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LES CHARMES DES FABLES DE LA FONTAINE






Lettre 939 (extrait), Pléiade, t.III, p.254 et 255

    A Bussy-Rabutin

    A Paris, ce mardi 14e mai 1686
    "Tous vos plaisirs (...), vos lettres et vos vers m'ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous écrivez pour défendre Benserade et La Fontaine contre ce vilain factum. Je l'avais déjà fait en basse note à tous ceux qui voulaient louer cette noire satire.
    Je trouve que l'auteur fait voir clairement qu'il n'est ni du monde, ni de la cour, et que son goût est d'une pédanterie qu'on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de certaines choses qu'on n'entend jamais quand on ne les entend pas d'abord. On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des Ballets de Benserade et des Fables de La Fontaine. Cette porte leur est fermée, et la mienne aussi ; ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et sont condamnés au malheur de les improuver, et d'être improuvés aussi des gens à qui Dieu a donné un assez bon esprit pour les goûter. Nous avons trouvé beaucoup de ces gens-là. Mon premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher de les instruire, mais j'ai trouvé que c'est une chose absolument impossible. C'est un bâtiment qu'il faudrait reprendre par le pied ; il y aurait trop d'affaires. Et enfin nous trouvions qu'il n'y a qu'à prier Dieu pour eux, car nulle puissance humaine n'est capable de les éclairer. C'est le sentiment que j'aurai toujours pour un homme qui condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le Roi et toute la cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des Fables de La Fontaine. Je ne m'en dédis point : il n'y a qu'à prier Dieu pour un tel homme, et qu'à souhaiter de n'avoir point de commerce avec lui."

    Un "vilain factum"
    Six jours auparavant, en écrivant à Corbinelli, un de ses amis qui est aussi celui de Mme de Sévigné, Roger de Bussy-Rabutin a raconté le conflit qui agite le Paris littéraire et oppose l'Académie française - dont il fait partie - à Antoine Furetière, un autre de ses membres. La marquise qui est au courant de l'affaire, a appris avec plaisir l'engagement de son cousin pour défendre Benserade et La Fontaine contre le "vilain factum" de Furetière, elle le lui dit dans cette lettre et en profite pour faire un réquisitoire violent contre leur ennemi.

    Bataille de dictionnaires
    D'abord avocat, Furetière, après son entrée dans les ordres, s'est tourné vers la littérature et a publié un Roman bourgeois apprécié. Reçu à l'Académie française en 1662, il montre un vif intérêt pour le dictionnaire auquel ses confrères académiciens travaillent. Mais bientôt, en excellent lexicographe qu'il est, il manifeste l'intention de réaliser son propre dictionnaire. Faisant cavalier seul, il demande et obtient du roi en 1684 le privilège d'imprimer son Essai d'un dictionnaire universel. Fureur de l'Académie, qui considère qu'il s'est servi du travail de ses confrères, juge son attitude déloyale, fait supprimer son privilège et le chasse de ses rangs en 1685.

    Vengeance
    Furetière se venge en répandant une série de pamphlets contre les académiciens, se moquant de ceux qui causent entre eux pendant les séances, de ceux qui lisent au lieu d'écouter, de celui qui dort dans son fauteuil, La Fontaine sûrement, dont la paresse est légendaire. Le factum dont parle Mme de Sévigné est de cette veine, et elle se réjouit que son cousin, tout en prenant la peine d'écrire personnellement à Furetière pour s'expliquer, ait, en réponse au factum, défendu Benserade et La Fontaine.
    Car depuis sa Bourgogne natale, où il a été exilé tout de suite après son élection à l'Académie française pour avoir écrit la très satirique Histoire amoureuse des Gaules, Bussy est demeuré pour ses confrères "l'oracle", celui dont on cite volontiers les pensées et les paroles.

    Pourquoi Benserade ?
    Il n'est pas indifférent dès lors qu'il défende à égalité si l'on peut dire Benserade et La Fontaine. Et pourtant qui aujourd'hui se soucie du premier, qui ignore le nom du second ?
    En réalité pour Mme de Sévigné et son cousin, Benserade a une importance capitale. Il est celui dont les vers ont été mis en musique par Lully pour produire ces ballets de cour dont le roi a été tellement friand. Pendant neuf ans, Louis XIV a dansé lui-même dans ces ballets, que ce soit celui des Noces de Pelée et de Thétis, des Saisons, des Amours déguisés, des Muses ou de Flore, très souvent avec sa jeune et ravissante belle-soeur Henriette d'Angleterre. Mais avec la disparition prématurée d'Henriette, le roi de trente et un ans renonce à danser lui-même. La réputation de Benserade n'en demeure pas moins très vive à la cour. Normal que Bussy l'ait distingué parmi les académiciens pour le défendre.

    Jugement sur La Fontaine
    Qu'il ait distingué aussi La Fontaine paraît aujourd'hui encore plus légitime. Pourtant dans sa correspondance les allusions de la marquise au poète de Château-Thierry ne sont pas toutes louangeuses, loin s'en faut.
    Certes elle a été une des premières admiratrices du poète, mais elle a dit le 1er avril 1671 (I, p. 204) des Fables nouvelles et Autres poésies : "Il y a des endroits jolis et très jolis, et d'autres ennuyeux." Peu après, le 6 mai (I, p. 247), son jugement est sans appel. Elle met à part la fin des Oies de frère Philippe, Les Rémois, Le Petit Chien, mais parle de "style plat" à propos de poésies contenues dans le même volume, affirmant : "Je voudrais faire une fable qui lui fît entendre combien cela est misérable de forcer son esprit à sortir de son genre, et combien la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique." Elle conclut : "Il ne faut point qu'il sorte du talent qu'il a de conter."

    Pourquoi cette sévérité ?
    En réalité elle a bien senti que la partie finale des Fables et Autres poésies était un exercice de virtuosité par lequel La Fontaine voulait montrer qu'il savait faire autre chose que des fables et des contes, et qu'il tentait de changer pour se dépasser. Mais la marquise, comme d'ailleurs le milieu cultivé qui gravitait autour de Mme de La Fayette et de La Rochefoucauld, et dont le poète faisait grand cas, n'a pas apprécié [1]. La Fontaine en fut ulcéré. Il en tint compte probablement. En 1674 parurent de nouveaux Contes , et en 1675 de nouvelles Fables.

    Le Lion amoureux
    Par ailleurs, Mme de Sévigné doit lutter contre les préjugés défavorables de Françoise de Grignan à l'égard de La Fontaine. Ce n'est pas un secret. La comtesse ne l'aime pas.
    "Je vous donnerai ces deux livres de La Fontaine quand vous devriez être en colère", a-t-elle écrit à sa fille en avril 1671. Elle insiste en juin suivant (I, p.268) : "Si je vous avais lu les fables de La Fontaine, je vous réponds que vous les trouveriez jolies. Je n'y trouve point ce que vous appelez forcé." En effet la belle Françoise garde rancune au poète qui a écrit Le Lion amoureux et le lui a dédié. Elle est mécontente que la fable ait révélé les rumeurs d'une liaison possible entre elle et le roi. Rumeurs fausses mais qui firent longtemps jaser [2].

    "Toutes bonnes"
    Pour la marquise, les critiques qui touchent les Autres poésies disparaissent absolument quand il s'agit des fables et des contes de La Fontaine. Nulle restriction dans sa louange. Bussy, bien avant cette lettre de 1686, partage son avis. Toujours vaniteux, il écrit même à sa cousine le 2 août 1679 : "Personne ne connaît et ne sent mieux son mérite que moi."
    Mais, plus qu'une complicité avec Bussy à propos du poète, ce que voudrait la marquise, c'est une connivence parfaite avec sa bien-aimée sur le plan littéraire comme sur tous les autres plans. Et donc la mère possessive tâche, quand l'occasion s'en présente et au fil de la publication des oeuvres du poète, de la forcer à admirer celui-ci.
    Le 29 avril 1671 (I, p.239-240) par exemple, elle n'hésite pas à appeler La Rochefoucauld à la rescousse, raconte qu'ils ont appris par coeur la fable du Singe et du Chat, en cite six vers et conclut : "Nous en étions ravis (...) Cela est peint."
    De même le 4 et le 9 mars 1672, elle insiste et prépare un envoi de Contes à sa fille "pour la divertir".

    Le 26 juillet 1679 encore (II, p. 660), elle la presse de se faire envoyer promptement les nouvelles Fables (actuels livres VII et VIII, et IX à XI) : "Elles sont divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes, et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer et un style à quoi l'on ne s'accoutume point. Mandez-m'en votre avis, et le nom de celles qui vous auront sauté aux yeux les premières."

    C'est pourquoi en mai 1686, Mme de Sévigné est si fâchée contre Furetière et si contente que Bussy ait pris la défense de ses confrères. Par deux fois dans la lettre qui nous occupe, elle parle à son cousin des "charmes" du fabuliste.
    Ne nous en plaignons pas, et bénissons cette querelle littéraire qui a permis à la marquise de proclamer une fois encore son plaisir à se laisser emporter par les Fables de La Fontaine !


[1] Sur les réactions de ce milieu, voir la biographie de Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Fayard, 1990, réédition 1995, par exemple p. 306-307 et passim.
[2]"La belle Lionne", ainsi la surnomme La Fontaine dans le premier recueil des Fables de 1668, voir Jacqueline Duchêne, Françoise de Grignan ou le mal d'amour, couronné par l'Académie française, Fayard, 1985.