quelques prêtres viennent la visiter. Comme souvent elle mêle les plaisirs de la table à ceux de l'esprit :

    "Nous sommes loin de nous ennuyer : beaucoup de promenades, de causeries ; des échecs, un trictrac, des cartes en cas de besoin ; les Petites Lettres de Pascal, des comédies, La Princesse de Clèves, que je fais lire à ces prêtres qui en sont ravis, une très bonne chère de campagne et des perdrix et poulardes qui viennent de Bretagne à Monsieur de Rennes [1]."

    Soutenir la cause des jansénistes
    Le titre d'abord. Les lettres écrites par Pascal sont des lettres fictives à un jésuite, à un "provincial", c'est-à-dire au supérieur religieux d'une province.
    A l'origine du projet, au XVIIe siècle, on trouve la demande du docteur de Sorbonne Antoine Arnauld et du moraliste Pierre Nicole à Pascal de porter à la connaissance du grand public le débat théologique qui oppose les jansénistes à leurs adversaires jésuites. Arnauld, tenant de la doctrine de Jansénius d'où le nom de jansénistes donné à lui-même et ses disciples- est en effet menacé de censure à la Sorbonne, et il pense que l'art d'écrire et l'habileté à polémiquer du philosophe assureront sa défense mieux que n'importe quel écrit plus spécialisé.
    Il ne se trompe pas. Par la magie de la plume pascalienne, ce travail de circonstance de dix-huit lettres en français, publié anonymement et répandu progressivement dans le public, est en fait une oeuvre cohérente et impérissable.
    La preuve, l'intérêt qu'elle a suscité encore en 2008.
    Pourtant ce n'est pas une oeuvre facile. Les connaissances en théologie que sa lecture requiert, la familiarité indispensable qu'elle requiert aussi avec les positions respectives des jésuites et des jansénistes et avec les problèmes de la grâce  suffisante ou nécessaire - en rendent l'approche périlleuse.

    A lire à la campagne
    Sans nous attarder ici au conflit théologique qui marqua les jésuites et les tenants du jansénisme, il faut dire que Mme de Sévigné, amie de Nicole, d'Arnauld et des jansénistes, s'intéresse naturellement, par amitié, à la polémique.
    Dès octobre 1656, l'année même de la mise en circulation des Provinciales, elle écrit depuis son château des Rochers à Ménage, un des maîtres qui l'ont formée intellectuellement : "J'ai lu avec beaucoup de plaisir la onzième lettre des jansénistes (sic). Il me semble qu'elle est fort belle. Mandez-moi si ce n'est pas votre sentiment. Je vous remercie de tout mon coeur du soin que vous avez eu de me l'envoyer avec tant d'agréables choses. Cela divertit extrêmement en tous lieux, mais particulièrement à la campagne" (Pléiade, t. I, p. 40).
    Il est à noter qu'à l'âge de trente ans, elle apprécie la onzième lettre d'un point de vue littéraire et pour le divertissement qu'elle en retire, alors qu'elle est à la campagne et qu'elle n'a par conséquent aucun de ces loisirs qui la comblent quand elle vit à Paris.

    Progrès
    Cependant, tout au long de sa vie, elle ne cessera d'approfondir ces problèmes théologiques, privilégiant dans ses lectures les auteurs jansénistes, allant jusqu'à lire le jésuite Maimbourg mais pour mieux en railler le style et les idées. Vingt ans après son jugement sur la onzième Provinciale, elle écrit à sa fille : "Nous lisons toujours saint Augustin avec transport... Vous croyez que je fais l'entendue ; mais quand vous verrez comme cela s'est familiarisé, vous ne serez pas étonnée de ma capacité."
    En vérité, commente Roger Duchêne [2], "les Provinciales sont l'exemple le plus éclatant et le chef d'oeuvre incontesté de cette familiarisation, c'est-à-dire de cette propagande", grâce à laquelle le public des mondains et des femmes peut saisir le problème des rapports de l'homme et de Dieu. La marquise est un exemple parfait de ce succès du texte de Pascal.

    Appropriation
    Comme souvent, particulièrement avec Molière (cf. Les "fagots" de Noël), Mme de Sévigné s'approprie les mots d'un auteur qui lui plaît et les utilise à sa guise.
    Ainsi fait-elle avec les "opinions probables" et les "auteurs graves", termes que Pascal a utilisés pour se moquer de la casuistique des jésuites. Celle-ci permet de choisir en sûreté de conscience l'opinion que l'on préfère entre plusieurs opinions divergentes pourvu qu'elle ait la caution d'au moins un théologien qualifié, appelé un "auteur grave". Ce qui provoque l'ironie pascalienne.
    La réutilisation de l'opinion probable par la marquise n'est pas toujours d'une grande limpidité pour le lecteur d'aujourd'hui. Par exemple la plaisanterie sur le marquis de Tonquedec, un Breton, qui risque "à force de mourir" (en paroles, sans doute) de devenir une opinion probable, ne nous fait pas vraiment rire, comme elle faisait rire Charles et sa mère, qui prenaient volontiers Tonquedec comme sujet de moquerie (Pléiade, t. II, p.866).

    Auteurs graves
    En revanche, les notions "auteurs graves" sont plus faciles à réutiliser et, quand Mme de Sévigné les applique en les sortant de leur contexte religieux, elles deviennent franchement cocasses.
    C'est le cas pour le passage du 18 août 1680 où, depuis les Rochers, Mme de Sévigné informe sa fille, pour un moment parisienne, des travaux qui sont menés dans son château de Grignan.
    "On vous conservera vos volets dans votre cabinet. Tout sera comme vous le voulez. Dubut attendra vos ordres pour les vitres et les serrures ; c'est une affaire d'un moment. Les portes et la croisée de la chambre sont faites. M. Bruan répond encore de votre vie sur la sienne ; c'est un auteur grave."
    Libéral Bruan est un architecte qu'emploient des cousins de la marquise, les La Trousse, il dirigera plus tard les travaux de Carnavalet. Ici, Mme de Sévigné le qualifie d'auteur grave, son opinion est par conséquent probable, et Mme de Grignan peut la suivre en toute sûreté de conscience. Le décalage entre le vocabulaire théologique et le sujet trivial des réparations à effectuer au château de Grignan fait le sel de la plaisanterie.

    Acedia
    Parfois Mme de Sévigné se réfère directement aux propos des jésuites. Au sujet de la paresse dont Mme de Grignan s'accuse en juillet 1680 (Pléiade, t. II, p. 1021), sa mère cite de mémoire le jésuite Escobar qui définit ce que les moralistes nomment acedia, autrement dit "un dégoût des choses spirituelles ou tristesse de ce que les choses spirituelles existent".
    Même si elle le fait d'une manière un peu vague, elle assure à sa fille qu'elle n'a point à craindre la paresse, que ce péché n'est pas aisé à commettre. Que la jeune femme demeure donc "bien à l'aise sur son petit lit" ! Sa paresse est un gage de sa bonne santé, le bien "le plus désirable en ce monde", selon la marquise.
    Il est à noter que Perrin, dans son édition de 1754, a substitué à la citation approximative de Mme de Sévigné le texte même des Provinciales.

    "Ce que je sens en moi"
    Très souvent, Mme de Sévigné refuse de se laisser influencer par les théologiens. Après avoir admiré sa fille de ce qu'elle lui écrit de la dévotion ("Il est vrai que nous sommes des Tantales. Nous avons l'eau tout auprès de nos lèvres, nous ne saurions boire : un coeur de glace, un esprit éclairé"), elle continue : "Je n'ai que faire de savoir la querelle des jansénistes et des molinistes (les disciples du jésuite espagnol Molina) pour décider. Il me suffit de ce que je sens en moi ; le moyen d'en douter dès le moment que l'on s'observe un peu ?"
    Elle reconnaît le décalage qu'il y a entre son coeur qui demeure froid alors que son esprit est persuadé qu'il devrait être touché. Elle reconnaît aussi que la grâce seule peut amollir cette froideur.
    Dans ce mouvement précisément, avec le même verbe "sentir", elle rejoint le Pascal de la quatrième provinciale, celui qui écrit à propos de Dieu : "Ce n'est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement ; c'est une chose de fait : nous le voyons, nous le savons, nous le sentons."

    "Dieu sensible au coeur"
    "C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison", répète Mme de Sévigné en octobre 1692 à son amie la comtesse de Guitaut (Pléiade, t. III, p. 993-994). Elle n'a pourtant pas manqué tout au long de sa vie, et de plus en plus, de pratiquer de saintes lectures, Pascal bien sûr, des traductions de saint Augustin, l'Histoire de l'Eglise, de Godeau, évêque de Grasse, et même le Traité de la vérité de la religion chrétienne du théologien protestant Abbadie, lectures après lesquelles, proclame-t-elle, on est "prêt à souffrir le martyre ; du moins nous le croyons, tant notre esprit est convaincu" (Pléiade, t. III, p. 823-824).
    Mais en définitive, pour elle, c'est le coeur qui gagne.

    "Au milieu de sa course"
    Elle n'a pas manqué non plus d'admirer la force de l'intelligence de Pascal et s'inquiète quand sa fille lui avoue en 1689 que ses maux de tête lui font penser à ceux du philosophe, très connus du public : "Il est vrai que c'est une belle chose que d'écrire comme lui ; rien n'est si divin. Mais la cruelle chose que d'avoir une tête aussi délicate et aussi épuisée que la sienne, qui a fait le tourment de sa vie et l'a coupée enfin au milieu de sa course !" -à moins de quarante ans, en 1623.
    Migraines que ressent comme Pascal son amie Mme de La Fayette, dont elle admire l'intelligence et le style, et à propos de laquelle elle déplore en août 1671: "Je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux n'avoir pas autant d'esprit que Pascal que d'en avoir les incommodités" (Pléiade, t.I, p.323).
    Ces maux de tête, Mme de Sévigné les qualifie globalement de maladie des beaux esprits.

    Le distinguo
    En définitive il est facile de retenir, au sujet des Provinciales et de la marquise, la scène comique qu'elle écrit en janvier 1690 à propos du fameux distinguo des jésuites -qui distingue l'amour affectif et l'amour effectif.
    Pascal s'en moque plusieurs fois dans ses "petites lettres", et Mme de Sévigné bien des années après raconte à sa fille une conversation au cours d'un dîner parisien où Despréaux défend Pascal contre un compagnon du jésuite Bourdaloue qui a affirmé, "tout rouge" : "Pascal est beau autant que le faux est beau". Ce qui révolte Despréaux.
    Quand ils en viennent au problème de l'obligation d'aimer Dieu, le jésuite en fureur dit : "Monsieur, il faut distinguer." Alors, Despréaux, fort échauffé, s'insurge contre lui : "Distinguer, morbleu ! distinguer si nous sommes obligés d'aimer Dieu !", et, "courant comme un forcené", il quitta la pièce et ne voulut, dit la marquise, jamais se rapprocher du Père" (Pléiade, t. III, p. 811-812).

    Une vraie convertie
    Plus sérieusement, Mme de Sévigné montrera au moment de sa mort que ses sympathies jansénistes l'ont marquée profondément. Elle meurt fidèle à la spiritualité de ses amis, dans un abandon total à Dieu, rejetant l'amour de la créature au profit de l'amour du Créateur.
    Concrètement elle refuse dans les derniers jours de sa maladie et à son lit de mort la présence de sa fille, l'idole de son coeur, pour se préparer entièrement à bien mourir. Elle qui avait toute sa vie privilégié dans son coeur sa bien-aimée Françoise, elle en fait désormais le sacrifice, se convertit, c'est-à-dire "se tourne vers Dieu à l'exclusion de tout attachement humain" [3].
    Son attitude rejoint celle de Mme de Chartres, mère de la Princesse de Clèves dans le roman de Mme de La Fayette : "Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui était la seule chose à quoi elle se sentait attachée."
    Attitude difficile pour une mère aussi passionnée que Mme de Sévigné et qui eut sans doute bien besoin alors du secours de la grâce divine.
    Suffisante et nécessaire.


[1] Correspondance de Mme de Sévigné, lettre 742 (extrait), Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 860.
[2] Roger Duchêne, L'Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, Publications Université de Provence, 1984.
[3] Roger Duchêne, Mme de Sévigné ou la chance d'être femme, Fayard, réimpr. 1996, p. 451.