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UN JOUR DE L'AN "FORT PLAISANT"






A Paris, ce lundi 3e janvier 1689


    "La cérémonie de vos frères fut donc faite le jour de l'an à Versailles (...). Coulanges m'a donc conté que l'on commença dès le vendredi, comme je vous l'ai dit. Ceux-là étaient profès avec de beaux habits et leurs colliers, et de fort bonne mine.
    Le samedi, c'étaient tous les autres. Deux maréchaux de France étaient demeurés. Le maréchal de Bellefonds totalement ridicule, parce que, par modestie et par mine indifférente, il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses chausses de page, de sorte que c'était une véritable nudité. Toute la troupe était magnifique, M. de La Trousse des mieux. Il y eut un embarras dans sa perruque qui lui fit passer ce qui était à côté assez longtemps derrière, de sorte que sa joue était fort découverte. Il tirait toujours ; ce qui l'embarrassait ne voulait pas venir ; cela fut un petit chagrin. Mais, sur la même ligne, M. de Montchevreuil et M. de Villars s'accrochèrent l'un l'autre d'une telle furie, les épées, les rubans, les dentelles, tous les clinquants, tout se trouva tellement mêlé, brouillé, embarrassé, toutes les petites parties crochues étaient si parfaitement entrelacées, que nulle main d'homme ne put les séparer. Plus on y tâchait, plus on brouillait, comme les anneaux des armes de Roger. Enfin toute la cérémonie, toutes les révérences, tout le manège demeurant arrêté, il fallut les arracher de force, et le plus fort l'emporta. Mais ce qui déconcerta entièrement la gravité de la cérémonie, ce fut la négligence du bon d'Hocquincourt, qui était tellement habillé comme les Provençaux et les Bretons que ses chausses de page étant moins commodes que celles qu'il a d'ordinaire, sa chemise ne voulut jamais y demeurer, quelque prière qu'il lui en fît, car sachant son état, il tâchait incessamment d'y donner ordre, et ce fut toujours inutilement, de sorte que Madame la Dauphine ne put tenir plus longtemps les éclats de rire. Ce fut une grande pitié. La majesté du Roi en pensa être ébranlée, et jamais il ne s'était vu, dans les registres de l'ordre, l'exemple d'une telle aventure. Le Roi dit le soir : C'est toujours moi qui soutiens ce pauvre M. d'Hocquincourt, car c'était la faute de son tailleur.
     Mais enfin cela fut fort plaisant."

    Lettre 1050, Pléiade, t. III, p. 453.
    Les sources de la lettre sont nombreuses, mais les variantes sans grand intérêt. Les meilleures leçons viennent du manuscrit Capmas.

    I. UNE CÉRÉMONIE SOLENNELLE

     Le 1er janvier, selon la tradition, se déroule à la cour de France la cérémonie solennelle de la réception des chevaliers dans l'ordre prestigieux du Saint-Esprit, le premier ordre de la monarchie depuis sa fondation par Henri III. Il suscite toutes les convoitises et donne lieu, lors des nominations, à des commentaires infinis de la part des gens de cour. Normal, si l'on considère que les quatre-vingt-sept chevaliers doivent, pour être choisis, fournir obligatoirement quatre degrés de noblesse.

     En 1689 Mme de Sévigné tient à raconter minutieusement la réception à sa fille car son gendre, le comte de Grignan, pourtant promu, ne peut y assister. Il commande en effet pour le roi en Provence, et en raison de la guerre que mènent contre la France les coalisés de la Ligue d'Augsbourg -Anglais, Espagnols, Suédois, Savoyards, Autrichiens-, le ministre de la Guerre, Louvois, ne lui a pas donné la permission de se rendre à Versailles. Il doit rester dans son gouvernement pour surveiller la Provence, les côtes méditerranéennes, et empêcher dans cette région toute attaque ennemie.

    II. UN REPORTAGE EN DIRECT... NÉ DE L'IMAGINATION

    Elle-même n'est pas présente à la cérémonie, mais son cousin Coulanges, qui y assistait, la lui a décrite en détail. Comme cela lui arrive souvent, elle va réaliser un reportage par ouï-dire, mais grâce à sa verve, à son imagination, ce reportage donne l'impression d'avoir été réalisé en direct.

    Le 27 décembre elle a déjà donné quelques informations : la cérémonie commencera dans la chapelle de Versailles le vendredi 31 à vêpres, on continuera le jour de l'an au matin et on finira ce jour-là à vêpres. Le même courrier portera le cordon à M. de Monaco, absent lui aussi, et au comte de Grignan. Fait important, le roi n'aura pas son grand manteau, seulement son collier. C'est un cordon d'un bleu céleste qui porte une croix de Malte émaillée, au centre de laquelle est représentée une colombe blanche. Pour faciliter les déplacements à cheval, on a changé le cordon, à l'origine pendant autour du cou, en un grand cordon qui passe sous le bras gauche.

    Le 3, donc deux jours après la cérémonie, Mme de Sévigné se fait l'écho des paroles de Coulanges. Elle commence sagement, mais après avoir signalé qu'il restait deux maréchaux à recevoir le 1er janvier, elle s'amuse de la "nudité" de l'un d'eux, Bellefonds.

    L'article 67 des statuts de l'ordre veut en effet que l'habit du chevalier soit conforme aux habits que l'on portait au temps du roi Henri III, c'est-à-dire que les chausses soient troussées et bouffantes comme celles que portent les pages sous Louis XIV. Outre que ces petites chausses troussées ne vont pas à tout le monde, celles de Bellefonds, non attachées, ont glissé... La marquise est trop contente de suggérer le ridicule du maréchal qu'elle connaît bien et avec qui elle dîne à Paris chez les Coulanges.

    Elle tâche ensuite de reprendre son sérieux, en mentionnant la troupe "magnifique" et le bonne tenue de son parent, le marquis de La Trousse. Mais la perruque de celui-ci, mal mise, l'entraîne dans un autre joyeux délire. Elle n'y résiste pas.

    Bientôt les tenues de deux autres chevaliers, épées, dentelles et autres, s'emmêlent, elle se complaît à en décrire le désordre. Elle tente de se raccrocher à une citation du Roland furieux pour retrouver un peu de dignité. Sans succès.

    Elle s'abandonne alors à son plaisir de continuer un récit plein de drôlerie qui va réjouir sa correspondante et lui permet au passage d'égratigner Provençaux et Bretons. Le ridicule de la situation monte sans discontinuer, jusqu'à l'apothéose du bon d'Hocquincourt qui ne peut dompter une chemise indocile, jusqu'au fou rire de la Dauphine et au commentaire du roi le soir.

    III. UN JOYEUX DÉLIRE

    Cependant Mme de Sévigné doit éprouver un peu de gêne à n'avoir donné de la cérémonie de ce jour de l'an que le côté comique. Après tout, cette cérémonie est une des plus prisées à la cour et son gendre aurait dû y participer. Elle s'efforce donc de se rattraper en dépeignant la beauté de la cour parée le lendemain de tous les cordons bleus, s'applique à demander quelles personnes ont fourni l'information de vie, moeurs et religion de son gendre devant l'évêque du diocèse où il réside (article 20 des statuts de l'ordre), et avertit les Grignan qu'on leur expédie le cordon avec la croix.

    Mais ces précisions l'ennuient. Vite elle se décharge des détails sur Joseph, un frère du comte de Grignan. Maintenant qu'elle s'est bien amusée à décrire les postures ridicules de certains chevaliers en espérant que cela fera rire sa correspondante, le sujet ne l'intéresse plus. Elle se hâte de conclure de la manière la plus plate : "Voilà le chapitre des cordons bleus épuisé."

    Si son gendre avait été présent à la cérémonie de ce 1er janvier 1689, à coup sûr, son impression aurait été différente... Mais de cette impression, nous ignorerons tout. Quand en janvier 1692 Grignan peut enfin venir à Versailles se faire recevoir chevalier, la marquise est présente, avec sa fille. Elle n'a donc rien à lui raconter, rien à lui écrire.

    C'est tout juste si, dans une lettre à Bussy-Rabutin, elle mentionne qu'elle a fait avec les Grignan le voyage depuis la Provence pour la réception de son gendre, et regrette de n'avoir pu arriver à temps pour rencontrer son cousin.