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LA FONTAINE, BIOGRAPHIE






Chapitre I : Fables - "La Cigale et la Fourmi", "Le Corbeau et le Renard", "Le Lièvre et la Tortue" On aime les Fables. On en raconte d'étonnantes sur leur auteur. Comme s'il avait lui aussi appartenu au monde merveilleux du "temps où les bêtes parlaient". On en est persuadé d'avance : Jean de La Fontaine ne s'est pas conduit comme les autres hommes.
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    En 1725, trente ans après sa mort, sa première biographie complète se termine sur la fable du "Poète qui a Oublié ses Amis". Il passait quelques jours à Antony. Il n'est pas là pour le déjeuner. On l'appelle, on le sonne. Il ne vient point. Il arrive le repas fini. On lui demande d'où il sort. Il répond qu'il était à l'enterrement d'une fourmi, qu'il en a suivi le convoi dans le jardin et qu'il a reconduit la famille jusqu'à sa maison, autrement dit à la fourmilière. Il entreprend là dessus "une description naïve du gouvernement de ces petits animaux, qu'il a portés depuis dans les Fables". Il avait passé tout son temps à étudier la nature. "Ses distractions étaient bien philosophiques, conclut Mathieu Marais, et il nous préparait ses excellents ouvrages qui en sont le fruit."

    Le poète a été marié et père de famille. C'est banal. Mais la Fable nous dit : "Il ne l'a pas été banalement." Elle nous récite "Le Voyageur et la Dévote". Mme de La Fontaine s'est retirée à Château Thierry, excédée des fredaines de son mari. Racine et Boileau, ses amis, l'engagent à un raccommodement. Il cède à leurs raisons et décide d'aller la rejoindre. Quittant la capitale, il file droit à la maison conjugale. Sa femme n'est pas là. "Elle est à l'"église, au salut", lui dit sur le pas de la porte un domestique qui ne le connaît pas. Il reprend la voiture qui l'avait coduit là et revient sans attendre à Paris. Ses amis l'y accueillent et lui demandent s'il est content de son voyage : "J'ai été pour voir ma femme, leur répond il simplement, mais je ne l'ai pas trouvée. Elle était au salut."

    Faussetés, réplique un défenseur de sa mémoire, qui nous raconte "Le Voyageur étourdi", fable qu'il tient, dit il, des petites filles du poète. Jean venait souvent voir sa femme. Il passait auprès d'elle des semaines entières. Un jour, arrivant de Paris, il apprend qu'elle vient juste de s'en aller à l'église. Il rencontre un de ses amis, qui l'invite à souper chez lui, à une lieue à peine. La dévote n'est pas près de rentrer. On est dans la belle saison. On le ramènera de bonne heure. La Fontaine ne sait pas dire non. Il suit son compagnon, qui lui fait bonne chère. Il y a d'autres invités. Dans la gaieté du repas, l'un d'eux lui fait promettre de venir le lendemain déjeuner chez lui, à deux lieues de là. Il le suit. Il s'éloigne encore de sa femme. Nouvel ami. Nouvelle proposition. Nouvel éloignement. Le bonhomme, protestant toujours qu'il s'en va chez lui, se trouve maintenant à six lieues de Château Thierry, sur le chemin de la capitale. Un temps affreux survient, qui le dissuade de quitter son dernier hôte. Une occasion se présente de regagner agréablement Paris où il doit assister à une séance importante de l'Académie française. Il décide alors de rejoindre la capitale sans avoir vu sa femme. Il le regrette. Du moins le dit il, en riant de son aventure.

    Refus du fabuliste de se retrouver chez lui face à face avec une dévote ? Faiblesse du poète qui se laisse entraîner par les plaisirs de la bonne table et des joyeuses conversations entre amis ? Dans les deux cas, le conte est trop bon pour qu'on aille gâcher son plaisir en en contestant l'origine. On le répète et on l'amplifie depuis que Fréron, Cideville et Louis Racine l'ont rapporté les premiers, une cinquantaine d'années après la mort du poète. On ne leur demande pas d'être véridiques. Il suffit qu'ils paraissent dire vrai. Parce que leurs récits sont, comme toute fable, un mensonge signifiant la vérité, celle d'un étourdi oublieux de ses promesses, d'un faible emporté au caprice des circonstances, d'un ennemi de la contrainte.

    Ce mari peu zélé ne pouvait être qu'un père distrait. Nouvelle fable : "Le Père qui a oublié son Fils." La Fontaine avait eu un garçon, qu'il n'avait pas gardé près de lui. Il ne le voyait pas souvent. Un jour, dans une demeure amie, il découvre un beau jeune homme, lui trouve de l'esprit et du goût. Il le dit à la compagnie. "C'est votre fils", lui réplique t on, surpris de ses compliments. Et lui, sans s'étonner : "J'en suis fort aise." La scène viendrait d'un témoin oculaire. Pourquoi pas ? La fable vaut surtout par ce qu'elle révèle : le refus des devoirs de la paternité, la rupture du poète avec la continuité familiale, sa tranquillité devant le caractère scandaleux de son indifférence. Rousseau s'est justifié d'avoir abandonné ses enfants ; il en avait mauvaise conscience. La Fontaine n'a pas même l'idée qu'il pourrait être traité de mauvais père. Il est bien trop distrait, trop en marge du monde pour qu'on puisse le juger comme un homme ordinaire.

    Allant un jour à Versailles, la duchesse de Bouillon le voit un matin en train de rêver sous un arbre. Le soir, en s'en allant, elle le trouve au même endroit et dans la même attitude, quoiqu'il fît très froid et qu'il eût plu toute la journée. Il ne s'en était pas aperçu. "C'est à ces poétiques rêveries, dit Fréron, que l'on doit attribuer toutes les distractions" d'un auteur constamment perdu dans ses idées ou dans son dernier enthousiasme. Dès qu'il avait pris goût pour quelque ouvrage, raconte le fils de Jean Racine, son esprit en était entièrement occupé. Il en parlait à tout propos. Racine, qui l'avait un jour emmené à l'office des Ténèbres, s'aperçut qu'il s'ennuyait fort. Il lui donna une Bible pour le distraire. La Fontaine tomba sur Baruch, un des petits prophètes de l'Ancien Testament. Il y lut la prière des Juifs, et il la trouva admirable. Il le dit à Racine en lui demandant qui était ce Baruch. Puis, pendant plusieurs jours, à tous ceux de sa connaissance qu'il rencontrait, il disait seulement : "Avez-vous lu Baruch ? C'est un fort grand génie."

    Son enthousiasme lui ôtait toute mesure. Il oubliait où il était et à qui il parlait. Peu de temps avant sa dernière maladie, raconte Brossette, il dînait chez l'évêque de Soissons. On se mit à parler du goût du siècle. "Vous trouveriez encore parmi nous, dit il très sérieusement, une infinité de gens qui estiment plus saint Augustin que Rabelais." La compagnie eut beau s'esclaffer, le poète s'entêta dans son opinion.

    Son confesseur, à l'occasion d'une maladie, l'exhorta à faire des prières et des aumônes. "Pour les aumônes, répondit il, je n'en puis faire. Je n'ai rien à donner. Mais on a fait une nouvelle édition de mes Contes, et le libraire doit m'en donner cent exemplaires. Je vous les donnerai ; vous les ferez vendre pour les pauvres." Le confesseur, "presque aussi simple que son pénitent", à en croire celui qui rapporte l'anecdote, s'en alla consulter un théologien pour savoir s'il pouvait accepter l'aumône...

    Même mécanisme dans tous les cas : il s'agit d'excuser par la simplicité ou l'étourderie de La Fontaine une conduite qui choque les principes établis de la religion, de la morale ou du simple bon sens. Pendant sa maladie, dit encore Louis Racine, Boileau et son père allèrent le voir. La femme qui le gardait les pria de ne pas entrer : il dormait. "Nous venions, lui dirent ils, pour l'exhorter à songer à sa conscience, car il a de grandes fautes à se reprocher." La garde, qui ne connaissait ni son malade ni ceux à qui elle parlait, répondit : "Messieurs, il est simple comme un enfant. S'il a fait des fautes, c'est donc par bêtise plus que par malice."

    On excuse de la même façon sa brouille avec Furetière, coupable d'avoir publié son Dictionnaire avant que l'Académie n'ait donné le sien. La Fontaine, explique t on, se rendit à la séance dans l'intention de se montrer favorable à un confrère qui était son ami. "Mais par une absence impardonnable, il jeta la boule noire au lieu de la boule blanche." Rien de plus faux : La Fontaine, on le sait par ailleurs, vota librement et volontairement l'exclusion de Furetière. Et c'est avec la même liberté et la même bonne conscience qu'il a, jusqu'à la fin de sa vie, écrit des Contes qu'il savait parfaitement condamnés par l'Église et les gens de bien au nom de la morale. En fait, ce que révèlent les fables inventées pour innocenter le poète, c'est qu'aux yeux de ceux qui les ont imaginées et rapportées, il avait grand besoin d'être excusé.

    Tout aimable qu'elle soit, sa légende ne cache pas, en effet, que La Fontaine a vécu en marginal. En ce siècle classique où s'instaure l'ordre de Louis XIV et de la Contre-réforme, il n'a pas cru devoir faire comme tout le monde. Dans sa vie de famille comme dans sa vie professionnelle, il s'est le plus possible comporté à sa guise, au mépris des normes établies. Singulier paradoxe : notre grand fabuliste, l'auteur qui a introduit et répandu en France le seul genre moral à avoir connu un succès populaire, celui qu'on donne depuis des siècles à lire aux enfants pour leur apprendre à bien vivre, a vécu au mépris des lois. On le cite pour donner la Fourmi en exemple, mais lui même s'est toujours conduit comme la Cigale... On le met du côté des Chiens de garde, oubliant ses sympathies pour le Loup, qui préfère les risques de la liberté à l'assurance du bon gîte et des bons soupers. Qu'il le voulût ou non, il dut rentrer dans l'ordre. Et puisqu'on ne pouvait cacher ce qui l'en avait écarté, le mieux était de renchérir sur ses sottises et de le déclarer irresponsable : "Ce La Fontaine, quand même, quel étourdi !"

    Étourdi, il le fut en effet. "Qui dirait au bon La Fontaine qu'il est visionnaire, il se fâcherait, lit on dans un dialogue publié en 1695. Et pourtant, au fond, c'est un visionnaire. Il n'est jamais où on le voit, toujours abstrait quand on lui parle, et au lieu de répondre à ce qu'on lui demande, il fait à tout moment des spropositi ridicules." Loin de diminuer, ses distractions ont augmenté avec le temps. "C'est au point, dit ce témoin, qu'au sortir de dîner avec des amis, un moment après il ne les reconnaît pas dans la rue. Un soir de mai 1690, lui et moi fûmes au convoi funèbre du pauvre Mitton. Huit jours après, il alla chez lui demander à sa nièce des nouvelles de sa santé." La discussion, quand on parle du fabuliste, ne porte donc pas sur ses absences ; seulement sur leur degré et leurs circonstances.

    Vigneul Marville a raconté le complot formé avec trois autres de ses amis pour attirer "cet homme rare" en dehors de la ville, dans "une maison consacrée aux Muses", où ils lui donnèrent un repas "pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien". Le bonhomme ne se fait point prier. Il arrive bien à l'heure, à midi. "La compagnie était bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni." Au lieu de saluer et de remercier ses hôtes, il se met à table sans dire un mot. "Il mangea comme quatre et but de même." Le repas fini, on pense qu'il va enfin parler. Il s'endort. Après trois quarts d'heure de sommeil, il se réveille et ne parle que pour s'excuser d'avoir dormi : il était fatigué. On lui dit que cela n'a pas d'importance et qu'il a bien fait. On s'empresse auprès de lui pour "le mettre en humeur et l'obliger à laisser voir son esprit". Peine perdue : son esprit ne parut point. "Peut être alors animait il une grenouille dans les marais, une cigale dans les prés ou un renard dans sa tanière, car durant tout le temps que La Fontaine fut avec nous, il nous sembla n'être qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse, et nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris. Nous nous disions les uns les autres : comment se peut il faire qu'un homme, qui a su rendre spirituelles les plus grosses bêtes du monde et les faire parler le plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation si sèche et ne puisse pas, pour un quart d'heure, faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir qu'il est là ?"

    Vigneul Marville tire lui même la leçon de sa fable, "Le Convive muet" : "C'est le naturel des grands génies d'être partout ailleurs qu'à l'endroit où on les demande." Ce lieu commun sur l'étourderie de l'intellectuel surdoué ménage la susceptibilité des convives. Il les empêche de se demander si La Fontaine ne s'est pas moqué d'eux. En gardant le silence, il a refusé d'entrer dans le rôle qu'on voulait lui faire jouer. Il n'est pas de ces parasites qui gagnent leur repas en flattant ceux qui les nourrissent. En toute circonstance, il entend demeurer un homme libre et ne converser avec autrui que s'il y trouve lui même du plaisir. Sa pente vers la rêverie l'arrange : elle est un excellent moyen d'oublier les autres et de ne pas se contraindre. Elle préserve sa liberté.

    Vraies ou fausses dans le détail, les fables racontées sur La Fontaine sont trop nombreuses et trop convergentes pour ne pas révéler un trait fondamental de son comportement. Il a su ne pas vivre comme les autres, et il s'est servi de son étourderie pour y parvenir. Elle n'implique pas, comme l'ont cru de bonnes âmes, l'irresponsabilité du "visionnaire". Loin de la subir, il s'est servi de sa rêverie. Il l'a lucidement employée pour échapper à ses devoirs et à la morale de son temps. Il s'est arrangé pour qu'elle permette d'excuser à tout moment ses nombreux comportements marginaux. Elle aurait pu n'être qu'une fuite dans l'imaginaire, une façon maladroite de garder ses distances par rapport à une réalité où il ne se serait senti ni à sa place ni à son aise. La Fontaine en a fait une arme, un moyen apparemment innocent d'assumer, dans une société d'ordre, ses nombreux choix non conformistes.

    En janvier 1724, l'abbé d'Olivet lut à l'Académie française l'éloge du fabuliste qu'il avait composé pour son Histoire de cette institution. On lui reprocha le ton de son travail. "Tout le monde, dit il, ne m'approuva pas d'avoir trop appuyé sur la simplicité de M. de La Fontaine, et ceux mêmes qui rendirent le plus de justice à mes intentions me conseillèrent de supprimer divers traits qu'en effet je supprimai, de peur qu'on n'en prît occasion de rire." La première biographie du fabuliste a été censurée et tronquée pour excès d'originalité du modèle. Sa statue ne pouvait figurer parmi celles de ses confrères qu'après avoir été coulée dans un moule commun.

    A défaut de rapporter les traits qui avaient choqué, d'Olivet imagine lui aussi une fable. Il suppose une république "composée d'hommes comme La Fontaine". Elle ne connaîtrait "ni fraude, ni mensonge, ni querelle, ni procès, ni chicane, ni luxe, ni ambition". Les terres y seraient mal régies. On n'y trouverait "personne capable d'être magistrat ou soldat". Dans un monde où ces personnages seraient devenus inutiles, "on suivrait aveuglément l'instinct de la nature, qui porte à se contenter de peu et à ne goûter que des plaisirs innocents". Ce serait le fameux Âge d'or que "les poètes ont dépeint et qui n'exista jamais". On ne saurait dire plus clairement que le poète a vécu dans un rêve et hors du temps : "Il était une fois un fabuliste qui s'appelait Jean de La Fontaine..."

    Reste à savoir si l'homme qui a écrit les Fables a vécu comme dans sa légende.