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VINGT ANS APRÈS






Lettre 131, Pléiade, t. I, p. 149-150 (extrait)

    "A Paris, vendredi 6 février (1671)

    Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre ; je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en allai donc à Sainte-Marie, toujours pleurant et toujours mourant. Il me semblait qu'on m'arrachait le c'ur et l'âme, et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d'être seule. On me mena dans la chambre de Mme du Housset, on me fit du feu. Agnès me regardait sans parler ; c'était notre marché. J'y passai jusqu'à cinq heures sans cesser de sangloter ; toutes mes pensées me faisaient mourir. J'écrivis à M. de Grignan ; vous pouvez penser sur quel ton. J'allai ensuite chez Mme de La Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu'elle y prit. Elle était seule, et malade, et triste de la mort d'une s'ur religieuse ; elle était comme je la pouvais désirer (...)
    Je revins enfin à huit heures de chez Mme de La Fayette. Mais en entrant ici, comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j'entrais toujours, hélas ! j'en trouvai les portes ouvertes, mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n'étais point avancée d'un pas pour le repos de mon esprit. L'après-dîner se passa avec Mme de La Troche à l'Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports, et ce soir j'achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j'apprendrai des nouvelles (...)".

    Seules sources, les éditions Perrin.

    Première lettre écrite, première lettre reçue
    Cette lettre est la première écrite par Mme de Sévigné après le départ de sa fille en Provence. C'est celle aussi où elle fait état de la réception de la première lettre que lui adresse Mme de Grignan. Nous assistons au début de cette exceptionnelle correspondance qui va durer, avec des interruptions dues aux retrouvailles des deux femmes, jusqu'à la mort de la marquise.

    Le calendrier
    Ce qui est intéressant dans ce texte, c'est d'abord la façon dont Mme de Sévigné traite le temps. Elle prend la plume le vendredi 6 février, alors que sa fille, Françoise de Grignan, est partie l'avant-veille, le 4. Les deux dates sont capitales dans la biographie de la marquise.
    L'une, celle du départ de Françoise, est aussi celle du duel que livra son père, le marquis de Sévigné, vingt ans auparavant, avec le marquis de Miossens pour les beaux yeux d'une certaine Lolo.
    L'autre, le 6, est jour pour jour l'anniversaire de la mort d'Henri, le mari de Mme de Sévigné, des suites de ce duel. De ce funeste vingtième anniversaire, soulignons-le, elle ne dit rien.
    Il faut noter que le 4, jour de la séparation, la mère n'écrit pas à sa bien-aimée. Sans doute est-elle trop perturbée, en larmes, pour pouvoir se concentrer sur le geste d'écrire. Le 5 non plus. En revanche, le 6, quand elle lui écrit, elle ne parle en fait que de cette horrible avant-veille et de la manière dont elle l'a passée.

    Qu'a-t-elle fait ce mercredi 4 ?
    Tout de suite après le départ du carrosse de Mme de Grignan, elle est allée au couvent de la Visitation, cher à son c'ur puisque l'ordre a été fondé par sa grand-mère Jeanne de Chantal. Elle a voulu y être seule et on l'a mise dans la chambre d'une pensionnaire laïque, Mme du Housset, probablement absente ce jour-là. On lui a fait du feu, normal en février, et une religieuse, Agnès, lui a tenu silencieusement compagnie.
    Elle a pourtant réussi à écrire à quelqu'un. C'est à souligner, pas à sa fille, mais à son gendre, le bourreau qui lui arrache sa bien-aimée. Pour se plaindre évidemment. Comme elle le reconnaît elle-même, "sur quel ton" !
    Elle va ensuite chez Mme de La Fayette. Sa maison de la rue Férou n'est pas loin du couvent de la Visitation, de l'autre côté du jardin du Luxembourg. Là elle entretient les gens qui se trouvent chez son amie uniquement de sa fille. A huit heures enfin, le soir, elle rentre chez elle et c'est un redoublement de douleur. Elle voit la chambre de Françoise dérangée, démeublée, et ne trouve au logis que sa petite-fille Marie-Blanche, un bébé qui n'a pas encore trois mois et ne peut lui apporter aucun réconfort.

    ... Et le jeudi 5 ?
    La journée du 5 qui fait suite à une mauvaise nuit, confie-t-elle, elle ne la décrit pas comme la précédente, avec minutie. Elle note seulement qu'elle a passé l'après-dîner à l'Arsenal (une promenade à la mode de quelques rangées d'ormes face à l'Arsenal royal) avec Mme de La Troche, sa parente.
    En fait, elle bouscule le temps, le précipite, se dépêchant d'en arriver à la seule chose qui l'intéresse : elle a reçu le soir une lettre de sa fille, la première. La voilà plongée dans de "nouveaux transports" d'amour, de chagrin.

    Une réaction positive
    Pourtant, elle ne s'abandonne à son chagrin comme le 4. En effet, cette première lettre, si vite arrivée, lui montre que Françoise a bien l'intention de lui écrire, et que même elle l'a fait tout de suite après avoir quitté sa mère. Alors celle-ci qui redoutait en son for intérieur le silence de sa fille, se rassure. Cette lettre la pousse à réagir de manière positive, et sa réaction est capitale pour l'avenir.
    A son tour d'écrire, et sans attendre. A son tour de plaire à sa correspondante, et pour cela de la divertir, de lui raconter ce qui se passe à Paris et à la cour, dont Françoise s'éloigne pour gagner la lointaine Provence.

    Allons, - et c'est le grand intérêt de cette première lettre -, la marquise va cesser de rester refermée sur sa douleur de la séparation, de rester enfermée dans des chambres et des lieux où elle ne sent que tristesse. Elle va sortir pour chercher aux bons endroits, chez ses cousins Coulanges, orfèvres en cancans, ou chez son amie, la bavarde Mme de Lavardin, surnommée Mme de Bavardin - des matériaux de première main pour alimenter la suite de sa lettre.

    Ce qu'elle écrit le vendredi soir 6 est, pour l'essentiel, une suite enjouée et précipitée de nouvelles en tout genre. Chicanes entre femmes, mariages, nominations, exemples d'ingratitude, mauvais offices envers la Scarron, voilà la Sévigné lancée dans un récit précis, léger et instructif. Il n'y a pas à dire, sa brève sortie dans le monde a été fructueuse

    Conclusion : Dès la première lettre, donc, le pli est pris.
    Désormais, les "nouvelles", destinées à relier l'absente à la vie de la ville et de la cour, à l'amuser ou à l'instruire, vont accompagner le thème majeur de la correspondance sévignéenne, l'expression de la tendresse. Comme Mme de Sévigné le disait en commençant, ce 6 février, elle n'entreprendra pas de peindre sa douleur. Si elle le pouvait, c'est que cette douleur serait bien médiocre.