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LES "FAGOTS" DE NOEL






Noël avec Le Médecin malgré lui ou les "fagots" de Noël

     Aux Rochers, le jour de Noël mercredi 25 décembre 1675

    Voici ce jour où je vous écrirai, ma bonne, tout ce qu'il plaira à ma plume. Elle veut commencer par la joie que j'eus de revenir ici de Vitré, dimanche, en paix et en repos après deux jours de discours, de révérences, de patience à écouter des choses qui sont préparées pour Paris (...). J'aime mieux être dans ces bois, faite comme les quatre chats que d'être à Vitré avec l'air d'une madame. La bonne princesse alla à son prêche ; je les entendais tous qui chantaient des oreilles, car je n'ai jamais entendu des tons comme ceux-là. Je sentis un plaisir sensible d'aller à la messe ; il y avait longtemps que je n'avais senti de la joie d'être catholique. Je dînai avec le ministre ; mon fils disputa comme un démon. J'allai à vêpres pour les contrecarrer. Enfin je compris la sainte opiniâtreté du martyre. Mon fils est allé à Rennes voir le Gouverneur, et nous avons fait cette nuit nos dévotions dans notre bonne chapelle.
    (...) N'est-ce point abuser du loisir d'une dame de votre qualité que de vous conter de tels fagots ? car il y a fagots et fagots. Ceux qui répondent aux vôtres sont en leur place, mais ceux qui n'ont ni rime ni raison, ma bonne, n'est-ce point une véritable folie ? Je vais donc vous souhaiter les bonnes fêtes et vous assurer, ma très chère, que je vous aime d'une parfaite et véritable tendresse et que, selon toutes les apparences, elle me conduira in articulo mortis.

Lettre 461, Pléiade, t.II, p.197-200 (extraits)


    Cette lettre est contenue dans les éditions de Rouen, de La Haye, de Perrin 1734, Perrin 1754, et dans le manuscrit Capmas. Peu de variantes importantes, quelques inversions ou suppressions, un présent au lieu d'un passé... La plus visible se trouve dans la première phrase "Voici ce jour" : manuscrit Capmas, la source la plus fiable. Les autres éditions ont préféré "Voici le jour", plus banal.

    I. L'HUMEUR MOQUEUSE DE LA MARQUISE

    Nous avons connu en novembre une marquise triste dans ses bois de Bretagne. Ce 25 décembre 1675, nous la découvrons heureuse de retrouver ses Rochers après être restée deux jours à Vitré où se tenaient les états de Bretagne.

    Du coup elle s'abandonne à son humeur moqueuse pour parler religion. D'abord elle se moque du ton et des paroles des chants protestants lors de l'office auquel participe sa bonne voisine la princesse de Tarente. Elle les entend car, le Temple de Vitré ayant été fermé par arrêt du Conseil, le culte a lieu dans le château que la princesse a ouvert aux Réformés de Vitré. A remarquer que, à son habitude, Mme de Sévigné ne s'implique pas dans les conflits religieux qui font rage dans le royaume. Pour elle, Sa Majesté décide et c'est bien. Il n'y a même pas à discuter, il faut accepter sa volonté.

    Ensuite elle garde un parti pris de légèreté pour parler de ses propres activités religieuses en ce jour de Noël. La messe, elle l'apprécie avec un "plaisir sensible" par opposition aux cérémonies du Temple. Les vêpres, elle y assiste en se croyant presque une sainte martyre. Enfin, elle se sent plus de joie que jamais d'être catholique si elle se compare à sa voisine. Elle retrouve un peu de sérieux pour évoquer ses dévotions et vanter la "belle chapelle" qu'elle a fait construire dans ses Rochers.

    Bref ce jour-là, tout l'amuse ou lui plaît.

    II. LE REGISTRE DE LA COMÉDIE

    Aussi reste-t-elle dans le registre de la comédie, en terminant sa lettre, après avoir donné quelques nouvelles à sa fille. Elle s'excuse de lui avoir conté "de tels fagots". Pour s'amuser, elle reprend l'expression de Sganarelle qui, dans la scène 5 de l'acte I du Médecin malgré lui de Molière, se vante "d'être le premier homme du monde pour faire des fagots" qu'il vend "cent dix sols le cent". "Vous en pouvez, dit-il, trouver d'autre part à moins. Il y a fagots et fagots."
    Cette expression du Médecin malgré lui (ou médecin forcé comme elle nomme la pièce deux ou trois fois, par allusion au Médecin par force de 1664), lui a plu. C'est celle qu'elle cite très souvent, bien plus souvent que "le coeur à gauche", "la fille muette", ou "l'enfant qui joue à la fossette" de la même comédie.

    Il faut dire qu'elle admet volontiers, dès le début de la correspondance avec Mme de Grignan (4 mars 1672), que ses lettres à sa fille sont des "fagotages", des fagots, au sens figuré qu'emploie Chapelain, c'est-à-dire des assemblages de menues choses, des textes d'une grande liberté d'allure et non pas élaborés selon des règles strictes. Et elle a plaisir à assimiler les riens de sa plume à ces fagots pendant toute la durée de la correspondance avec Mme de Grignan (4 septembre 1680 par exemple).
    Outre ces fagots, elle a plaisir à donner plusieurs citations qu'elle a retenues de la pièce de Molière et qu'elle adopte comme siennes. Ainsi en mai 1694, à l'extrême fin de sa correspondance, elle évoque ses amies qui ne veulent point la quitter qu'elles ne l'aient "vue pendue" (scène 9 de l'acte III) -c'est-à-dire qu'elles ne l'aient vue partie en voyage.

    III. MOLIÈRE ET MME DE SÉVIGNÉ

    Molière est à l'évidence l'un de ses grands auteurs contemporains, et si ses autres pièces ne sont pas absentes de la correspondance sévignéenne, Le Médecin malgré lui les écrase par le nombre des citations ou allusions qui le concernent. Qu'on en juge :
    Pour 43 Médecin malgré lui, on a :
    28 Tartuffe, 13 Ecole des femmes, 6 Malade imaginaire, 5 Amour médecin, 4 Mariage forcé, 4 Bourgeois gentilhomme, 3 Comtesse d'Escarbagnas, 3 George Dandin,
    2 Monsieur de Pourceaugnac, Dépit amoureux, Dom Juan, , Misanthrope, Précieuses ridicules, Psyché, Sganarelle,
    1 Ecole des maris, Fâcheux, Femmes savantes, Fourberies de Scapin, Pastorale comique, Sicilien.
    (Nous ne comptons pas évidemment les occurrences que l'on pourrait relever chez les correspondants de la marquise).

    Il ne faut pas oublier que le fond du caractère de Mme de Sévigné, c'est la joie. Une joie masquée parfois par le chagrin d'être séparée de sa bien-aimée, certes. Mais une joie qui ne demande qu'à jaillir.
    Nul doute que le climat du Médecin malgré lui l'a enchantée. Mieux, elle s'en est appropriée certaines formules, et quand elle les cite, ce n'est pas pour faire étalage de sa culture, mais parce qu'elles lui reviennent spontanément en mémoire. De son vivant, on a remarqué sa façon de se calquer sur les autres, ne l'a-t-on pas surnommée à la ville comme à la cour le caméléon ? C'est pourquoi elle a réussi ce tour de force, les trouvailles de Molière sont devenues les siennes.

    Un auteur comique du passé participe aussi à sa joie de Noël, Rabelais. La trouvaille de Rabelais "chanter des oreilles" l'a séduite. L'expression "chanter des oreilles" est de Panurge qui déclare à propos des frères Fredons : "Durant la procession, ils fredonnaient entre les dents, mélodieusement, ne sais quelles antiphones ; (...) et attentivement écoutant, m'aperçus qu'ils ne chantaient que des oreilles."
    Comme pour Molière elle restitue la trouvaille rabelaisienne sans effort, parce qu'elle est devenue sienne. Point besoin pour elle d'avoir lu la veille ou l'avant-veille le texte qui lui plaît, elle l'a lu une fois, cela suffit, elle en dispose désormais à sa guise.

    La preuve, c'est tout au long de sa vie que ses citations préférées du Médecin malgré lui l'accompagneront. Tout au long de sa vie qu'elle s'amusera des fagots de Sganarelle, du coeur à gauche (9 mai 1680), d'une marquise de Cornulier dont on a voulu faire une beauté malgré elle (21 avril 1694) ou des femmes qui veulent être battues (4 août 1680).

    Comme l'amour de sa fille, mais plus gaiement, l'amour de la comédie la tiendra encore in articulo mortis.