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L'IMPOSTURE LITTÉRAIRE DANS LES PROVINCIALES DE PASCAL






Le bricolage pascalien - Pascal, dans la quatrième Provinciale, a découvert l'efficacité des montages de textes. Il continue, pendant les six suivantes, d'utiliser ce procédé. L'italique le signale au lecteur du premier coup d'oeil. Quasi absentes des trois premières lettres, les citations, qui occupaient 6 % de la quatrième, passent à 17 % de la cinquième puis, selon une constante progression, à 21, 28, 32, 13 et 39 % des suivantes. Au total, elles correspondent, pour l'ensemble des Provinciales morales, à près de 900 lignes sur un peu plus de 3 000, environ 30 %.
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    Cette multiplication des références n'est pas gratuite. Avec Vasquez et les probabilistes, explique Th. Deman, l'objet de la recherche morale s'est déplacé : "L'on s'informera de la probabilité extrinsèque [...]. D'où, notamment chez les probabilistes de l'âge suivant, cette débauche de noms propres et de citations, dont il n'y a pas d'exemples dans aucune discipline autre que la théologie morale". En dépeignant un jésuite qui accumule des citations extraites de ses autorités, Pascal emprunte apparemment à ceux qu'il combat leur propre méthode d'exposition. Le casuiste qu'il met en scène procède selon son être de casuiste, habitué à se retrancher derrière les opinions d'autrui.

    Il est, pour l'auteur des six lettres morales, l'instrument parfaitement approprié d'un savant bricolage. Appliquant à la littérature ce que Claude Lévi Strauss avait écrit de la pensée mythique, G. Genette rappelle que la règle du bricolage est "d'investir dans une structure nouvelle des résidus désaffectés de structures anciennes, faisant l'économie d'une fabrication expresse au prix d'une double opération d'analyse (extraire divers éléments de divers ensembles constitués) et de synthèse (constituer à partir de ces éléments hétérogènes un nouvel ensemble dans lequel, à la limite, aucun des éléments réemployés ne retrouvera sa. fonction d'origine". A condition de parler, non de "résidus désaffectés", mais de pièces soustraites à des ensembles originels à dessein de les utiliser ailleurs, ce texte s'applique parfaitement aux opérations de Pascal dans les Provinciales 6 à 10. Il les a construites à partir de brefs passages transplantés des diverses structures qui les avaient produits dans une nouvelle et unique structure inventée à dessein d'obtenir des mêmes textes un effet différent.

    Le corpus d'où sont extraites les citations réemployées ne provient pas d'un seul ensemble. Azor, Bauny, Caramuel, Diana, Escobar, Filiutius, Layman, Lessius, Navarre, Reginaldus, E. Sa, Th. Sanchez sont des casuistes. Le père Caussin, le père Peteau, le père Pinthereau ont écrit des traités polémiques. Le père Barry, le père Binet, le père Lemoyne sont des moralistes, qui ont fait des livres de dévotion à l'intention des chrétiens vivant dans le monde. Le père Cellot traite des questions soulevées par la hiérarchie de l'Église, le père Lamy du droit et de la justice, Antoine Sirmond de la vertu, dans des ouvrages théoriques. Molina, Vasquez, Suarez, Valentia sont des théologiens. Pascal emprunte indifféremment à ces divers auteurs, entremêlant leurs textes pour en nourrir le sien. En quelques pages, la neuvième lettre aligne successivement (p. 153 161) des extraits des pères Barry, Binet et Lemoyne (moralistes), puis d'Escobar (casuiste), puis du père Garasse (théologien et polémiste), puis d'Escobar, de Sanchez, de Lessius (casuistes), puis de nouveau du père Lemoyne. Les thèses du collège de Clermont, mentionnées dans la dixième Provinciale, appartiennent à un autre système de référence, de même que l'Imago primi saeculi, écrit à l'occasion du centenaire de la Compagnie, cité dans la cinquième et la dixième lettres. Rien de plus arbitraire qu'un tel mélange, dans lequel figurent abondamment Caramuel et surtout Diana, qui ne sont pas jésuites, et où n'apparaît pas un casuiste de la Compagnie aussi célèbre que le père Busenbaum dont la Medulla (1650) a longtemps fait autorité. Pascal exhibe des passages curieux, inattendus ou même scandaleux, sans avoir préalablement mené d'enquête systématique dans les livres dont ils sont tirés pour y distinguer l'important de l'accessoire. Il a choisi les textes pragmatiquement, à partir de la Théologie morale d'Arnauld et du livre d'Escobar. L'essentiel de sa tâche a été d'organiser dans un nouvel ensemble, doté de sa cohérence propre, des extraits puisés çà et là.

    En passant des originaux dans les Provinciales, les citations subissent un important changement d'échelle. Quand Pascal tire tout ou partie d'une lettre d'un développement plus long d'Arnauld ou de Nicole, il choisit dans cette source. Il la condense et la recompose. Il se garde de reproduire tels quels des morceaux séparés de leurs tenants et aboutissants par une nouvelle affectation. Construire un texte en modèle réduit n'est pas une opération de bricolage. C'en est une au contraire que de rapporter quasi mot à mot, en grandeur réelle, des extraits tirés des gros livres des casuistes et de les insérer dans la trame d'un développement dont l'unité demeure la forme ultra courte de la lettre galante. Pascal prétend, avec des extraits équivalant au total à moins de 30 pages imprimées assez gros, donner l'idée d'une trentaine d'ouvrages comportant souvent deux et parfois trois ou quatre volumes de six à huit cents pages d'impression serrée. Les passages retenus subissent en conséquence un curieux effet de grossissement, un peu comme si on introduisait dans un ordinateur miniaturisé d'aujourd'hui une pièce provenant des énormes machines des débuts de la civilisation industrielle. Les vingt lignes tirées d'Escobar sur l'homicide prennent, dans la septième Provinciale, un relief qu'elles n'ont pas, perdues parmi la centaine de numéros que comporte chacune des deux subdivisions d'où elles sont tirées. Entre la grosseur et le nombre des livres d'où sont tirées les citations et la minceur du texte pascalien, la disproportion est flagrante. Le réemploi de quelques lignes, jusque là disséminées dans un vaste ensemble, au sein d'un autre ensemble beaucoup plus court, où il prend soudain toute la place, produit sur le lecteur un effet de choc. Ce qu'il n'apercevrait même pas dans l'original lui saute aux yeux dans la Provinciale.

    Moyen de l'imposture littéraire, le bricolage résulte aussi de ce que les textes des casuistes changent de fonction en passant de leurs gros livres dans les petits pamphlets pascaliens. L'épaisseur des volumes, l'abondance des références, l'accumulation des cas est chez eux la conséquence d'un effort de précision et d'exhaustivité. Il ne peut s'agir, dans les Provinciales, que d'exemples privilégiés et de traits présentés comme caractéristiques. A être dissocié de ceux qui l'environnent, le cas particulier se transforme en singularité de mauvais aloi, et l'avis motivé par des circonstances précises et souvent exceptionnelles devient le signe d'un état d'esprit général. Chaque décision appartenait à une structure quantitative d'énumération. On l'en sort pour la présenter comme une opinion scandaleuse et la placer dans une structure qualitative, fondée sur le pittoresque du scandale.

    Parce que la cinquième Provinciale est écrite et publiée au moment du carême, Pascal puise dans Escobar et dans Filiutius, où elles se trouvent parmi beaucoup d'autres selon une classification toute scolastique, quatre questions sur le jeûne dont il fait le piquant début de son exposé sur la casuistique. Elles deviennent, sous sa plume, des exemples classés de façon à former une progression allant du plus simple au plus amusant, puis au plus scandaleux. Il passe même pour cela d'Escobar à Filiutius, qui lui fournit un "trait" dont le casuiste souligne le caractère étonnant : "Eh bien, l'eussiez vous cru ?" (p. 82 83). Tirées de leur ensemble originel, les décisions des casuistes changent de sens parce qu'elles ne sont plus accumulées dans l'intention d'épuiser un sujet, mais choisies et organisées de façon à en déceler les secrètes implications et à révéler l'esprit pernicieux qui les sous tend.

    Ce changement revient à modifier complètement le sens des textes en cause. Les casuistes ont recours à la taxinomie. Ils classent, par catégories et sous catégories, elles mêmes plusieurs fois subdivisées. Filiutius dispense du jeûne le jeune homme qui se serait fatigué exprès à "poursuivre une fille" au numéro 123 du chapitre 6 de la 2ème partie du 27ème traité. Chaque question est examinée en elle même et pour elle-même, et la réponse donnée à propos du jeûne n'exclut évidemment pour ces auteurs ni le péché de luxure commis avec la fille ni, éventuellement, celui d'avoir cherché une excuse afin de ne pas jeûner. D'origine et d'esprit juridique, la casuistique série et sépare les faits pour les apprécier un à un. Pascal place quelques décisions choisies dans un discours continu qui les dénature. Il les insère à la place qui leur revient dans un développement ordonné en vue de produire un effet sur le lecteur. Les textes les plus anodins se révèlent pernicieux pour qui se souvient du discours initial du janséniste et les regarde à la lumière de la doctrine des opinions probables ou de la méthode de la direction d'intention. Persuadé que la casuistique des jésuites repose sur la mauvaise foi et qu'elle la favorise chez leurs pénitents, chacun la découvre aisément dans les textes qu'on lui présente sans se demander si cette mauvaise foi n'est pas dans sa façon de les lire, dans la façon dont on les lui fait lire.

    Le dernier des exemples concernant le jeûne conduit à la question des occasions prochaines : "Eh quoi, demande l'enquêteur, n'est ce pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut ? Et est il permis de rechercher les occasions de pécher ? Ou plutôt n'est on pas obligé de les fuir ?" Et le casuiste de répondre : "Non pas toujours [...] ; c'est selon" (cinquième lettre, p.83), et de citer cette fois Bazile Ponce, invoqué par le père Bauny. On peut rechercher une occasion, avait rapporté celui là dans son Traité de la pénitence, "quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte" . Cette affirmation, dans sa source, n'avait rien de scandaleux. Le casuiste espagnol l'avance, sans en faire une maxime universelle, à l'occasion d'un cas particulier, la permission d'épouser un hérétique pour le bien de l'État. Le père Bauny la reprend en examinant conjointement la question de la fréquentation des infidèles et celle des prostituées, seule retenue dans la dixième lettre. Il arrive, note t il, qu'une telle fréquentation soit licite malgré ses dangers pour la foi dans un cas ou pour les moeurs dans l'autre.

    Point question chez le jésuite de fournir à un pénitent habitué à la débauche un prétexte spécieux pour se livrer impunément à son vice favori. Il constate seulement que, pour accéder à ce "bien merveilleux" qu'est le salut d'autrui, on ne peut quelquefois éviter certains risques. Ainsi faisait saint Ambroise. C'est la charité, non l'intention mauvaise qu'autorise Bauny. Rechercher les occasion prochaines est "aussi quelquefois permis", avait d'abord dit le jésuite de Pascal (p. 83). Tout est dans les conditions de ce quelquefois, aussitôt oublié au profit de ce qui devient une sorte de maxime générale à laquelle un nouveau contexte donne spontanément une portée pernicieuse. L'ensemble satirique dans lequel Pascal les place jette un éclairage suspect sur des extraits qui ont précisément été choisis à cause de l'interprétation qu'ils étaient susceptibles d'y recevoir. A leur fonction originelle d'explication des cas de conscience, le bricolage pascalien a substitué une autre fonction : servir de pièces à conviction contre les jésuites en démontrant que le domaine de la casuistique est celui de la mauvaise foi.

    Les membres de la Société parleront d'imposture. Le père Nouet en fera le titre d'une série de réponses. Dans la huitième, il prend pour cible la façon dont l'auteur des Provinciales a falsifié le texte de Filiutius sur le jeûne en laissant croire qu'il négligeait la faute commise par le jeune homme en vue de ne pas jeûner. Il rappelait que le casuiste avait au contraire, dans l'ouvrage mis en cause, pris grand soin de préciser que la dispense du jeûne ne l'exemptait pas des fautes commises pour avoir une raison de ne pas jeûner. A quoi Nicole, dans l'édition latine des Provinciales, répondra qu'Escobar, renvoyant à Filiutius, a lui aussi omis cette précision. C'est oublier que, chez le casuiste, elle allait de soi en raison de sa méthode d'exposition, alors que son absence apparaît voulue dans le contexte de la Provinciale. On y passe du jeûne à l'occasion prochaine, qui conduira à la définition de l'opinion probable. Les. décisions des casuistes sont insérées dans une démonstration progressive et tirent leur sens de cette démonstration. Le mouvement des idées et la progression dramatique leur donnent une nouvelle signification.

    Les plaintes des jésuites, conclut Nicole, "ne sont que des puérilités. Car quand Montalte demande s'il est permis de rechercher les occasions de pécher, ce n'est pas à dessein d'attribuer ce sentiment à Filiutius, mais c'est seulement pour engager son jésuite à lui parler des principes de Bauny, qui a enseigné que cela était permis. Il y a une infinité de transitions et de manières de parler semblables, dont on est obligé de se servir dans les dialogues. Et qui voudrait les prendre à la rigueur, ou les condamner sérieusement, serait non seulement injuste, mais passerait encore pour ridicule et pour un homme sans esprit." On ne saurait mieux dire. Sans le vouloir, le commentateur janséniste place le débat là où on aurait dû en effet le placer, dans l'ordre de la littérature et du monde. C'est là qu'on peut parler de ridicule ou d'absence d'esprit, là aussi qu'une transition réussie est plus importante que l'exactitude de la présentation de la pensée d'autrui. Le contenu du texte est subordonné au genre littéraire auquel il appartient, en l'occurrence au dialogue, de préférence à la vérité. On a quitté la théologie, science exacte et rigoureuse selon tous les catholiques du temps. On est entré dans le domaine de la fiction narrative, dont les contraintes sont d'une autre nature. L'imposture de Pascal est de ne pas l'avouer au lecteur et de lui présenter cette fiction comme de la vraie théologie. Il ne pouvait en faire l'économie. Son entreprise n'avait de sens que si elle prétendait rendre exactement compte du contenu des traités adverses. Elle n'était efficace qu'à condition de les transposer galamment à l'intention des dames et des cavaliers.

    C'est pourquoi, contrairement aux apparences, l'accumulation des citations dans les Provinciales et l'invocation successive et répétitive de leurs auteurs ne doivent rien à la méthode des casuistes se référant constamment les uns aux autres. Nul "bricolage" dans leur cas. Leurs textes, présentés de façon discontinue, passent d'un livre à l'autre sans changer de signification : ils sont interchangeables parce que leurs discours restent homogènes. Les citations y sont en fait plus rares que les résumés et les renvois. Dans les extraits rapportés par Pascal, il n'y a qu'une dizaine d'exemples dans lesquels un casuiste cite textuellement un autre casuiste. Son jésuite au contraire ne cesse de citer. Il prétend disparaître derrière la pensée et les textes d'autrui. Il renonce à juger par lui même : "Je ne parle pas en cela selon ma conscience, explique t il dans la cinquième lettre, mais selon celle de Ponce et du père Bauny" (p. 84). Il n'est que le présentateur des opinions de ses confrères.

    Le rôle des citations qu'il introduit est par suite tout à fait différent de celui des renvois de ses prétendus modèles. Contrairement à ce que Pascal insinue, les casuistes prennent parti et, après avoir rappelé les avis des autres auteurs comme autant de précédents, ils donnent ensuite le leur à la première personne. Les exemples cités dans les Provinciales le montrent parfaitement, tel celui d'Azor sur l'homicide : "Est il permis à un homme d'honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou un coup de bâton ? Les uns disent que non ; et leur raison est que la vie du prochain est plus précieuse que notre honneur : outre qu'il y a de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que cela est permis ; et certainement je le trouve probable, quand on ne peut l'éviter autrement ; car, sans cela, l'honneur des innocents serait sans cesse exposé à la malice des insolents" (p. 124). Le jésuite espagnol prend à son compte l'opinion qu'il juge probable et en donne une justification qu'il pense raisonnable. Lessius décide de même, après avoir constaté que "c'est une chose qui n'est contestée d'aucun casuiste" (p. 125). Sur chaque problème, le casuiste s'efforce d'établir les convergences et les divergences des avis précédemment énoncés afin d'en évaluer personnellement le degré d'autorité. Pascal ne cite Azor et Lessius et n'appuie leurs avis sur une accumulation de renvois à Filiutius, Héreau, Hurtado de Mendoza, Bécan, Flahaut et Lecourt, Escobar et Navarre que pour mieux faire ressortir une convergence qui démontre une solidarité scandaleuse.

    Entre les vrais casuistes et le jésuite de Pascal, la différence est que les uns cherchent à fonder en raison et par des précédents ce qu'ils croient la vérité, alors que l'autre est l'instrument grâce auquel Pascal regroupe, selon un plan concerté et dans un ordre qu'il a choisi, les exemples destinés à susciter l'indignation de son lecteur. Le bricolage, de ce point de vue, consiste à avoir fait passer des textes ressortissant d'une mentalité juridique, qui encourage à rechercher des circonstances atténuantes, dans des lettres mondaines où elles choquent l'idée que le lecteur se fait de la perfection chrétienne. La distance séparant ces deux mentalités explique que le scandale saute aux yeux du mondain alors qu'il échappe au théologien. En fabriquant, à partir de textes qui appartiennent à un certain mode de pensée, des lettres polémiques, qui appartiennent à un autre mode de pensée, le bricolage de Pascal a le mérite de révéler cette distance. Leur efficacité littéraire aurait été moindre si leur auteur s'était posé la difficile question qui sous tend tout le débat, celle de la possibilité, et peut être de la nécessité, de leur coexistence.

    A partir d'un certain nombre d'extraits provenant des livres des casuistes mais détachés de leur discours, l'auteur des Provinciales a reconstruit un autre discours, organisé selon une logique différente du point de vue de la méthode d'exposition comme de la façon de raisonner ou de la mentalité qu'elle traduit. Il lui fallait, pour réussir ce bricolage, un personnage qui en masquerait l'existence par l'éclat de sa présence. C'est le rôle du jésuite qui appartient, comme les citations qu'il rapporte, à deux ensembles hétérogènes. Double d'Escobar, il est censé se comporter en casuiste devant l'enquêteur qu'on lui a dépêché. Solidaire de sa Compagnie, il est à l'image de tous ceux qu'il vante et cite abondamment. Mais il dépend en même temps des nécessités de la création littéraire, qui, de juge critique, le transforment apparemment en simple témoin, et en fait en complice de l'auteur des Provinciales. Promu à la dignité de professeur de casuistique, il énonce les décisions de ses confrères sans jamais énoncer les siennes. Écho admiratif des vrais casuistes, il a changé de fonction pour prendre place dans le texte pascalien.

    Cette fonction d'écho n'est qu'un masque. Pascal a fondé la crédibilité de son jésuite sur la réaction de son lecteur, qui y reconnaît un pédant, et sur les citations que sa pédanterie extrait des livres qui l'entourent, conférant à son personnage l'indubitable objectivité des textes fournis avec leurs références. On oublie vite, à ce jeu là, que le comique de l'affirmation : "Je ne dis jamais rien de moi même" (p. 153), cache le mensonge de l'art. Si le jésuite tire en effet de sa bibliothèque les avis des casuistes qu'il représente, il est loin de se contenter de les citer. C'est lui qui introduit de la logique dans ce qui était inventaire et qui transforme en développement cohérents et même systématiques ce qui n'était, chez les auteurs mis en cause, que des suites de cas particuliers juxtaposés par sujets. Sa mission ne se borne pas à ouvrir ses livres et à en extraire des décisions au hasard. Elle consiste à trouver celles qui sont à la fois pittoresques, ridicules et scandaleuses et à les présenter méthodiquement afin d'en rendre manifeste le caractère prétendument concerté. Ce n'est pas l'enquêteur, mais le jésuite qui dirige le jeu, en professeur habile, capable de mener un exposé à la fois vivant et progressif, soutenu d'idées générales simples, faciles à comprendre et illustrées d'exemples bien choisis. Une fois lancé par la question sur le jeûne, il décide seul des sujets à aborder, de l'ordre à suivre, du temps à consacrer à chaque question. L'épistolier, rentré chez lui, suit dans ses lettres l'ordre des conversations sans chercher à les réorganiser à sa façon. La réussite technique des Provinciales 5 à 10 est fondée sur la réussite pédagogique du casuiste, c'est à dire sur l'art avec lequel Pascal a su organiser autour de lui un exposé clair et convaincant du système moral qu'il prête aux jésuites.

    Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le discours du casuiste finisse par rejoindre celui des ennemis de la casuistique. Dès qu'il ne s'agit plus de donner son avis sur les décisions de ses confrères, le personnage de Pascal devient bavard. Il n'hésite pas à confier à son interlocuteur le véritable but de l'entreprise : "Nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d'établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu'on serait de difficile composition si l'on n'était content ; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit pour ne pas désespérer le monde" (p. 103). Ainsi se trouve authentifiée la thèse capitale des Provinciales : le laxisme de la Société est la conséquence d'un "dessein", le résultat de sa volonté de domination. Les propos du jésuite fictif confirment l'avertissement donné par le janséniste au début de la première des Provinciales morales.

    Ses récits en effet ne sont pas neutres, mais en quelque sorte orientés à contresens. Par son attitude admirative pour la subtilité de ceux qu'il cite, le jésuite tend à valoriser positivement leur discours. Même quand il affirme d'aventure qu'il n'en partage pas les avis, il en est toujours solidaire par son état d'esprit. Il représente donc, face à l'enquêteur, un camp nettement tranché qui prétend à son admiration. Mais le simple exposé de ce qu'on y écrit, de ce qu'on y dit, de ce qu'on y est incite au contraire à prendre parti contre son école de pensée. Les propos du jésuite changent de signe du seul fait qu'ils se trouvent placés dans la relation de l'enquêteur qui, par ses apartés et ses propos à double entente, accentue les réactions de rejet spontanées du lecteur. A la différence des récits de la première lettre, ceux des Provinciales morales ne prétendent plus à la neutralité. Suffisamment mais subrepticement marquée, leur orientation hostile aux jésuites conduit à la ferme prise des positions polémiques des dernières lettres.

    Au delà de l'apparence et contrairement à elle, le jésuite des Provinciales morales n'est donc pas le porte parole des casuistes, mais celui de leurs ennemis. Il cite les textes des premiers, mais il a pour principale fonction de projeter sur eux le point de vue des seconds. C'est lui qui transforme une collection d'opinions relâchées en un système moral corrompu et corrupteur, lui qui révèle comment ce système fonctionne à l'aide des opinions probables et de la direction d'intention, lui qui met en forme une pensée jusque là éparse et disparate. A la fin de la cinquième Provinciale, l'enquêteur étonné objecte les "puissantes barrières" qui s'opposent à "la course" de son interlocuteur : "L'Écriture sainte, les Papes et les conciles. Est ce là tout, répond le jésuite ? Vous m'avez fait peur. Croyez vous qu'une chose si visible n'ait pas été prévue et que nous n'y ayons pas pourvu ?" Et il promet "l'éclaircissement" pour le lendemain (p. 94). Ce qui insinue ou affirme la volonté subversive des jésuites, capables de pourvoir à tout et donc de tout pervertir, est placé dans la bouche d'un personnage inventé pour les besoins de la cause. On croit tout ce qu'il dit, sans prendre garde que la vérité de ses paroles n'est fondée sur des citations que pour la partie de ses propos imprimée en italique. Là seulement, il ne dit rien de lui même. Pour le reste, et notamment quand il explique le principe et le fondement de la morale de la Société, il parle sans fournir d'autres preuves que son appartenance fictive à la Compagnie.

    Le commentaire des citations et leur mise en scène, c'est à dire l'essentiel, appartiennent en fait à Pascal. Les avoir attribués à un personnage inventé, dont on croit qu'il parle toujours objectivement parce qu'on projette sur tous ses propos l'objectivité apparente de ses abondantes citations, n'est qu'un habile moyen d'endormir l'esprit critique du lecteur afin de le persuader plus aisément de la perversité des jésuites. Contrairement à ce qu'il veut lui faire croire, Pascal ne l'informe pas de ce que sont la casuistique et les casuistes, il en construit, à partir de textes disparates organisés par lui dans un savant montage à valeur démonstrative, une image de son invention, fiction plaisante et satirique dont on mesure du premier coup d'oeil tout ce qui la sépare de la réalité dès qu'on ouvre le moindre des pesants et ennuyeux traités dont il prétend rendre compte. Au lieu de raconter les difficiles débats de Sorbonne, l'auteur des premières lettres a rapporté des interviewes imaginaires, plus amusantes que les disputes réelles pour les cavaliers et les dames auxquels il s'adressait. Au lieu de leur exposer les dédales et les complications de la casuistique existante, l'auteur des Provinciales morales a inventé un projet politique au service duquel, à l'en croire, les jésuites ont mis de propos délibéré des méthodes destinées à favoriser le laxisme moral. Les disciples de saint Augustin ont souvent reproché à ceux qui les attaquaient d'avoir créé eux mêmes le fantôme du jansénisme afin de le combattre plus facilement. A l'aride réalité des inépuisables listes des cas de conscience traités au coup par coup, Pascal a pareillement substitué le fantôme agréable d'un laxisme pervers. Et comme cette image inventée était infiniment plus séduisante que le modèle prétendu, on a volontiers oublié la vérité du document au profit de l'imposture littéraire.