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ÉCRIRE AU TEMPS DE MME DE SÉVIGNÉ






Lettres et texte littéraire - Préface.
    Étudier les cas limites a toujours été de bonne méthode en mathématiques. La même étude devrait se révéler féconde en littérature.
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    La lettre en offre l'occasion. A tel point que le mot écrire change de sens quand il s'agit d'écriture, mais pas toujours ni pour toujours. Balzac écrit à Chapelain (deuxième sens), mais aussi pour la postérité (premier sens). Mme de Sévigné écrit à sa fille (deuxième sens), et il se trouve qu'elle a aussi écrit pour nous (premier sens). On écrit, selon Furetière, "pour faire savoir par lettre". On veut faire passer un contenu à distance en utilisant l'écriture, moyen et non fin. Mais le moyen peut (au reste fort exceptionnellement) devenir l'essentiel, et la lettre se constituer en objet littéraire. On parlera de son écriture, mot qui lui aussi change de sens : au lieu de désigner des signes jetés à la hâte sur le papier pour envoyer au loin un message ordinairement rudimentaire, il souligne la façon dont le message est codifié, la manière dont le texte fonctionne. C'est qu'il arrive à quelques privilégiés d'écrire (au premier sens) sans l'avoir voulu. Ils tracent quelques mots sur le papier pour se faire comprendre, et voici que ces mots deviennent pour nous plus importants que ce qu'ils avaient à signifier. Ce qui ne va pas sans scandale pour tous ceux qui voient dans l'oeuvre d'art une conquête difficile et qui lui refusent la possibilité d'exister spontanément et sans travail. Si "c'est un métier que de faire un livre", comment donc expliquer Mme de Sévigné ?

    La lettre est aussi un cas limite en sa qualité de message. Ecrite à l'intention d'un destinataire, elle a pour but, comme dit Furetière, de lui "faire savoir" quelque chose. On ne peut, avec elle, commencer par faire litière du sens littéral et obliger le texte à répondre à notre désir, à notre plaisir, à notre ingéniosité, à notre caprice. Elle est d'abord et essentiellement un message dont seul importait à l'auteur ce qu'il voulait dire. Soutenir, en parlant d'elle, qu'"un texte ne veut pas dire ceci ou cela" revient à nier, avec sa finalité propre, le fondement de son existence. Mais ce message, au sens défini, n'a été adressé qu'à une seule personne. La lettre traduit la relation de deux êtres privilégiés qu'elle a mission de relier malgré l'absence. Et voici que, devenue objet littéraire, elle se trouve accessible au public le plus vaste et le plus anonyme. Ces pages, envoyées closes et même cachetées pour en manifester le caractère privé, s'étalent désormais sur les feuilles d'un livre largement répandu "entre les mains de tout le monde" comme dit Mme de Sévigné. On croyait parler avec un ami ou un être cher, mais la conversation a été enregistrée sans qu'on le sache, elle est diffusée sur les ondes et, de surcroît, elle intéresse la foule de ceux qui n'auraient pas même dû connaître son existence. Pour devenir oeuvre littéraire, la lettre doit supporter victorieusement ce changement d'échelle, cette métamorphose monstrueuse qui transforme un message confidentiel en communication publique.

    La lettre pose en outre de façon singulière la question du rapport de l'homme et de l'oeuvre. Rien n'oblige l'auteur à parler de soi dans son roman et tout l'en détourne s'il écrit une tragédie. On ne peut l'y découvrir qu'indirectement, à l'occasion d'une aventure qui n'est jamais vraiment la sienne. Ce n'est pas sans beaucoup de risques que l'on s'en va chercher Racine ou Mme de La Fayette dans Phèdre ou La Princesse de Clèves. Dans la lettre au contraire, on ne peut pas ne pas parler de soi, et toute correspondance raconte l'histoire de ceux qui se sont écrits. Elle s'enracine directement dans le vécu : l'exprimer est le plus souvent son premier but. Devenue objet littéraire, elle ne peut pas se dégager complètement de son origine. C'est là que la distance entre le je grammatical et le moi pensant et vivant se fait la plus étroite. On écrit à autrui pour parler de soi, sans élaboration imposée de l'extérieur. Le masque même, si l'on en prend un, dépend des conventions sociales ou des relations personnelles, non des règles d'un genre.

    On n'a pas besoin de savoir qui était Homère pour lire L'Iliade, et la plupart des oeuvres littéraires forment un tout indépendant de leur auteur. Connaître le temps et le lieu de leur création n'est pas absolument nécessaire à leur compréhension. Point de lettre au contraire, du moins de vraie lettre, qui ne renvoie à son auteur, à la totalité de son être et de sa vie. Principal sujet d'une oeuvre qu'il a souvent écrite à son insu et même malgré lui, l'épistolier en dit à la fois trop et trop peu. Il n'a pu, comme l'écrivain, choisir ce qu'il fallait dire en fonction de la multitude de ses lecteurs. Il s'est exprimé, souvent à demi mot, en fonction du destinataire et de ce que chacun des correspondants connaissait autour de soi C'est pourquoi toute lettre n'a de sens que dans un contexte qui est la vie et l'époque de celui qui l'a écrite. On ne peut, à son propos, faire l'économie de l'étude biographique et historique. Entre le texte et le lecteur s'interpose sans cesse la présence de l'auteur et de son temps.

    Rien de plus extraordinaire que la survie d'une correspondance privée. Le destin normal d'une lettre est sa toute proche destruction. "Je le voulais brûler, écrit Mme de La Fayette à propos de son "raisonnement contre l'amour" qu'elle regrette d'avoir vu divulguer, ne comptant non plus cela pour quelque chose que je compte les lettres que j'écris tous les jours à quoi je ne pense pas". Écrire d'abondance, écrire sans y penser, écrire pour que cela aille au feu, voilà bien un mode d'écriture aux antipodes de l'idéal classique. Boileau exige au contraire de l'auteur réflexion, travail, continuité, souci de la postérité. En plein XVIIe siècle, la lettre pose le problème d'une autre littérature, non plus faite de chefs d'oeuvre éternels, mais écrite "tous les jours" et composée de textes dont la durée se borne presque au temps de les écrire.