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MARSEILLE EST BIEN JOLI






"Marseille est bien joli" [1]

    Lettre 164, éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t.I, p. 250-251 (extraits).

    "A Paris, mercredi 13 mai 1671

    Je reçois votre lettre de Marseille, ma chère bonne ; jamais relation ne m'a tant amusée. Je lisais avec plaisir et avec attention (je suis fâchée de vous le dire, car vous n'aimez pas cela, mais vous narrez très agréablement), je lisais donc votre lettre vite, par impatience, et je m'arrêtais tout court, pour ne la pas dévorer si promptement. Je la voyais finir avec douleur, et douleur de toute manière, car je ne vois que de l'impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ne m'en ôtez pas, ma chère bonne, ni à vous-même, du moins l'espérance. Pour moi, j'irai vous voir très assurément avant que vous preniez aucune résolution là-dessus ; ce voyage est nécessaire à ma vie.
    Je tremble pour votre santé. Vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens ; vous y avez reçu des honneurs comme la Reine, et moi, plus que je ne vaux. Je n'ai jamais vu une telle galanterie que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je vois bien, ma fille, que vous songez à moi très souvent et que cette maman mignonne de M.de Vivonne n'est pas de contrebande avec vous. Je crois que Marseille vous a paru beau. Vous m'en faites une peinture extraordinaire qui ne me déplaît pas. Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu'on ne voit point ici. On en parle assez ; elles font même quelquefois du bruit. Mais il n'y a rien d'effectif qu'à Marseille. J'ai cette image dans la tête.
    E di mezzo l'horrore esce il diletto.

    (...) Je n'ai pas voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y êtes honorée et dont on y parle de vous. Je voudrais savoir si vous êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu'on vous fait. Pour moi, je vous avoue grossièrement qu'ils ne me déplairaient pas, mais je ferais l'impossible pour tâcher de revenir ici quelque temps me dépouiller de ma splendeur. Ce qui vous en reste ici est trop bon pour être négligé."

    Lettre importante parce qu'elle a un intérêt double. La "curiosité" de la marquise pour une ville comme Marseille, avivée par le récit de sa fille. D'autre part ce qui transparaît de la situation de sa fille par rapport à cette ville et à la manière dont elle y est reçue, mieux, "honorée", quelques semaines à peine après son arrivée en Provence.

    "Jamais relation ne m'a tant amusée"
    La "nouveauté" de Marseille, sans qu'elle l'ait vu de ses propres yeux, frappe l'imagination de la marquise. D'autant qu'elle reconnaît que sa fille narre très bien.
    Ville importante, certes, parce qu'elle est la porte du commerce de la France, le lieu des embarquements de troupes en cas de guerre navale et Dieu sait que les conflits sur mer avec l'Angleterre et la Hollande sont nombreux à cette époque.
    Ville qui sort de l'ordinaire parce que c'est dans son Arsenal que se construisent les galères, vaisseaux à voiles et à rames, indispensables dans les conflits armés en Méditerranée.
    Ville fascinante aussi parce que c'est là que vivent les galériens en attendant d'embarquer, population hybride, faite de chômeurs, de "criminels" ou condamnés de droit commun, de prisonniers barbaresques achetés ou razziés, et même d'hommes dont les opinions politiques ou religieuses déplaisent au pouvoir royal.

    "Entre deux soleils"
    Quant à l'habileté des constructeurs de galères, elle a de quoi retenir l'attention.
    Roger Duchêne qui a lui aussi beaucoup aimé Marseille, a dès 1977 [2] écrit une chronique intitulée "Une galère entre deux soleils". Il raconte comment, en 1679, pour satisfaire au désir du ministre de la Marine, Seignelay, l'Arsenal devra construire une galère en un jour, en présence du roi. L'intendant des galères prévoit tout pour que la construction soit possible. Il réquisitionnera les ouvriers nécessaires depuis Toulon et d'autres endroits de la province, "en tout mille hommes", écrit-il.
    D'ailleurs le bois étant soigneusement choisi au préalable en Bresse ou en Dauphiné, et les pièces travaillées à loisir par les maîtres-charpentiers de l'Arsenal, il n'y a plus, le moment venu, qu'un problème de montage. Et pour convaincre Seignelay, l'intendant fait réaliser pour lui quand il vient à Marseille une galère en dix heures et demie. Sitôt achevée, elle emmène en fin d'après-midi au château d'If le ministre et plusieurs personnages importants de la ville. Exploit que relate la Gazette de France.
    En fait, continue Roger Duchêne, le roi ne vint pas à Marseille en 1679, comme prévu, ni après. Mais Colbert, le père de Seignelay, intéressé par l'exploit, eut l'idée de faire construire une galère pour le Grand Canal de Versailles. Ce serait une galère miniaturisée. Elle fut envoyée en pièces détachées. Sa mise à l'eau eut lieu en novembre 1685, trop tard pour Colbert qui mourut en 1683. Le vaisseau devint un objet de curiosité et d'amusement pour les gens de la cour.

    "Une sorte d'enfer"
    Quant à Mme de Sévigné, jamais sa curiosité ni sa fascination pour Marseille ne faibliront. Elle y est solennellement reçue en 1673 comme la belle-mère du représentant du roi en Provence. Elle y reviendra avec son gendre en décembre 1695. Toujours avec le même plaisir et le même intérêt.
    Ici, en 1671, la référence littéraire à la Jérusalem délivrée du Tasse supplée à sa méconnaissance réelle de la ville : "Et du milieu de l'horreur sort le plaisir." Car elle a bien senti à travers la description de sa fille ce qu'il y a d'horrible dans la condition des galériens et parle d' "enfer".
    A son époque pourtant Mlle de Scudéry n'a pas pris au tragique la condition des galériens, et parle de "trois ou quatre mille forçats que l'on voit toujours sur le port". L'intendant dans ses rapports à la cour assure qu'ils mangent du bon pain, de bonnes fèves dans lesquelles on fait mettre de temps à autre de la viande pour rendre le bouillon meilleur. Il faut croire que la sensible comtesse de Grignan a senti davantage la cruauté de leur conditions et entendu leurs gémissements en même temps que le bruit de leurs chaînes. Sa mère naturellement a partagé ses impressions et son émotion.

    Mot de passe
    D'une part la situation sociale de la nouvelle venue est parfaite, on la reçoit comme la reine, quoi de mieux ? Des honneurs qui rejaillissent même sur la marquise dont on a donné le nom aux troupes comme mot de passe. A remarquer que ce mot de passe de "maman mignonne" choisi par le général des galères sous l'impulsion de Mme de Grignan, sera repris par le même Vivonne, ami de longue date de la marquise, quand en janvier 1674 il annoncera à Mme de Sévigné une de ses promotions : "Maman mignonne, embrassez, je vous prie le gouverneur de Champagne. -Et qui est-il ? lui dis-je. -Ma foi, c'est moi, dit-il. - Et qui vous l'a didt ? -C'est le Roi qui vient de me le dire tout à l'heure." (Pléiade, t. I, p. 665).
    D'autre part cette merveilleuse position laisse présager que Mme de Grignan n'aura pas envie de retourner à Paris. Ce qui provoque l'inquiétude de la mère privée de sa bien-aimée. Quand seront-elles réunies ?

    "Trop bon"
    D'abord Mme de Sévigné feint que ces honneurs puissent nuire à la santé de sa fille. Enceinte, elle doit être incommodée aussi bien par le bruit des canons et les cris des galériens que par les festivités à soutenir.
    En réalité François supporte fort bien tout cela, se dit même "belle", signe chez elle de santé.
    Alors la marquise insiste sur ce que Mme de Grignan a laissé de "trop bon" à Paris et ne manque pas de donner une petite leçon à sa fille. Qu'elle profite des splendeurs dont on l'honore, certes. Mais qu'elle songe néanmoins que dans la capitale, elle n'est pas trop mal appréciée.

    Faux
    Eh bien, c'est faux. Le "trop bon" qui reste à Mme de Grignan dans la capitale n'est pas si remarquable que cela ! Pour Françoise être la femme du représentant du roi dans une province aussi étendue et importante que la Provence, où elle dispose d'un merveilleux château hérité d'ancêtres dont la famille remonte aux Croisades, entourée de serviteurs et de seigneurs qui tous, -chacun à leur manière-, respectent, admirent, envient la charge exceptionnelle dont est revêtu le comte de Grignan, son époux, n'a rien à voir avec la condition banale d'une jeune comtesse, reçue de temps en temps à la cour par la reine, mais qui ne possède ni hôtel particulier prestigieux dans la capitale ni fonction attitrée à la cour.
    C'est une réalité que Mme de Sévigné n'admettra jamais, elle pour qui l'éloignement du Roi-Soleil ne saurait jamais être compensé par une position brillante en province. Quelle que soit cette position, même au soleil, elle sera toujours un exil.

    "Cette belle ville"
    Certes, jusqu'à la fin de sa vie, elle se souviendra de son éblouissement à découvrir Marseille des hauteurs de la Viste (Pléiade, t. I, p. 572). En 1695, lors de la dernière visite qu'elle y fera, peu de mois avant de mourir, elle en parlera encore comme de "cette belle ville" (Pléiade, t. III, p. 1131), et se réjouira que sa cousine Coulanges lui réponde : "La jolie chose que de dater une lettre de Marseille !".
    Mais il n'y a rien de commun entre le fait d'apprécier un site, avec ses beautés naturelles, ses coutumes même, et d'accepter que sa bienaimée y demeure. Si loin de la capitale et...si loin d'elle.

    "Prisonnière"
    La preuve, en décembre 1695, justement, alors qu'elle est assurée de vivre désormais constamment avec sa fille, alors qu'elle ne l'a laissée que pour peu de temps dans son château afin de suivre son gendre dans une de ses tournées d'inspection marseillaises, alors qu'elle apprécie de Marseille la douceur hivernale et les réceptions qu'on lui prodigue ("la bonne vie qu'on y fait"), elle n'a qu'un désir, repartir au plus vite à Grignan et y retrouver Françoise. Comme elle l'a écrit déjà en 1673, "Je n'aime aucun lieu sans vous" (Pléiade, t. I, p. 572).
    Les pluies torrentielles qui vont l'arrêter quelques jours après à Lambesc ("des pluies qu'on n'a point vues dans ce pays depuis un siècle", Pléiade, t. III, p. 1132-1133) sont pour elle un drame, car elles retardent sa joie d'embrasser sa fille. Elle se sent, écrit-elle, "prisonnière".
    
    Pour celle dont l'amour maternel est plus violent que tout, les lieux les plus beaux et les plus insolites, ceux où l'on prodigue les honneurs les plus enviés et les plus nobles, ne sont que cage dorée quand ils privent de la possibilité de satisfaire ce qu'on "souhaite passionnément", vivre avec la personne aimée.

[1] Lettre du 25 janvier 1673, (Pléiade, t. I, p. 572).
[2] Tiré de Marseille au passé, Roger Duchêne, éditions Horvath, p. 106-108, passim. Voir aussi André Zysberg, Marseille au temps du roi soleil, la ville, les galères, l'arsenal, éditions Jeanne Laffitte.