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MADAME DE SÉVIGNÉ, OU LA CHANCE D'ÊTRE FEMME






Rien de moins monotone que l'existence de la célèbre marquise, toute en contrastes. Orpheline et enfant gâtée, jeune femme trompée et pourtant guillerette, veuve courtisée à la réputation parfois chancelante, frondeuse et proche du pouvoir, parisienne et provinciale, elle a été tout cela avant de devenir une mondaine brillante et le "supporter" de la plus jolie fille de France.
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    La voilà mère douloureuse, mère désespérée, mère abusive, en même temps qu'elle se convertit progressivement à l'exigeante spiritualité de Port-Royal. Elle y trouve la paix de l'âme à l'heure où la certitude d'un amour partagé entre sa fille et elle lui apporte la paix du coeur. Elle doit à son sexe la chance d'être devenue un grand écrivain. Femme, elle a laissé courir sa plume, inventant sa propre rhétorique au lieu d'écrire comme les hommes, régulièrement. Avec plusieurs siècles d'avance, elle a misé sur la spontanéité et la sincérité. A soixante-dix ans, elle meurt au château de Grignan, femme tendre qui sait se révéler femme forte à l'heure suprême. De l'exubérance baroque au dépouillement janséniste, sa vie se déroule et se lit comme un roman dont l'héroïne, mieux que personne, a vu et raconté tout son siècle. Grâce à la découverte de nombreux documents inédits et à la publication de lettres enfin non censurées, Roger Duchêne a donné, il y a vingt ans, la première biographie moderne de Mme de Sévigné. Il en propose aujourd'hui une nouvelle version, entièrement revue pour tenir compte des récents acquis du savoir sur la marquise et les femmes de son siècle, et aussi des attentes d'un public désormais curieux de découvrir, à travers la vie d'une grande dame d'autrefois, les événements et les façons de vivre et de penser d'un temps révolu.

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    Un beau mariage

    Il était deux heures du matin. A Paris, en l'église Saint Gervais, Marie de Rabutin Chantal et Henri de Sévigné venaient de se donner le sacrement de mariage. Ainsi le voulait le bel air, qui s'accordait curieusement avec d'obscures frayeurs populaires : on croyait tromper le diable, grand noueur d'aiguillettes, en unissant les futurs de nuit. Tout paraissait bon pour empêcher l'impuissance et la frigidité. Comme ces malheurs s'opposaient à l'oeuvre procréatrice et aux desseins de Dieu qui avait ordonné la multiplication de l'espèce humaine, on les considérait comme des méfaits du démon et non comme des défaillances physiologiques. Quelques années plus tard, l'Église interdira ces cérémonies nocturnes, suspectes de paganisme. Mais celle du 4 août 1644 avait lieu le plus régulièrement du monde "après publication de trois bans de part et d'autre", et avec l'autorisation du curé de Saint Germain l'Auxerrois, paroisse commune au jeune homme et à la jeune fille. Jacques de Neuchèze, oncle de la mariée à la mode de Bretagne, avait donné la bénédiction nuptiale "en présence de révérendissime père en Dieu, messire Jean François Paul de Gondi, archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris, MM. de Coulanges et plusieurs autres". Nulle signature de ces "autres" sur l'acte de mariage, où ne figurent que celles des deux conjoints, du coadjuteur de Paris, futur cardinal de Retz, de l'évêque de Chalon, qui avait officié, et des trois oncles Coulanges : Philippe, le tuteur de la mariée, Christophe, abbé de Livry, et Charles, seigneur de Saint Aubin.

    Trois jours plus tôt, le 1er août après midi, le contrat de mariage avait été signé "en la maison dudit messire Philippe de Coulanges, rue des Francs Bourgeois". On retrouve, du côté de la mariée, les mêmes signataires. Saint Aubin s'y déclare procureur de Charles de Chésières, son frère. Avec eux signent aussi trois membres de la famille d'Ormesson, André Lefèvre, "conseiller ordinaire du Roi en ses conseils et direction de ses finances", et ses deux fils, Olivier Lefèvre, seigneur d'Amboille, "conseiller du Roi en ses conseils, maître des requêtes ordinaire de son hôtel", et Simon, seigneur d'Etrelles, "conseiller du Roi en son Grand Conseil". Les Rabutin, cette fois, ne sont pas absents, comme ils l'étaient au mariage du père de la mariée. Ils sont deux à étaler leurs beaux titres, Léonor de Rabutin, comte de Bussy, "conseiller du Roi en ses conseils et lieutenant général pour Sa Majesté en la province de Nivernais", Hugues de Rabutin, "chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, commandeur de Pont Aubert et grand prieur de France". Mme de Toulongeon, tante paternelle, n'a ni signé ni donné procuration. A en juger par le nombre des signataires et la qualité des signatures, la jeune mariée a beaucoup moins de "surface sociale" que celui auquel on la marie.

    Henri de Sévigné apparaît entouré de noblesse d'épée. Son oncle paternel, Renaud de Sévigné, chevalier baron de Champiré, est maréchal de bataille des armées du roi. Voici, à ses côtés, Charles de Schomberg, duc d'Alluin, pair et maréchal de France, chevalier des ordres du roi, et aussi Jacques Hurault, marquis de Vibraye, et son épouse Anne de Vassé, Louis de Cossé duc de Brissac, et Marguerite de Gondi, son épouse, et avec elle tous les Gondi : Henri duc de Retz, Pierre duc de Beaupréau, l'un et l'autre pairs de France, Catherine de Gondi, femme du second, sans parler de Philippe Emmanuel de Gondi, général de l'Oratoire, de Jean François de Gondi, archevêque de Paris, et de son neveu le coadjuteur. Dans la liste, on peut relever d'autres noms illustres, celui par exemple de Gaspard de Daillon, évêque d'Albi, ceux aussi de plusieurs seigneurs bretons, parents paternels, souvent conseillers au parlement de Bretagne. En ce jour où une Rabutin s'unit à un Sévigné, le lustre du mariage semble venir surtout du côté de l'époux.

    Vingt quatre ans plus tard, la marquise rappellera à Bussy la grandeur des Sévigné. Elle vient de la constater pour satisfaire à l'obligation imposée à chaque famille par Louis XIV de fournir ses preuves de noblesse : "Quatorze contrats de mariage de père en fils ; trois cent cinquante ans de chevalerie ; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne, et bien marqués dans l'histoire... Quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances. Celles de trois cent cinquante ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton, et Châteaugiron. Ces noms sont grands ; ces femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson. Depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coëtquen, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison, des du Bellay, des Rieux, des Bodégat, des Plessis Tréal, et d'autres qui ne me reviennent pas précisément, jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin" (4 décembre 1668). La femme appartient à la maison dans laquelle elle est entrée, et la marquise se plaît à en remontrer à son cousin, si féru de généalogie et si imbu de l'antiquité des Rabutin. En fait, les deux familles sont toutes deux équivalentes pour la noblesse et l'ancienneté du nom. Mais celle des Sévigné, au moment du mariage de Marie de Rabutin, brille d'un plus vif éclat grâce à ses alliances.

    Si l'on en croit Tallemant des Réaux, c'est à cause de ces alliances que le mariage aurait été conclu. C'est, prétend il, "par la faveur du Coadjuteur, son parent", que Sévigné avait épousé "cette jolie Mlle de Chantal", et cela parce que l'abbé de Coulanges, "frère de sa mère, avait voulu faire sa cour" au futur cardinal de Retz. La présence de sept Gondi aux côtés du futur époux donne de la vraisemblance à cette affirmation d'un témoin en général bien informé. C'était alors une puissante famille que les Gondi, et qui pensait aller loin. Henri de Sévigné y avait attaché sa fortune en qualité de neveu d'une Gondi : son père avait épousé en 1621 Marguerite de Vassé, fille de Lancelot et de Françoise de Gondi, l'une des tantes de Retz. Les Coulanges avaient probablement vu, dans le mariage de leur pupille avec un Sévigné, un moyen de s'allier eux mêmes à une maison importante et qui avait des relations utiles. Ils poursuivaient ainsi l'ascension sociale de leur famille, dont le mariage de Marie de Coulanges avec un Rabutin avait été, à la génération précédente, l'un des signes éclatants. Comme sa mère autrefois, mais avec la noblesse des Rabutin en plus, l'épouse d'Henri de Sévigné était une héritière.

    Le père A. Fichet, dans sa Sainte Vie de la mère de Chantal publiée en 1643, présente la petite fille de son personnage comme "une héritière belle, riche et très vertueuse". C'était, dit il, "la perle des demoiselles et un riche parti". Sept ans plus tôt, dans une lettre écrite à la mort de Philippe Ier de Coulanges, Jeanne de Chantal elle même avait noté que "cette petite demoiselle demeurait fort riche" et constituait "un fort bon parti". Peut être pour empêcher que les intérêts temporels ne l'emportent un peu trop sur ceux de l'âme, elle avait personnellement songé à l'établissement de sa petite fille. L'on a conservé d'elle une longue lettre, du 17 mai 1641, où elle rappelle à son neveu, Jacques de Neuchèze, évêque de Bourges, ce que doit être un mariage chrétien : "Pour Dieu, mon très cher seigneur, considérez bien devant sa bonté les qualités de l'esprit de ceux à qui vous penserez donner vos nièces, et ceux à qui vous ne trouverez pas le trésor de la simple crainte de Dieu dans leur coeur, quand ils seraient au reste les plus grands et les plus accomplis de France, je vous conjure par les entrailles de la divine miséricorde, de ne les leur point donner. Je ne désire d'avoir aucune voix au mariage de ces chères petites âmes que pour cela." La mère de Chantal refuse en conséquence l'idée d'un mariage de sa petite fille Toulongeon avec un Senecey, dont on lui a dit "qu'il avait entièrement l'esprit du monde et de la cour, homme porté aux sens et au vice". Pour Marie de Rabutin, elle laisse à l'évêque de Bourges le soin de décider : "Ma soeur la supérieure de notre maison de Paris m'a écrit que M. de La Grange l'avait priée de me demander de sa part si j'aurais agréable que monsieur son fils recherchât ma fille de Chantal." Certes "sa mère était vertueuse", mais celle de Senecey aussi... La mort de Mgr Frémyot, précisément à l'époque de cette lettre, puis celle de la mère de Chantal en décembre, rompirent tous ces projets et donnèrent plus d'importance que jamais à la famille de Coulanges dans le choix du futur marié. L'esprit du monde avait désormais toutes les chances de prévaloir.

    Un autre projet de mariage fut formé vers le même temps. Celui qui faillit être le mari de Mlle de Chantal, Jacques Auguste de Thou, fils du célèbre historien, l'a rappelé lui même dans une lettre du 31 octobre 1676. Il félicite Bussy, qui faisait alors circuler en manuscrit, pour quelques amis, des extraits de ses Mémoires contenant une partie de sa correspondance : "J'ai admiré les lettres de Mme de Sévigné, et je les ai relues deux fois. C'est une personne pour laquelle j'ai eu toute ma vie un grand respect et une très grande inclination. Je l'ai pensée épouser, et c'était M. de La Châtre [Edme, second comte de Nançay, mort en 1645] et madame votre cousine, sa femme, qui ménageaient la chose." Sans doute l'initiative est elle cette fois venue des Rabutin ; la mention de la parenté des La Châtre avec Bussy le laisse croire. Elle date, selon toute vraisemblance, d'avant ce mois de juin 1642 où François de Thou, frère du prétendant, fut arrêté avec Cinq Mars pour avoir conjuré contre Richelieu. Les jeunes gens furent exécutés en septembre. Il était désormais impossible de donner à un membre d'une famille de robe sur laquelle s'abattaient les foudres du pouvoir une riche héritière appartenant à la meilleure noblesse d'épée.

    Marie de Rabutin, selon Tallemant des Réaux, eut "100 000 écus en mariage", et Mme de Sévigné elle même, faisant le bilan de ses biens le 10 juin 1671, parle de "100 000 écus en [se] mariant", auxquels s'ajoutèrent "10 000 écus de M. de Chalon". Ce n'est pas aussi simple. Si le contrat de mariage confirme la donation "irrévocable entre vifs et en faveur dudit futur mariage" de 30 000 livres par Jacques de Neuchèze à prendre sur ses biens après son décès, la valeur des autres droits de Marie de Rabutin n'est pas évaluée de façon précise : "Ledit seigneur époux, déclare le contrat, prend ladite demoiselle future épouse aux biens et droits appartenant à elle présentement ; sur lesquels biens et droits ledit sieur de Coulanges, en nom de tuteur, baillera auxdits seigneur et demoiselle futurs époux, la veille dudit mariage, la somme de 40 000 livres en deniers comptant qu'il a de présent à elle appartenant." En clair, Marie de Rabutin reçut 40 000 livres de dot en argent comptant ; le reste était constitué de droits qui n'étaient pas expressément chiffrés. C'étaient, du côté de sa mère, fixées par le partage effectué devant le notaire Perrier en janvier 1638, des rentes sur le sel et autres valeurs dont le taux pouvait varier, provenant du grand père Coulanges et, du côté des Rabutin, la terre et seigneurie de Bourbilly et Sauvigny, dont le prix était pareillement susceptible de variations. Tout cela, au moment du mariage, représentait une somme énorme, 330 000 livres, correspondant à plus d'un demi milliard de nos centimes.

    Furetière s'est amusé, dans le Roman bourgeois, à dresser le "tarif ou évaluation des partis sortables" (c'est à dire assortis) pour faire facilement des mariages. Il y énumère la condition sociale des maris en fonction des dots des futures. De 2 000 livres à 6 000, au plus bas de l'échelle, il faut à la mariée "un marchand du Palais, ou un petit commis, sergent ou solliciteur de procès". Pour celle qui a "depuis 100 000 jusqu'à 200 000 écus" (600 000 livres), il faut "un président au mortier, vrai marquis, surintendant, duc et pair". C'est le plus haut de l'échelle, et Mme de Sévigné y atteint. Noble d'origine, elle n'a pas à faire oublier sa roture comme les filles bien dotées du Roman bourgeois. Elle aurait donc dû pouvoir prétendre à de très hauts partis. Mais elle était orpheline et, en elle, s'éteignait la branche aînée des Rabutin, dont l'influence et les alliances étaient à peu près nulles. C'était un handicap que la fortune ne pouvait compenser qu'en partie. Lui faire épouser un Sévigné, d'une excellente famille de Bretagne, soutenue par les Gondi, était une bonne manière de lui redonner sa place dans le monde.

    Henri de Sévigné en effet n'était pas de ces nobles ruinés qui épousent une riche héritière pour redorer leur blason. Tallemant des Réaux se trompe lorsqu'il affirme qu'"il avait fort peu de biens". Il possédait au contraire en Bretagne un ensemble de fort belles terres. Il possédait aussi quelques grosses créances. L'ensemble devait valoir, d'après les documents les plus sûrs, actes de vente ou estimations notariées, au moins 700 000 livres, plus du double des droits de son épouse. En apprenant le mariage de son compatriote, le Breton Guy Autret écrit au célèbre généalogiste P. d'Hozier : "Je me réjouis de la bonne rencontre du baron de Sévigné, qui est bien de l'une des anciennes maisons de notre province et en laquelle il y a eu de grands biens, et pourrais je dire plus de 100 000 livres de rente. Il y a encore un bon reste d'environ 40 000 livres." Ce témoignage est d'un grand poids, car celui qui le porte connaissait mieux que personne les généalogies des familles de Bretagne et, en même temps qu'elles, les terres formant leurs biens. Les Coulanges étaient gens d'affaires avisés. Ils avaient su veiller aux intérêts de leur pupille et allier leur légitime désir de promotion sociale à leur devoir de la marier dans d'excellentes conditions. "Si cette demoiselle, concluait Guy Autret, de laquelle je vous prie de m'écrire le nom et les armes et la généalogie, est aussi riche et d'aussi bonne maison que son mari, ils auront de quoi paraître en la cour." En ce jour d'août 1644, Marie de Rabutin a fait un fort beau mariage, qui lui apporte de belles terres, de beaux revenus, de belles alliances et un beau mari.

    Henri de Sévigné était séduisant. Le jour où on le lui a présenté, Lefèvre d'Ormesson note dans son Journal : "Il est beau cavalier et bien fait, et paraît avoir de l'esprit" (16 mai 1644). Ce jugement, énoncé sur le champ par un familier des Coulanges, a beaucoup plus de chance de refléter l'opinion de la future épouse que celui de Tallemant des Réaux, toujours cité et sans doute mal compris : "Ce Sévigné n'était point un honnête homme." Il ne faut d'ailleurs pas regarder le fiancé de 1644 de la même façon que le mari tué en duel en 1651. Le portrait de Sévigné, tel qu'il est conservé aux Rochers, le montre l'oeil malicieux et ironique, la tête légèrement penchée comme pour mieux se moquer du monde, plein de grâce, plutôt fluet, presque féminin. Il n'a certes rien de la brute que l'on décrit parfois sous son nom. Mme de Grignan, "la plus jolie fille de France", lui doit la finesse de son visage et Charles cette beauté un peu frêle qui le rendait irrésistible. "Ah, mon père !, demande t il un jour plaisamment, pourquoi me faisiez vous si beau ?" Mme de Sévigné n'épousait pas un monstre grossier, mais un petit marquis de bonne mine. Elle ne nous a point confié ses sentiments pour le "beau cavalier" qu'on lui avait choisi pour mari. On peut les deviner.

    Les parents s'accordaient alors avant de demander l'avis des futurs époux, garçons ou filles. En 1620, au moment de marier sa fille, soeur du père de Marie de Rabutin, Jeanne de Chantal lui écrit une longue lettre pour lui présenter Toulongeon, qu'elle lui destine et qu'elle ne connaît pas. "Certes, lui dit-elle, je suis bien contente que ce soient vos parents et moi qui ayons fait ce mariage sans vous ; c'est ainsi que se gouvernent les sages et que je veux, ma fille, être toujours de votre conseil... Je traiterai bien à votre avantage ; n'ayez soin de rien, ma chère fille." Pour la fondatrice de la Visitation, le mari qu'elle propose a tant de bonnes qualités qu'il est offert par la Providence : "Vous n'auriez pas le bon jugement que je vous crois, si vous ne le receviez avec cordialité et franchise. Je vous en prie, ma fille, faites le de bonne grâce, et soyez assurée que Dieu a pensé à vous et y pensera encore, si vous vous jetez tendrement entre ses bras, car il conduit ceux qui se confient en lui." La volonté divine garantit le succès d'un mariage que doit accepter toute fille de "bon jugement".

    Elle peut le refuser, et les "irrésolutions" de Françoise de Rabutin avaient fait échouer un autre projet de mariage, l'année précédente. Son consentement, cette fois, est le signe qu'elle se rallie aux arguments de la sagesse. Puisque le mariage est un sacrement, elle recevra en se mariant les grâces attachées à cet état. Accepter l'époux choisi par sa mère, c'est obéir à la loi divine et mériter par là une union bénie de Dieu. Si Coulanges et Rabutin sont d'accord pour proposer Henri de Sévigné à l'orpheline de dix-huit ans, elle n'a aucune raison de se défier de leur choix. Toute son éducation l'a préparée à être d'avance favorable au mari qu'on lui destine.

    Plus tard, écrivant à son gendre, Mme de Sévigné lui rappelle comment elle lui a donné Françoise Marguerite : "Si j'avais trouvé autant de facilité et disposition dans le coeur de ma fille pour Mérinville que j'en ai trouvé pour vous, et que je n'eusse pas été la reine des incidents par la peur que j'avais de conclure, c'en était fait" (9 août 1671). Les Coulanges ont dû veiller de même à trouver dans le coeur de leur pupille "facilité" et "disposition" pour Henri de Sévigné. Sinon, ils auraient eux aussi suscité des "incidents" pour empêcher la conclusion, ou plutôt ils auraient profité de ceux que leur offrait la conduite du prétendant. Ni le temps ni les occasions ne leur ont manqué pour cela. Rien de bâclé dans le mariage de Marie, dont les préliminaires ont au contraire traîné par rapport aux usages du temps.

    Olivier d'Ormesson en parle dès mars dans son Journal, et Renaud de Sévigné, tuteur du prétendant, donne procuration pour y consentir le 16 mai. D'Ormesson écrit le 27 : "M. le président Barrillon vint trouver mon père pour tous deux ensemble terminer les difficultés des articles de M. de Sévigné et Mlle de Chantal." Puis le 29 : "Au matin, je fus avec M. de Coulanges chez M. Brodeau pour le consulter sur les sûretés de M. de Coulanges pour payer à M. de Sévigné." Tout semble achevé, clauses du mariage et garanties pour les biens de la future. Mais "le même matin, M. Pichotel me dit que M. de Sévigné s'était battu en duel la veille contre Châtelet et avait été tué. Je le dis à M. de Coulanges, qui me répondit qu'il savait ce combat, qui avait été fait au Pré aux Clercs après quelques coups de plat d'épée donnés par M. de Sévigné à Châtelet sur le Pont Neuf sur quelques discours qu'il en avait faits, qu'il était blessé à la jambe et à la cuisse, mais qu'il se portait bien et qu'il l'allait voir." Le 31, un médecin qui a visité la blessure d'Henri la déclare mortelle. "Par la ville, écrit d'Ormesson le 1er juin, on disait que M. de Sévigné était à l'extrémité, et néanmoins M. de Coulanges nous assurait du contraire." Le blessé resta un moment entre la vie et la mort après un combat dont l'existence était connue de tous. Pendant tout un mois, Marie de Rabutin et sa famille auraient pu rompre, s'ils l'avaient voulu. Le duel d'Henri leur fournissait pour cela un prétexte plus que suffisant. Et pourtant le 7 juillet, "l'après dîner, Mlle de Chantal fut accordée à M. de Sévigné", dans l'intimité familiale : "Il n'y avait personne", note d'Ormesson.

    Le duel d'Henri, loin d'avoir été un obstacle au mariage, contribua peut être à transformer le futur mari en une sorte de héros dans l'esprit de sa future femme. Elle aimait les romans, les aventures, les coups d'épée. Elle connaissait sûrement la tradition familiale des Rabutin. Christophe, son grand père, le mari de Jeanne de Chantal, était selon Bussy "d'humeur fort douce", mais, pour "désabuser à grands coups d'épée ceux qui interprétaient mal sa mansuétude", il soutint victorieusement dix huit combats singuliers. Le père de la mariée était un duelliste effréné. Moins d'un an après son mariage, le jour de Pâques 1624, il quitta brusquement l'église où il faisait ses dévotions avec sa famille : un laquais de son ami Boutteville était venu le prévenir "que son maître l'attendait à la porte Saint Antoine. Il y alla en petits souliers à mules de velours noir et servit de second à Boutteville contre Pont Gibaud". Les duellistes furent, pour cela, condamnés à être pendus et étranglés à une potence croisée : le baron de Chantal ne dut son salut qu'à la fuite. Mme de Sévigné admirait vraisemblablement cette bravoure un peu folle. "Où le petit a t il pris cette timidité ? interroge t elle un jour à propos de son petit fils. J'ai peur que vous ne m'en accusiez... S'il avait voulu prendre un peu plus haut, il aurait trouvé un petit père qui n'aurait rien gâté aux Grignan" (8 avril 1676). On peut, à volonté, identifier ce "petit père" à Henri de Sévigné ou à Celse Bénigne de Rabutin, grand père et arrière grand père de Louis Provence. La tradition familiale et l'idée qu'on se faisait alors de la jeunesse et de la bravoure ont dû jouer, dans cette affaire, en faveur de la folie de ce fiancé qui n'hésite pas à se battre dangereusement en duel tandis qu'on discute en famille des derniers détails de son contrat de mariage.

    Le 16 juillet, tandis que les Coulanges passaient tranquillement le week end à Ormesson chez le père d'Olivier, on vint quérir d'urgence Philippe "sur ce que M. de Sévigné voulait se marier le lendemain et aller deux jours après à l'armée". Le tuteur de Marie doit regagner Paris sans attendre. On s'étonne aujourd'hui d'une telle hâte, et plus encore de ce départ projeté immédiatement après la consommation du mariage. Mais une jeune fille du XVIIe siècle pouvait trouver un hommage éclatant dans cette volonté de ne plus différer maintenant que, depuis le 7 juillet, l'accord était signé entre les deux familles. Et il était d'un brave de ne pas manquer une campagne qui s'annonçait glorieuse : Enghien, le futur grand Condé, attaqua Fribourg le 3 août. Rien d'étonnant à ce qu'Henri de Sévigné ait été pressé de partir pour l'armée comme volontaire. Ainsi font les héros de romans : l'amour les incite à aller conquérir des lauriers. Et si, inversement, la hâte d'Henri de Sévigné pour son mariage ou pour son départ avait paru excessive aux Coulanges, ils auraient pu y trouver un prétexte pour rompre in extremis les accords qui venaient d'être conclus. Puisqu'on se contenta de raisonner le futur et de lui faire prendre patience, c'est que l'on tenait au mariage.

    Quinze jours plus tard, le 1er août, c'étaient les fiançailles. Le même jour, on signait le contrat, et le jeudi 4 août, Marie de Rabutin était mariée à Henri de Sévigné. "L'après dîner, écrit d'Ormesson, je fus voir Mme de Sévigné, qui était fort gaie." L'usage était alors d'aller visiter les nouveaux mariés et de les questionner sur leur nuit de noces. A Coulanges qui l'interroge en 1695 sur celle de son petit fils, la marquise répond : "Nous ne savons ce que vous voulez dire d'une première nuit de noces. Hélas, que vous êtes grossier ! J'ai été charmée de l'air et de la modestie de cette soirée... On mène la mariée dans son appartement ; on porte sa toilette, son linge, ses cornettes. Elle se décoiffe, on la déshabille, elle se met au lit. Nous ne savons qui va ni qui vient dans cette chambre ; chacun va se coucher. On se lève le lendemain ; on ne va point chez les mariés. Ils se lèvent de leur côté ; ils s'habillent." Et, pour vanter cette "modestie" provençale, l'épistolière raconte, par antithèse, les noces qu'elle avait connues jusque là, dont probablement la sienne : "On ne leur fait point de sottes questions : "Êtes vous mon gendre ?", "Êtes vous ma belle fille ?" Ils sont ce qu'ils sont. On ne propose aucune sorte de déjeuner ; chacun fait et mange ce qu'il veut. Tout est dans le silence et dans la modestie. Il n'y a point de mauvaise conséquence, point d'embarras, point de méchantes plaisanteries, et voilà ce que je n'avais jamais vu, et ce que je trouve la plus honnête et la plus jolie chose du monde" (4 février 1695). En 1644, la jeune mariée était encore toute "grossière". Elle ne redoutait pas les "méchantes plaisanteries" ; mieux, elle y répondait gaiement. Le Journal de d'Ormesson ne prouve pas que la mariée ait passé sa nuit de noces dans des plaisirs indicibles, ni même qu'elle ait pris goût à la chose. Il témoigne du moins qu'elle n'en a pas fait un drame, et qu'elle était fort heureuse d'être devenue femme.

    Ce mari, qu'elle venait de connaître, avait certainement besoin d'affection et de stabilité. Il avait, tout comme elle, été orphelin de très bonne heure. Sa mère était morte l'année même de sa naissance, en novembre 1623, quand il avait huit mois. Puis il avait perdu son père à douze ans, en janvier 1635, et, quelques mois après, sa grand mère paternelle, Marie de Sévigné dame d'Olivet. A la différence de son épouse, il n'avait pas trouvé de famille de substitution. En avril 1629, son père s'était remarié avec Marie de Coëtnempren, veuve de Guy de Keraldanet. On avait alors projeté d'unir Henri à Renée de Keraldanet, l'aînée des filles du premier mariage de sa marâtre. La cadette irait au couvent. Mais presque aussitôt après la mort de son deuxième mari, Marie de Coëtnempren se maria une troisième fois avec Honoré d'Acigné, comte de Granbois. Le même jour, 25 janvier 1636, sa fille aînée épousait le comte de La Roche Jagu, fils aîné du nouveau mari. La cadette, enfermée de force au couvent des bernardines de Vitré, dut à son énergie de réussir à sortir de religion au bout de vingt ans. Plusieurs témoins rapportèrent alors les mauvais traitements subis par l'enfant pour la contraindre à se faire religieuse. Celle qui n'hésitait pas à "traiter mal à toutes heures" sa propre fille n'a pas dû être bien attentive au fils de son second mari. Celui ci, dans son testament, avait pris soin de confier l'enfant à sa mère, non à sa femme. Le décès de Marie d'Olivet priva l'orphelin de ce dernier soutien. On lui choisit pour tuteur Renaud de Sévigné, comte de, Montmoron, conseiller au parlement de Bretagne, son cousin germain, mais celui ci habitait Rennes, et Henri demeura aux Rochers au moins jusqu'en novembre 1641. Il y fut élevé par des domestiques et son éducation dut en souffrir. Lui qui n'avait pas, comme son épouse, été entouré de tendresse et de bons conseils, pouvait espérer trouver en elle de quoi fixer ses excès d'ardeur et de vivacité. Marie de Rabutin n'avait rien de guindé et ne détestait pas les "folies". Les deux époux pouvaient s'entendre.