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COMME UNE LETTRE À LA POSTE






Au XVIIe siècle, la lettre a cessé d'être un objet littéraire, érudit et réservé aux hommes pour devenir un moyen de communication. Familière puis galante, elle va devenir personnelle et cesser d'être l'apanage d'une classe sociale. Mémoires, confessions, théâtre, gazettes, romans épistolaires la sollicitent. Bientôt, les lettres se compteront par milliers. Signe de cette révolution culturelle : désacralisée, la lettre met l'écriture à la portée de tous. S'appuyant sur nombre de correspondances d'inconnus et d'illustres gens de lettres, R. Duchêne nous raconte l'histoire passionnante de la lettre, qui n'a pas dit son dernier mot avec aujourd'hui le courriel...

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    Roger Duchêne, Comme une lettre à la poste : les progrès de l'écriture personnelle sous Louis XIV, Paris, Fayard, 2006, 370 p.

    La critique d'Orest Ranum, dans Histoire et Archives (2006) 20, pp. 153-155

     Clef de voûte des nombreux travaux sur l'histoire de la lettre aux siècles modernes parus depuis une dizaine d'années, le livre du regretté Roger Duchêne tient compte des perspectives essentiellement littéraires (genre, influences de Cicéron). Mais il les transcende pour dégager les éléments nouveaux et modernes qui apparaissent après la Fronde, c'est-à-dire, la présence, dans la lettre, de la personne intime et de la spontanéité.

    Le paradoxe est que les modèles épistolaires établis par Erasme, Etienne Pasquier, Guez de Balzac et Voiture, constituant déjà un pas vers le plus personnel, sont devenus contraignants pour la génération des années 1630. Calquée sur les lettres de Cicéron, la lettre humaniste est travaillée et retravaillée. Elle finit souvent par frôler le pédantisme, tant son auteur est fier de montrer sa connaissance du latin.

    La lettre que l'on peut appeler impersonnelle manque d'études approfondies et de synthèse. Ni Roger Duchêne ni la plupart des historiens de la littérature ne la considèrent (Daniel Ménager est l'exception, dans son Diplomatie et théologie à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2001). La recherche du beau latin à l'antique a commencé avec la rédaction des lettres diplomatiques et les discours d'ambassadeurs, pas à l'occasion de la lettre familière. Roger Duchêne note bien la différence entre la lettre épiscopale et la lettre privée de Godeau, mais reste à analyser l'influence des lettres écrites par les grands saints de l'Eglise primitive - à titre d'exemple Augustin et Paulin de Nole sur l'épistolarité ecclésiastique. Et que dire des lettres que les rois ont expédiées en direction de leurs sujets ? Certains aspects en sont bien connus, notamment la diplomatique ; mais l'histoire de leur évolution stylistique n'est pas encore faite.

    Ce sera un milieu très restreint d'amis et d'amies, appartenant d'abord à la petite noblesse autour de Mme de Scudéry, et ensuite à l'entourage des Chapelain, Pellisson, Bussy-Rabutin, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, qui créera un nouveau genre épistolaire fondé sur un idéal de franchise, de politesse, de spontanéité, une amitié de coeur plutôt qu'une amitié intellectuelle (Montaigne vient à l'esprit), nourrie par l'aveu d'une amitié que l'on veut partagée, par le souci de l'ami, de son absence, de sa santé, le partage de ses malheurs et de son bonheur. Cet idéal de l'amitié vient d'une profonde compréhension de la littérature de la courtoisie et d'une volonté commune de transgresser tous les anciens modèles épistolaires. Par le sentiment d'être écarté, ou par la volonté de se distancier de la cour et de la ville, ce "Happy Few" a réuni une volonté littéraire et une confiance en soi. Employant un vocabulaire restreint mais quelque peu recherché, tiré ni du latin ni de la préciosité, la nouvelle lettre exprime et, en quelque sorte, crée la personne. Même les nouvelles de la cour, qui sont souvent des ragots rarement imprimés dans la Gazette, ne motivent pas l'ami-lecteur à agir ou à réagir, sauf par l'emploi de sa plume. Mme de Sévigné est la princesse de ce nouveau genre, c'est-à-dire qu'elle est la plus mordante, la plus osée et la plus tendre. La spontanéité est de rigueur ; elle est même entretenue et constamment pratiquée comme une auto-conversation écrite. Le résultat est une synthèse parfaite entre la communication, rôle premier de la lettre, et l'élégante expression de soi-même.

    Quoique souvent considéré comme une évidence et peu étudié avant lui, ce nouveau type de relation épistolaire a passionné Roger Duchêne. On comprend donc sa frustration devant l'écran éditorial qui se trouve presque toujours entre lui et la lettre authentique. Il donne des chiffres montrant que la lettre autographe provenant de ce milieu est très rare, et que les éditeurs, depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours, n'en ont jamais respecté le texte. En dépit d'une conscience de la haute valeur littéraire de ses lettres, ce petit groupe de correspondants était dépourvu du souci de la conservation (sauf pour Bussy). Roger Duchêne a consulté toutes les archives et collections privées, et a éprouvé un plaisir presque charnel en découvrant le papier et l'encre employés par ces correspondants pour leurs échanges épistolaires.

    Après cette analyse des origines de la lettre intime et de la spontanéité, les chapitres sur la lettre dans le théâtre de Molière, sur la lettre et les mémoires, sur la relation entre la lettre et les gazettes à la main, sur les débuts du roman épistolaire, et sur les lettres sans doute imaginaires de La Fontaine à propos de son voyage dans le Limousin, apportent beaucoup de neuf. Il y manque toutefois cette intensité qui caractérise les chapitres sur les origines. C'est inévitable ; l'intensité de recherche et de réflexion de toute une vie se trouve dans cette recherche de l'intime, de l'éloquence et de la spontanéité. Mais, en tout état de cause, on ne regardera plus de la même façon la moindre lettre ancienne, après avoir lu le dernier beau livre de Roger Duchêne.

    Orest Ranum