Tout finira, comme prévu, par un mariage arrangé entre deux familles. Mais Ninette et Ninon auront eu leur part d'aventures imaginaires. Le Musset d'A quoi rêvent les jeunes filles est du côté de Cathos et de Magdelon, refusant de commencer le roman par la queue. Il a senti que, sous ses allures de farce, Les Précieuses ridicules sont le drame d'une éducation sentimentale oubliée, manquée, bâclée. Gorgibus n'a pas compris que sa fille et sa nièce avaient bien raison de vouloir rêver avant d'entrer dans leur vie de femmes.
A vrai dire, quels parents, au XVIIe siècle, auraient songé à préparer leur fille au mariage en leur accordant le droit de croire un moment que le réel peut s'inscrire dans l'imaginaire ? Les conditions que doit remplir le parfait amant des romans sont d'autant plus sévères qu'elles n'ont rien à voir avec celles qui sont nécessaires pour aboutir aux clauses d'un bon contrat passé devant notaire en présence des parents, amis et alliés des futurs époux. Le mariage étant une affaire de raison, on demeure persuadé que les intéressés, généralement trop jeunes pour connaître la vie et aveuglés par leurs sentiments, sont les moins capables de bien choisir. Ne vous occupez de rien, écrit la future sainte Chantal à sa fille en lui présentant le mari qu'elle lui a trouvé. Et elle fera de même au moment d'établir son fils, le père de Mme de Sévigné. Le malheur, à en croire l'abbé de Pure, c'est qu'en ce domaine, la raison n'égare pas moins que la passion. Si bien que, pour certains, ce ne sont pas les conditions du mariage qu'il conviendrait de mettre en cause, mais une institution qui serait mauvaise dans son principe.
Les questions qui se posent à l'occasion d'un mariage débordent en effet singulièrement cette circonstance particulière d'une vie féminine. Comme la jeune fille doit y arriver vierge et ignorante, et qu'elle doit demeurer fidèle à un mari épousé pour la vie, c'est la réussite ou l'échec de sa sexualité qui se joue, ce jour-là, quasi d'un seul coup. C'est aussi son statut intellectuel et mondain. Etre faible selon la quasi unanimité des moralistes, et qui a par conséquent besoin d'être dirigé, la femme devra obéissance à son mari, qui est aussi son guide et son tuteur. Dans une société qui partage encore largement l'idéal d'Arnolphe sur le statut conjugal, la femme mariée en sait toujours assez quand elle sait prier Dieu, aimer son mari, coudre et filer, c'est-à-dire s'occuper des soins du ménage ou diriger les domestiques qui s'en acquittent à sa place. La tradition ne prévoit pas qu'une épouse prenne du temps pour avoir une vie intellectuelle. Point de vie mondaine non plus. Ce serait introduire le loup dans la bergerie.
En 1659, au moment où Molière écrit sa pièce, cela fait un bon siècle que ces idées reçues, dont beaucoup remontent à l'Antiquité, adoucies, mais non réformées par la tradition chrétienne, sont contestées par des pionniers qui croient en l'égalité des sexes. A la base, une idée simple, mais qui paraît alors subversive et révolutionnaire : les femmes ne sont pas moins capables de raison que les hommes. Elles ont donc droit à une vie intellectuelle, avec toutes les conséquences de ce droit : droit de s'instruire, droit d'accéder à la culture, droit de juger des oeuvres littéraires, éventuellement droit d'en écrire, droit aussi, pour celles qui en ont les moyens financiers, de tenir des assemblées où elles s'épanouiront dans la compagnie d'hommes et de femmes de leur milieu, mais aussi de gens de lettres et de beaux esprits. Cathos et Magdelon ne rêvent pas moins de ces plaisirs que des douceurs d'un prince charmant. Les deux rêves sont liés. Si les prétendants doivent faire la cour aux jeunes filles avant de parler de les épouser, c'est qu'ils les traitent en êtres libres, capables de les apprécier, eux et leur discours.
Rien de ridicule dans tout cela, mais une profonde aspiration à plus de justice entre les sexes : ayant comme eux coeur et raison, les femmes sont aussi précieuses que les hommes.
Et pourtant, depuis Molière, tout le monde rit des précieuses, définies, attaquées, défendues, jugées à partir des deux pecques provinciales qu'il a plaisamment mises en scène au début de sa carrière parisienne, après douze ans de province, pour créer un événement littéraire qui le fît enfin admettre, lui et sa troupe, parmi ceux dont parlaient les gazettes, l'unique média du temps. Succès total. Loret, pour la première fois, lui consacre un long développement dans son hebdomadaire. La troupe du Petit-Bourbon a maintenant sa place à côté de l'hôtel de Bourgogne et du Marais. Molière a créé pour elle une excellente pièce, excellement jouée. Cathos et Magdelon méritaient d'être moquées. Elles étaient si naïves. Elles parlaient si bizarrement... Mais peut-on juger du projet qu'elles représentent sur sa caricature dans une farce géniale ? Le gazetier l'a remarqué parmi ses louanges : Les Précieuses ridicules ne sont pas un reportage. Molière y a montré des précieuses imaginaires...
En fait, les précieuses ont-elles existé avant lui ? D'autres auteurs en ont-ils parlé avant lui ? Brièvement ou longuement ? Dans quelle sorte d'oeuvres ? Avec sympathie ou ironie ? Sur le mode de la réalité ou de la fiction ? Molière a-t-il effectivement traité le sujet annoncé dans son titre, ou parlé de sujets voisins ? Savait-il, et ses contemporains savaient-ils ce qu'étaient les précieuses et s'il y en avait ? Ne les confondaient-on pas avec d'autres catégories de femmes, dont d'autres parlaient alors, comme les coquettes, les mignonnes, les galantes ? L'immense succès des Précieuses ridicules a toujours détourné de ces questions simples et essentielles. Les poser, en réexaminant les textes, au demeurant peu nombreux, qui ont mentionné ou dépeint les précieuses avant Molière, conduit à redecouvrir non seulement ce qu'ont été quelques femmes en vue à cette époque, mais tout ce qu'on a pensé, imaginé, dit et écrit de la femme pour arriver à lui accorder son juste prix.
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