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GENS DE LETTRES






A Bussy-Rabutin,
    A Paris, ce vendredi 25e avril 1687 (Correspondance, bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 290-293, extraits)

    "J'ai vu Monsieur d'Autun, qui a reçu votre lettre et le fragment de celle que je vous écrivais. Je ne sais si cela était assez bon pour lui envoyer ici ; ce qui est bon à Autun pourrait n'avoir pas les mêmes grâces à Paris."

    Nous avons ici l'écho d'un fait exceptionnel : le cousin bourguignon, sans doute charmé du message précédent de Mme de Sévigné sur la mort du prince de Condé - le grand événement de ce moment - en a envoyé un "fragment" à Paris, à l'évêque d'Autun. Le fragment a été lu à l'hôtel de Guise.

    Pourquoi ? parce que l'évêque d'Autun, Gabriel de Roquette, considéré par beaucoup de ses contemporains comme le modèle du Tartuffe de Molière, "gouverne" la très riche duchesse de Guise, qui le désignera d'ailleurs comme son exécuteur testamentaire. Il est donc normal que le prélat communique à Mlle de Guise et à ses hôtes les textes toujours appréciés que lui envoie Bussy, l'académicien français exilé.

    Fausse modestie ?
    Il est plaisant de remarquer que le fragment a fait le voyage aller de Paris, où réside en ce moment la marquise, jusqu'en Bourgogne chez son cousin, puis le voyage retour depuis le château de Bussy dans la capitale.
    Arrivant en visite à l'hôtel de Guise, Mme de Sévigné apprend l'initiative de son parent. Elle se demande si le fragment était "assez bon" pour en justifier l'envoi. "Ce qui est bon à Autun..." etc. Fait-elle preuve ainsi d'une fausse modestie, pire que l'orgueil comme dit La Rochefoucauld, mais fréquente chez les gens de lettres ? Difficile à dire.
    On peut penser toutefois qu'elle est sincère. N'écrit-elle pas juste après à Bussy : "Toute mon espérance est qu'en passant par vos mains, vous l'aurez raccommodé, car ce que j'écris en a besoin."

    Résumé
    Mais on dirait que les louanges qu'elle a reçues à l'hôtel de Guise, et qu'elle a repoussées pourtant avec vigueur, lui ont secrètement plu et l'ont incitée à faire mieux encore. Non contente du fragment de la fin mars, elle reprend en détail ce 25 avril l'oraison funèbre du prince de Condé par Bourdaloue, qu'elle a entendue et qu'elle veut résumer à Bussy.
    Le sermon a été prononcé aux Jésuites de la rue Saint-Antoine où sont inhumés les restes du héros, tandis que son coeur, comme il arrive souvent pour les grands personnages, est enterré à part  à Vallery près de Sens, lieu de sépulture des Condé.

    Les deux premiers points
    Et c'est de ce coeur que parle Bourdaloue. Voici le résumé qu'en fait la marquise :
    "Il en parla donc, et avec une grâce, et une éloquence qui entraîne, ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fit voir que son coeur était solide, droit et chrétien.
    Solide, parce que dans le haut de la plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus des louanges (...) Cela fut traité divinement.
    Un coeur droit, et sur cela, il se jeta sans balancer tout au travers de ses égarements et de la guerre qu'il a faite contre le Roi. Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite, qui fait qu'on tire les rideaux, qu'on passe des éponges, il s'y jeta lui à corps perdu et fit voir, par cinq ou six réflexions dont l'une était le refus de la souveraineté de Cambrai, et l'offre qu'il avait faite de renoncer à tous ses intérêts plutôt que d'en empêcher la paix, et quelques autres encore, que son coeur dans ces dérèglements était droit, et qu'il était emporté par le malheur de sa destinée, et par des raisons qui l'avaient comme entraîné à une guerre, et à une séparation qu'il détestait intérieurement, et qu'il avait réparées de tout son pouvoir après son retour, soit par ses services, comme Tolhuis, Senef, etc., soit par les infinies tendresses, et par les désirs continuels de plaire au Roi et de réparer le passé. On ne saurait vous dire avec combien d'esprit tout cet endroit fut conduit, et quel éclat il donna à son héros par cette peine intérieure qu'il nous peignit si bien et si vraisemblablement."

    Une tirade personnelle
    Mme de Sévigné, enthousiasmée par la façon dont Bourdaloue a évoqué le passage délicat de la vie du prince de Condé, rebelle et luttant traîtreusement contre les armées de Louis XIV, emploie d'abord deux termes qui ont trait au danger (tremblement, endroit que l'on évite) puis deux images dont elle use volontiers quand elle veut repousser ce qui la gêne, tirer les rideaux, passer des éponges).
    A ce moment, comme enivrée de plaisir au souvenir des phrases de Bourdaloue, elle se laisse entraîner elle-même dans une grande période pleine de balancements, mais aussi d'hésitations voulues (cinq ou six réflexions ; et quelques autres encore ; etc.). Elle fait ainsi de sa propre tirade non pas un calque de celle du prédicateur mais un morceau d'éloquence personnelle et sincère.

    Rivaliser d'esprit
    Pour finir ce point, elle reconnaît son incapacité à faire aussi bien que Bourdaloue (on ne saurait vous dire) de sorte que les compliments au prédicateur de la dernière phrase du paragraphe n'en ont que plus de poids.
    Ressent-elle alors à nouveau un mouvement de fausse modestie ? La tâche lui paraît-elle soudain trop lourde ? Peut-être. Elle n'oublie pas qu'elle écrit à un cousin qui a la dent dure, qui est académicien français et loué pour son esprit par le tout-Paris même si cet esprit lui a joué de vilains tours et l'a fait envoyer en exil par le roi.
    Il est à noter que de tels mouvements n'ont jamais lieu quand elle écrit à sa fille. Dans ses récits à la comtesse de Grignan, elle s'applique certes, mais c'est pour la séduire, l'intéresser, l'informer et combler ses ignorances de Provençale, non pour faire admirer son style ni rivaliser d'esprit avec son correspondant, jamais pour se montrer "femme de lettres".

    Troisième point
    La preuve, évoquant le troisième point du sermon de Bourdaloue qui prouve que Condé avait Un coeur chrétien, elle reprend longuement les arguments du prédicateur : "Monsieur le Prince a dit dans ses derniers temps que, malgré l'horreur de sa vie à l'égard de Dieu, il n'avait jamais senti la foi éteinte dans son coeur, qu'il en avait toujours conservé les principes (...) Il parla de son retour à Dieu depuis deux ans, qu'il fit voir noble, grand et sincère, et il nous peignit sa mort avec des couleurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui de tout l'auditoire, qui paraissait pendu et suspendu à tout ce qu'il disait d'une telle sorte que l'on ne respirait pas."
    Pour mieux dire son admiration pour le prédicateur, elle se met en scène elle-même, simple spectatrice perdue dans l'auditoire, et elle insiste sur le comportement de tous, -elle et les autres-, tellement pris par ce qu'ils entendent qu'ils en ont le souffle coupé.

    "Un barbouilleur"
    Cette fois, elle va plus loin que précédemment, ce n'est plus seulement de modestie qu'elle fait preuve. Elle s'estime incapable de reproduire les merveilles de Bourdaloue : "De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible, et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque." Poursuivant la métaphore ébauchée de la peinture (traits, croque), elle poursuit : "C'est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël."
    Elle annule brusquement ses efforts à rendre l'excellence de cette prédication admirable et termine par une pirouette : si Bussy et sa fille veulent connaître le texte de Bourdaloue, ils n'ont qu'à attendre qu'il soit imprimé.

    Au tour de Bossuet
    Ce qui ne saurait tarder puisque le texte de l'évêque de Meaux, Bossuet, - dont le talent n'a pas manqué de s'appliquer aussi à l'aubaine d'une si grande mort - l'est déjà : "Le parallèle de Monsieur le Prince et de M. de Turenne est un peu violent, mais il s'en excuse en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c'et un grand spectacle qu'il présente de deux grands hommes que Dieu a donnés au Roi, et tire de là une occasion fort naturelle de louer Sa Majesté, qui sait se passer de ces deux grands capitaines, tant est fort son génie, tant ses destinés sont glorieuses." Et pour la troisième fois, elle fait preuve de la plus grande humilité : "Je gâte encore cet endroit, mais il est beau."
    Dans la dernière période (Le parallèle...glorieuses), on la sent embarrassée, comme si, en présence de deux discours particulièrement bien venus, au sujet de deux personnages hors du commun, qu'elle a elle-même appréciés non seulement comme généraux mais aussi comme hommes, elle maîtrisait moins son style que d'habitude.
    A moins que le coupable, ce soit Bussy. La lettre a pour sources a et B 1 (Pléiade, t. I, Note sur le texte, p. 821-825), c'est-à-dire des manuscrits où les lettres, loin d'être des autographes de la marquise, sont copiées de la main du Bourguignon, sans que l'on puisse savoir évidemment s'il a introduit des changements aux textes de sa cousine.

    Un projet déjà ancien
    L'académicien français avait assez de goût pour s'être aperçu de la valeur littéraire des messages qu'elle lui écrivait. Il est totalement sincère quand il envoie comme preuve de l'esprit de sa cousine le "fragment" en question à Roquette. A son sujet il s'emploie à rassurer la marquise par un compliment sans appel : ce qu'elle écrit "aurait été bon à lire à l'hôtel de Condé du temps de Voiture", c'est-à-dire dans le temple le plus raffiné du bon goût et de l'esprit (Pléiade, t. III, p. 293).
    Mieux même, il avait, bien avant, eu l'idée de divulguer au roi quelques extraits des lettres de la marquise pour que Sa Majesté les admire.
    Quand il lui avait annoncé son projet, six ans auparavant, Mme de Sévigné s'en était offusquée, craignant de ne pas avoir fait assez bien, et, dans une réaction analogue à celle de ce 25 avril, elle lui avait demandé du moins de la corriger.
    Mais d'Autun, le 17 janvier 1681, Bussy lui avait déclaré : "Je n'ai pas touché à vos lettres, Madame ; Le Brun ne toucherait pas à un original du Titien, où ce grand homme aurait eu quelque négligence. Cela est bon aux ouvrages des petits génies d'être revus et corrigés." Sa parfaite bonne foi transparaissait quand, assimilant sa cousine au Titien, il se comparait lui-même à Le Brun, artiste reconnu bien sûr à l'époque, mais inférieur "au grand homme".
    De plus, en révélant les textes sévignéens à Louis XIV, il souhaitait seulement que le roi après avoir lu la marquise voulût avoir "un commerce de lettres avec elle" et que toute sa famille se ressentît des bienfaits d'une pareille estime. Nouvelle preuve de sa bonne foi puisqu'il sentirait lui-même le cousin !- les bienfaisantes retombées de l'admiration du roi.

    Oui, mais...
    ...en ce 25 avril 1687, Bussy a-t-il changé ? a-t-il voulu "barbouiller" le texte de Mme de Sévigné ? La lourdeur de la période citée suffit-elle à ce que l'on y décèle une trace de ses interventions littéraires ? On ne le saura jamais.

    Compliments plus ou moins obligés, publicité pour autrui plus ou moins innocente, contentements plus ou moins hypocrites, rivalités plus ou moins avouées, nul ne peut dire ce qui passe dans la tête des gens de lettres.

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    Pour plus de renseignements sur les personnages, voir Jacqueline Duchêne, Bussy-Rabutin, Fayard, 1991 (prix de Culture bourguigonnne), et Roger Duchêne, Naissances d'un écrivain, Fayard, 1996.