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CENT CINQUANTE-NEUF FOIS MOLIÈRE






Lettre 250, Pléiade, t. I, p. 447-449 (Extrait)

    Seules sources, les éditions Perrin 1734 et 1754 (peu de variantes)

    A Livry, mardi 1er mars 1672

    "(...) Je suis chez notre Abbé, qui a depuis deux jours un petit dérèglement qui lui donne de l'émotion. Je n'en suis pas encore en peine, mais j'aimerais mieux qu'il se portât tout à fait bien. Mme de Coulanges et Mme Scarron me voulaient mener à Vincennes ; M. de La Rochefoucauld voulait que j'allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière. Mais en vérité, j'ai tout refusé avec plaisir, et me voilà à mon devoir, avec la joie et la tristesse de vous écrire ; il y a longtemps en vérité que je vous écris (...)"

    Pas de festivités
    Le mardi 1er mars 1672, Mardi gras, Mme de Sévigné est à Livry, l'abbaye de son oncle, l'abbé Christophe de Coulanges. En ce jour de fête où l'on se dépêche de s'amuser avant la période de pénitence du carême qui commence le lendemain, Mercredi des cendres, elle n'a pu se rendre aux invitations de ses familiers, la promenade à Vincennes proposée par sa cousine Mme de Coulanges et son amie Mme Scarron, ni surtout la lecture d'une comédie de Molière qui devait être faite chez le duc de La Rochefoucauld et à laquelle elle était conviée. Pourquoi ?

     Parce que l'oncle a eu "un petit dérèglement qui lui donne de l'émotion". Elle veut être auprès de lui dans cette circonstance, mais elle n'est pas vraiment soucieuse de l'état de santé du Bien Bon , comme elle le surnomme. D'ailleurs elle pense que tout va rentrer dans l'ordre, puisqu'elle annonce qu'elle finira sa lettre à Paris, le lendemain, mercredi, jour de courrier vers la Provence.

    Avant-première
    Même si elle dit avoir refusé tout avec plaisir, elle avoue qu'elle est restée par "devoir". Jusqu'à la mort de son oncle, il lui arrivera souvent de se sacrifier pour lui quand il en a besoin, par exemple en le logeant chez elle malgré le mécontentement des Grignan, ou bien en retardant ou en annulant la date d'un voyage qui la conduirait vers sa fille. Elle suivra même ses directives en matière financière quoi qu'il lui en coûte.

    Ne pas assister à la lecture d'une pièce de Molière la prive vraiment. D'après la date, il doit s'agir des Femmes savantes. En effet la pièce va être créée le vendredi 11 mars, et l'on faisait souvent à l'époque des lectures en avant-première de Corneille, de Racine ou de Molière, sortes de publicité précédant les créations théâtrales et préparant leur succès.

    D'ailleurs elle a si fort regretté de n'avoir pas assisté à cette lecture chez La Rochefoucauld qu'elle s'est arrangée pour l'entendre les jours qui suivent. Dans sa lettre du 9 mars, elle en parle comme d'une "fort plaisante pièce", et elle annonce que Molière, le samedi 12, doit venir la lire lui-même, après la création du 11, chez le cardinal de Retz, malade. Où a-t-elle entendu la lecture de la pièce ? Elle ne le dit pas. De toutes manières, le sujet occupe suffisamment Paris pour que, revenue dans la capitale, elle soit au courant.

    Une querelle de gens de lettres
    Il est à noter que Mme de Sévigné parle, le 9 mars, de Tricotin, non de Trissotin, mais il n'y a pas de doute sur l'identité du personnage des Femmes savantes. Il s'agit de celui qui s'est emparé de l'esprit de Philaminte pour régenter sa maison, épouser sa fille, s'enrichir à ses dépens, et que raille Molière. Simplement, les bruits courent sur la polémique qui oppose l'homme de théâtre et l'abbé Cotin, un auteur à succès qui s'est compromis à flatter les mondains en écrivant à leur mode. N'a-t-il pas publié récemment un sonnet sur la fièvre de la princesse Uranie ? N'est-ce pas ce sonnet que Molière reprend dans sa comédie en le ridiculisant ?

    Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant, se fait en bon journaliste l'écho de la polémique, mais, attisant les querelles, feint de démentir que Trissotin représente Cotin. De son côté, Molière "dans une harangue qu'il fait deux jours avant" la création, feint lui-même de s'en "expliquer", alors qu'en réalité dans cette avant-première il met volontairement le public sur la voie en parlant de Tricotin.

    Tricotin ne vient donc pas d'une erreur de la marquise, mais d'une malice de l'auteur. Il confirme, avant la création de l'oeuvre et l'emploi définitif du nom Trissotin, que le modèle de son personnage ridicule est bien celui de son ennemi. Le choix du nom vient de l'auteur et non d'une erreur de la marquise.

    Cent cinquante-neuf fois
    Si elle a tellement désiré entendre cette comédie, ce n'est pas seulement par envie d'être à tout prix au courant des nouveautés. Elle aime être informée de ce qui se passe à Paris ou à la cour, c'est sûr. Mais alors que dans sa correspondance avec sa fille, elle l'évoque, lui ou ses pièces, pas moins de cent cinquante-neuf fois (nous ne comptons pas les références qui apparaissent chez ses correspondants), les seules références à une création de pièces de Molière sont précisément celles de ces lettres de mars 1672 à propos des Femmes savantes.

    Matériellement, elle n'a d'ailleurs pas l'occasion de faire plus, puisque le comédien meurt en 1673 et que la correspondance avec Françoise de Grignan commence en 1671. Le chant du solo de Psyché , nouveauté de juillet 1671, lui a beaucoup plu, mais elle le cite en tant qu'air du ballet, qui est oeuvre commune de Molière, Pierre Corneille, Quinault et Lully.
    En vérité, les créations ont eu lieu avant le départ de Françoise. Pour celle du Malade imaginaire, qui a eu lieu après, en février 1673, Mme de Sévigné n'est pas à Paris, elle est en Provence, chez les Grignan.

    Une "scène digne de Molière"
    Donc nulle vanité de grande dame bien informée invitée aux premières parisiennes dans ce nombre important de références à Molière. Pour en parler avec verve, elle n'a même nul besoin d'avoir vu la pièce. C'est le cas du Malade imaginaire qu'elle s'est fait conter et dont elle partage les idées. Peu importe qu'elle parle, à propos d'une potion, de gouttes de vin à compter au lieu de grains de sel. L'essentiel est que la pièce "la fit fort rire".

    Quand la joie domine en elle, elle "applique", comme elle dit, les folies moliéresques "à tout moment". C'est-à-dire qu'elle se complaît à réagir comme Molière, à déceler le comique d'un événement comme lui. Combien de fois ne rapproche-t-elle pas ce qu'elle vit de ce qu'elle imagine qu'il aurait fait à partir d'une situation analogue ? Son plaisir est alors de penser qu'elle vit une "scène digne de Molière".

    Ainsi à Vitré, en juin 1671, elle se délecte à jouer une scène renouvelée des Précieuses ridicules. En son for intérieur, elle se moque de la vanité de sa voisine bretonne, Mlle du Plessis, fière d'avoir une nouvelle amie qui a "reçu deux lettres de la princesse de Tarente", - alors qu'elle, la marquise, fréquente familièrement la princesse. Puis , "méchamment", reconnaît-elle, elle fait dire à la voisine qu'elle est jalouse de cette nouvelle amitié, et se plaît ensuite à voir la malheureuse Plessis se soucier de la ménager, "détourner adroitement la conversation pour ne pas parler de (sa) rivale". Au comble du plaisir, Mme de Sévigné certifie à Françoise qu'elle joue "fort bien (son) personnage".

    De même elle racontera à sa fille le fiasco de son fils Charles avec la Champmeslé comme une scène de Molière. Nous y reviendrons.

    Une passion pour Molière...
    C'est évident, elle cite Molière par goût, parce que son esprit l'enchante et qu'il s'est intégré de façon vivante à sa culture. On l'a senti quand elle s'amuse à parler des "fagots de Noël". On le sent quand elle emploie pour rire le mot "saboulage" (I. 620, repris dans II, 203-204) qu'elle tire du verbe sabouler de la Comtesse d'Escarbagnas, au sens de tracasser, malmener, ou quand elle pousse plusieurs fois le "soupir d'aise" imité de celui de M. de la Souche dans L'Ecole des femmes, ou, plus sérieusement quand elle évoque à propos de sa solitude le "désert" du Misanthrope.
    Certains mots de Tartuffe, elle se les approprie, comme "le pauvre homme" (ou "la pauvre femme" !), ou "vu de ses yeux vu", se référant à la pièce vingt-huit fois pendant toute la durée de la correspondance, et donc de sa vie, citant le "vaisseau d'iniquité" (repris par Tartuffe des Pères de l'Eglise et de saint Augustin) pour écrire à la fin de sa vie un beau passage sur la grâce de Jésus-Christ (III, 881).

    ... Mais toujours la passion pour sa fille
    On devine donc la déception de Mme de Sévigné le 1er mars à avoir manqué par devoir pour son oncle la lecture en avant-première des Femmes savantes. Pourtant sa générosité, son optimisme foncier et surtout son amour pour sa fille lui ont fait trouver tout de suite une compensation à ce manque.

    Elle n'est pas sortie dans le monde. Mais cela lui a laissé le loisir d'écrire à la bien-aimée. Et, in cauda venenum, c'est l'occasion de rappeler à Françoise qu'il y a "longtemps" qu'elle lui écrit, parce qu'il y a longtemps qu'elles sont séparées. Depuis février 1671, plus d'un an !

    La pauvre mère ne se doute pas de toutes les lettres qu'elle enverra encore à sa fille...