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MADAME DE SÉVIGNÉ, UN FÉMININ PLURIEL - REVUE "EUROPE" 1996






Ce numéro d'Europe consacré à Mme de Sévigné était est l'aboutissement d'un projet qui avait été suggéré à la rédaction de la revue par Marc Soriano, disparu en décembre 1994. Roger Duchêne, autrefois son élève, fut le maître d'oeuvre de ce recueil d'articles paru en 1996.
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    Mme de Sévigné n'a souvent été qu'un auteur d'anthologie. Discontinues par nature (on les égrène en les envoyant au fil du temps), les lettres se prêtent à tous les dépeçages. On y choisissait de préférence les anecdotes historiques pour le grand public, ou les développements moraux pour les élèves. Cette mère abusive a pu ainsi devenir la plus exemplaire des mères, et servir de modèle aux futures épouses dans les lycées et collèges de jeunes filles. Cette femme guillerette, qui aimait la vie et les plaisanteries gaillardes, convertie sur le tard au jansénisme mais jamais bégueule (au point que sa petite fille se faisait scrupule de la voir éditée), a longtemps servi de support à l'enseignement d'une morale, chrétienne ou laïque, édulcorée à l'intention des épouses bourgeoises du XJXe siècle. Cela fait déjà beaucoup de Sévigné...

    Il y a plus important. En 1873, un professeur de droit à la faculté de Dijon découvrit chez un antiquaire de cette ville un manuscrit des lettres de Mme de Sévigné en six volumes. Etabli entre 1715 et 1719 au château de Bussy, c'est la seule copie à peu près fidèle que nous ayons de l'essentiel (83 %) de sa correspondance, ses lettres à Mme de Grignan, sa fille, dont les autographes ont été presque tous détruits sur l'ordre de Mme de Simiane, sa petite fille. Comme ces lettres n'ont été publiées sur ce manuscrit qu'en 1953 (cent vingt ans après sa découverte !), c'est la première fois que la célébration d'un anniversaire de la naissance ou de la mort de notre plus célèbre épistolière donne l'occasion de parler vraiment d'elle, et non de ce que ses premiers éditeurs ont fait de son texte, tronqué d'un tiers, revu et corrigé ligne à ligne.

    Malheureusement, la copie retrouvée ne contient qu'une partie des lettres à Mme de Grignan (319) moins de la moitié du nombre de celles qui ont été conservées (764 selon le découpage de l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade), plus de la moitié si l'on compte en lignes (48 658 contre 38304), puisque le manuscrit retrouvé donne des lettres beaucoup plus complètes. Pour le reste, on ne connaît toujours Mme de Sévigné que par ses premiers éditeurs. Il y a donc, probablement pour toujours, deux Sévigné : l'une au style soigneusement travaillé et au contenu édulcoré par Denis Marius Perrin selon les consignes de Mme de Simiane, la Sévi gné de tous ceux qui s'imaginent qu'elle écrivait pour la postérité des lettres qui faisaient l'admiration des salons ; l'autre où les morceaux de bravoure et les trouvailles d'expression se mêlent à des passages embarrassés (qu'elle appelait des "landes"), et à maints développements utilitaires. Dans cette Sévigné là, on peut désormais admirer un art spontané dont la force vient, ce qui est presque unique en France, de son aptitude à donner, avec la part d'incertitude et parfois d'incorrection que cela comporte, l'impression d'une langue non pas écrite, mais parlée.

    A l'occasion du tricentenaire de sa naissance, en 1926, les discours, articles et commentaires ont été aussi nombreux qu'affligeants. On est allé chercher les meilleurs critiques et les Académiciens les plus en vue pour leur faire dire (c'était l'usage en pareilles circonstances) les sottises qui avaient cours dans le public le plus ignorant. "La patronne charmante des chroniqueurs de journaux", dit Jules Lemaître (les nouvelles de Gazette font moins de 5% des lettres) dans Le Figaro. "De tous les écrivains de son temps, Mme de Sévigné est le seul qui ait décrit la vie provinciale en toute vérité", proclame Alphonse Hallays dans Le Journal des Débats, comme si la marquise n'avait pas été comme les autres prisonnière de son époque et de son milieu. D'autres parlent de "caillette", à cause de sa mobilité d'esprit confondue avec le babil ; ils oublient tant de réflexions profondes, quoique jetées en passant, sur le temps, sur la condition humaine, sur la religion, sur Dieu.

    Proust avait, quelques années plus tôt, malgré l'imperfection de l'édition dont il disposait, deviné et bien mis en valeur le sens profond de l'oeuvre de Mme de Sévigné. Il soulignait ce qu'il appelle son impressionnisme, c'est à dire une façon de "présenter les choses d'abord par l'effet"et non en remontant logiquement à leur cause. C'était sa façon de marquer la spontanéité d'une manière d'écrire trop rapide et trop discontinue pour se soumettre à la logique d'un discours organisateur. Cet art de la liberté déborde l'explication que Proust en donne. Mme de Sévigné ne se laissait pas emporter seulement par ses impressions, elle écrivait aussi selon le flux de ses pensées et de ses sentiments. Son art saisit leur jaillissement.

    L'idée d'un chef d'oeuvre que l'auteur n'a pas voulu tel répugne à nos mentalités, imprégnées de classicisme, de romantisme et de structuralisme. Nous voulons à tout prix que celui qui écrit ait pour but la qualité de son texte, et qu'il ait d'avance désigné (désiré) la postérité comme public. Mais Mme de Sévigné était bien trop grande dame pour penser à nous. Elle écrivait des lettres à son correspondant. Cela lui suffisait. Mme de Grignan (ou Bussy, ou Guitaut) était à elle seule (ou à lui seul) tout son public, un public choisi, un public de choix.

    La grand mère du narrateur de La Recherche (qui lisait comme Proust Mme de Sévi gné dans une édition imparfaite), insiste sur la primauté de la passion dans les Lettres. Grand lecteur de La Recherche du Temps perdu, Jean Cordelier ; dans une "Sévigné par elle même" qui a fait date dans la remise à jour du portrait de l'épistolière, explique cette primauté par la résistance de la fille à la tendresse maternelle. Les Lettres peignent un "amour de fuite". Mais la passion malheureuse s'est, selon lui (selon Proust ?), transformée en passion d'écrire, car les deux passions s'exacerbent, et celle d'écrire a été finalement la plus forte. On retrouve, en termes nouveaux, le vieux débat.

    D'autres ont été ouverts par notre époque, dont on trouvera iciles échos : Mme de Sévi gné à la lumière par exemple de l'intertextualité (elle enrichit ses lettres de celles de sa fille), de la psychanalyse, et bien évidemment du féminisme... Mme de Sévigné disait "les d'Hacqueville"pour mettre l'accent sur la multiplicité des activités d'un de ses amis, sur la quantité des services qu'il rendait à tout le monde, sur la foule de lettres, de billets, de nouvelles qu'il envoyait partout. La diversité des sujets qu'elle traite, celle des découpages de ses lettres, des traitements que lui ont fait subir copistes et éditeurs, celle aussi des approches critiques de son oeuvre, hier et surtout aujourd'hui, permettent de dire "les Sévigné". A condition de ne pas oublier de mettre ce pluriel au féminin.

    Roger DUCHÊNE