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NAISSANCE D'UN ÉCRIVAIN : MME DE SÉVIGNÉ






Chapitre 1 - Une bombe à retardement
    On en parlait. Quelques uns seulement l'avaient vu. Rares étaient ceux qui l'avaient lu. Cela autorisait toutes les rumeurs. "On a fait un roman écrit à la main, à ce qu'on dit, de toute la cour. On dit que c'est Bussy qui l'a fait. On dit qu'il dit beaucoup de mal de tout le monde et que je n'y suis pas oublié. Je ne l'ai pas encore vu, car il n'est pas fort commun."
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    Le 2 avril 1665, Condé, le grand Condé, n'avait pas encore pu se procurer de copie de l'Histoire amoureuse des Gaules. Le 24, le duc d'Enghien, son fils, ne l'a pas vue non plus. Ce qui ne l'empêche pas de confier à la reine de Pologne, avec qui il est comme son père en correspondance régulière, qu'on y trouve des "choses épouvantables" contre le roi, la reine, Monsieur, toute la famille royale. Rien d'étonnant si l'auteur supposé du roman (car il ne s'agit pas d'un libelle politique) a été envoyé le 17 à la Bastille sans autre forme de procès. On l'y tient au secret.

    Mme de Sévigné est de ceux qui ont vu, au moins en partie, le fameux roman. Elle en est involontairement l'origine. En mai 1658, Bussy, qui a besoin d'argent pour partir en campagne, s'adresse à sa "cousine", née Rabutin comme lui, chef de la branche aînée. Elle était arrière arrière petite-fille d'un Christophe de Rabutin dont il était, lui, l'arrière petit fils par une branche cadette. Elle venait d'hériter d'un de ses oncles maternels. Il venait d'hériter pareillement du même personnage, oncle maternel de Gabrielle de Toulongeon, sa femme, qui venait de mourir, cousine germaine de Mme de Sévigné. Pour que ces héritages se transforment en bon argent liquide, il fallait du temps. Bussy avait besoin d'argent tout de suite. Il demanda à sa double cousine, qu'il croyait riche, de lui avancer la somme sur l'héritage à venir.

    Elle accepta d'emblée. Elle avait bon coeur. Mais elle dut demander conseil à son oncle, l'abbé de Coulanges, un frère de sa mère, qui s'occupait de ses affaires depuis son veuvage, cinq années plus tôt. Elles en avaient grand besoin. Avec Henri de Sévigné, la jeune marquise avait pendant les sept ans de son mariage mené joyeuse vie et brûlé la chandelle par les deux bouts. L'abbé, qui commençait à peine à rétablir la situation, répondit qu'il fallait voir. On enverrait en Bourgogne, où étaient les biens de l'oncle à héritage, examiner s'ils étaient suffisants pour garantir l'avance demandée. Avec les délais de voyage et les lenteurs des hommes de lois, c'était renvoyer aux calendes grecques le paiement d'un argent immédiatement nécessaire. Bussy demanda à sa maîtresse, Mme de Montglas, d'engager ses bijoux. Elle le fit sans tergiverser, et le maître général de la cavalerie légère put se couvrir de gloire dans l'armée de Turenne à la bataille des Dunes.

    Il en voulut très fort à sa cousine. Elle avait, selon lui, trahi la maison des Rabutin dont elle était le chef en ne secourant pas, dans un moment crucial, son unique représentant mâle, celui qui pouvait seul lui apporter la vraie gloire, celle des champs de bataille. "Cette affaire, expliquera Bussy, me toucha vivement. J'avais tellement compté sur Mme de Sévigné en toutes rencontres que, trouvant qu'elle me manquait en celle ci, qui était une des plus considérables de ma vie, il me parut qu'elle m'avait trompé en me promettant son amitié, et sur cela, je crus être bien fondé de lui ôter la mienne." Il fit plus. Il écrivit un portrait satirique de sa cousine et le fit admirer à quelques intimes. À la mi avril 1659, retiré à Roissy avec quelques amis libertins pour fêter gaillardement la semaine sainte, il le leur récita. Ce fut le premier texte de son futur roman.

    "Il y a des gens qui ne mettent que les choses saintes pour bornes à leur amitié, et qui feraient tout pour leurs amis, à la réserve d'offenser Dieu. Ces gens là s'appellent amis jusques aux autels. L'amitié de Mme de Sévigné a d'autres limites. Cette belle n'est amie que jusques à la bourse. Il n'y a qu'elle de jolie femme au monde qui se soit déshonorée par l'ingratitude. Il faut que la nécessité lui fasse grand'peur, puisque pour en éviter l'ombre, elle n'appréhende pas la honte. Ceux qui la veulent excuser disent qu'elle défère en cela au conseil de gens qui savent ce que c'est que la faim et qui se souviennent encore de leur première pauvreté."

    Comme beaucoup d'autres, Mme de Sévigné était née d'une mésalliance, celle de son père, un illustre rejeton de la maison de Rabutin, avec une Coulanges, fille et petite fille de financiers dont la richesse était aussi considérable que récente. Ils s'étaient enrichis dans a perception des impôts et les fournitures aux armées comme tant de ces "partisans" stigmatisés par La Bruyère et par tous les moralistes avant lui. En 1644, pour manifester leur désapprobation, aucun des Rabutin de la branche Bussy n'avait assisté au mariage ni même consenti à envoyer, selon l'usage, une procuration afin d'être nommé dans le contrat. Et quand Marie était devenue très jeune orpheline de père, puis de mère, ils avaient été fort marris que le conseil de famille leur ait préféré les Coulanges pour l'élever et l'éduquer.

    Le moment venu, Léonor de Bussy Rabutin entreprit de marier son fils Roger à sa cousine. Il voulait réunir les biens des deux branches de leur maison. Roger prétend qu'il s'y refusa : "Certaine manière effrontée que je lui voyais me la faisait appréhender, et je la trouvais la plus jolie fille du monde pour être la femme d'un autre." Il invente. Il avoue d'autre part qu'il ne connaissait pas alors la jeune fille aussi intimement qu'au moment du portrait satirique. En fait, il ne la connaissait pas du tout. Prudemment, les Coulanges avaient tenu leur pupille à l'écart d'un cousin que ses folies de jeunesse rendaient peu recommandable. Si projet de mariage il y eut, comme les Bussy Rabutin y avaient en effet intérêt pour mettre la main sur les biens de l'orpheline, ce furent ceux qui l'avaient élevée, ceux à qui elle devait d'être une riche héritière, qui le repoussèrent. En avril 1643, Roger épousa donc une autre cousine, née elle aussi Rabutin, et Marie, en août de l'année suivante, Henri de Sévigné, jeune et beau cavalier, un Breton d'excellente noblesse.

    Alors, alors seulement, la jeune marquise commença à fréquenter son cousin. "Comme elle fut mariée peu de temps après, conte t il, j'en devins amoureux, et la plus forte raison qui m'obligea d'en faire ma maîtresse (c'est à-dire la femme dont il fait l'amoureux et qu'il cherche à séduire) fut celle qui m'avait empêché d'être son mari" - son humeur gaillarde. "Si on a de l'esprit, et particulièrement de cet esprit gai et enjoué, on n'a qu'à la voir, on ne perd rien avec elle. Elle vous entend, elle entre juste dans ce que vous dites ; elle vous devine et vous mène quelquefois bien plus loin que vous ne pensez aller."

    Au point que sa vivacité peut se transformer en défaut. "Il y en a qui disent que, pour une femme de qualité, son caractère est un peu trop badin." Ce qui paraît de la "gaieté" à un interlocuteur bienveillant devient du "burlesque" pour un esprit critique. "Quelquefois la chaleur de la plaisanterie l'emporte, et en cet état, elle reçoit avec joie tout ce qu'on peut lui dire de libre pourvu qu'il soit bien enveloppé. Elle y répond même avec usure, croyant qu'il irait du sien si elle n'allait pas au delà de ce qu'on lui a dit." Mme de Sévigné manque de mesure : "Avec tant de feu, il n'est pas étrange que le discernement soit médiocre, les deux choses étant d'ordinaire incompatibles et la nature n'ayant pas fait de miracle en sa faveur. Un sot éveillé l'emportera toujours auprès d'elle sur un honnête homme sérieux."

    Pour approcher plus facilement sa femme, Bussy s'était fait le confident d'Henri de Sévigné, autre tête brûlée, qui lui confia que la jeune marquise ne valait pas grand chose au lit. "Toute sa chaleur est à l'esprit." Cela ne l'empêche pas d'aimer plaire et de jouer les coquettes. Au point, écrit Bussy, que si Sévigné s'est "tiré d'affaire devant les hommes", il le considère "cocu devant Dieu". La marquise ne déparait donc pas le trio. Comme dit Tallemant des Réaux, un contemporain, à propos de Sévigné et de sa femme, "ces esprits de feu n'ont pas grande cervelle".

    L'été de 1650, Ninon de Lenclos, la belle courtisane, s'enticha d'Henri, dont elle fit six mois gratuitement son "favori". Il racontait ses plaisirs à Bussy, qui redisait tout à la marquise. Aux réflexions qu'elle lui fit, le mari finit par s'en douter. Le confident écrivit à l'intéressée pour lui recommander plus de prudence, et surtout de ne pas hésiter à recourir à ses bons offices. "Vous savez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un coeur que les charmes et que le mérite. Je vous conseille d'en donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m'offre à vous. Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui et me sacrifier encore pour vous rendre heureuse. S'il faut qu'il vous échappe, aimez moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger en vous aimant toute ma vie." Par la maladresse d'un laquais, Sévigné intercepta et lut la lettre. Il défendit à Bussy de revoir sa cousine. Elle lui écrivit de prendre patience, et qu'avec un peu de temps, l'affaire s'arrangerait.

    La lettre interceptée, publiée par Bussy dans l'Histoire amoureuse des Gaules, est sûrement fictive comme les autres lettres du roman. Vraie lettre de Bussy, puisqu'elle est de sa main, fausse lettre à Mme de Sévigné puisqu'il ne la lui a ni écrite ni envoyée comme il le rapporte, elle est paradoxalement la seule lettre de Bussy à Mme de Sévigné imprimée de leur vivant. C'est en effet seulement en 1696, quelques mois après la mort de la marquise, que seront publiées, dans les Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, quelques lettres de jeunesse échangées entre elle et son cousin, mort trois ans plus tôt.

    Cette toute première publication de lettres, disséminées parmi beaucoup d'autres documents qui émaillent le récit de la vie de Bussy de sa naissance à son exil, n'a pas eu lieu à grand fracas. La cousine n'est pas là en vedette, mais seulement à cause des "réponses" qu'elle a adressées à son cousin, pour le faire valoir, lui qui jouit depuis longtemps d'une solide réputation épistolaire. Réputation paradoxale, car elle tient moins aux lettres qu'il a véritablement écrites et envoyées au cours de sa vie qu'aux lettres fictives dont il a largement parsemé son roman satirique, prenant successivement la plume à la place de chacun de ses personnages ou presque. Dans les recueils de modèles et dans les manuels épistolaires du temps, ce sont ces fausses lettres là que l'on trouve, jamais les vraies lettres de Bussy, encore moins celles de Mme de Sévigné. Notre plus célèbre épistolière est entrée en littérature tardivement, dans l'ombre de son cousin, par suite d'un étonnant concours de circonstances qui remonte à la partie de Roissy.

    Ce jour là, en effet, Bussy ne s'était pas contenté de ridiculiser sa cousine, il avait composé des couplets parodiques, des alléluias orduriers sur le roi, sa mère, sa famille, ses maîtresses. Les jeunes amis de Bussy avaient fait les fous avec un magistrat. Ils avaient mangé gras le vendredi saint. Le bruit de cette "débauche" monta jusqu'à la cour. On l'amplifia. On prétendit qu'ils avaient baptisé un cochon de lait et commis nombre d'impiétés. D'autant plus mécontent qu'un de ses neveux avait été mêlé à la fête, Mazarin décida de sévir. Il exila tout le monde, et particulièrement Bussy, qui dut rester seize mois en Bourgogne. Il en profita pour ajouter au portrait satirique de Mme de Sévigné les histoires de deux femmes décriées, Mme d'Olonne et Mme de Châtillon. Il les avait d'abord contées oralement à sa maîtresse, en convalescence à Lyon. Il les mit par écrit et les plaça en tête de ce qui devenait ainsi l'Histoire amoureuse des Gaules.

    Roger de Bussy Rabutin ne sait pas qu'il vient de déclencher la machine infernale qui ruinera sa carrière cinq ans plus tard. Il ignore davantage encore qu'il vient de mettre en place le mécanisme auquel nous devons les Lettres de Mme de Sévigné.