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MME DE SÉVIGNÉ. LES ÉCRIVAINS DEVANT DIEU






"Voilà bien le monde en son naturel..."

    "Vous me demanderez pourquoi j'y étais ? C'est que Mme de Guénégaud par hasard, l'autre jour chez M. de Chaulnes, me promit de m'y mener avec une commodité qui me tenta : je ne m'en repens pas ; il y avait beaucoup de femmes qui n'y avaient pas plus à faire que moi" (12 avril 1680). À quel spectacle la marquise de Sévigné se rendait elle ainsi en avril 1680 ? À quelle représentation ses amies la poussaient elles à assister ? À l'oraison funèbre de Mme de Longueville.
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    Cette cérémonie religieuse, elle en parle à sa fille comme d'un événement musical ou théâtral, précisant non seulement son oisiveté et les facilités qui l'ont déterminée à y aller, mais renseignant aussi sur les spectateurs et le spectacle. Le décor, c'est celui des Grandes Carmélites ; le public, c'est M. le Prince, "ce héros", "et M. le Duc, et les princes de Conti, et toute sa famille". L'acteur principal c'est M. d'Autun [l'évêque d'Autun], montré "avec toute la capacité, toute la grâce et toute l'habileté dont un homme puisse être capable". Quant au sujet de l'oraison funèbre, Mme de Sévigné l'expose avec toute la froideur, la précision et presque le pédantisme d'un critique de théâtre dans son compte rendu hebdomadaire : "Son texte était : Fallax pulchritudo ; mulier timens Deum laudabitur, aux Proverbes. Il fit deux points également beaux ; il parla de sa beauté et de toutes ces guerres passées, d'une manière inimitable ; et pour la seconde partie, vous jugez bien qu'une pénitence de vingt sept ans est un beau champ pour conduire une si belle âme jusque dans le ciel."

    Pourquoi cette habileté, cette "pratique" dans le récit d'une oraison funèbre ? C'est que cette cérémonie, au XVIIe siècle, est effectivement un spectacle, où l'on se rend quand on n'a "pas plus à faire", et l'on en juge avec une expérience acquise par la répétition. Ce n'est pas tant la peur de la mort ou l'espoir du ciel que Mme de Sévigné, comme toutes ses amies, va chercher là, que le plaisir mondain d'une bonne compagnie, la satisfaction intellectuelle d'entendre une explication généralement réussie des textes bibliques et d'apprécier leur délicate adaptation aux actions de grands personnages. La routine de l'oraison funèbre en a dévalorisé l'horreur ou la grandeur : aller les écouter n'est plus un acte de piété, mais, un geste de société, voire une distraction.

    Et pourtant le rythme des jours est marqué par les cérémonies religieuses et les prédications qui y correspondent. Mine, de Sévigné, pendant le Carême ou l'Avent, ne cesse de mentionner son assistance aux sermons, massivement fréquentés. Elle abandonne, en 1671, pour celle de Mascaron, la Passion de Bourdaloue, tant la foule est considérable (24 mars). Et quand le même Bourdaloue "tonne à Saint Jacques de la Boucherie..., la presse et les carrosses y font une, telle confusion que le commerce de tout ce quartier là en est interrompu" (27 février 1679). Heureuse d'assister aux "beaux sermons", elle ne manque pas de noter les impressions produites sur elle par les prédicateurs, enthousiasmée par l'audace de Bourdaloue "qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant contre l'adultère à tort et à travers" (29 mars 1680), touchée par les efforts de M. Trouvé qui "n'est pas encore bien achalandé" mais à qui elle tâche, avec Mme de Caumartin, de "donner de la réputation" (3 mai 1693), déçue de M. Joly qui "ne se servit que d'une vieille évangile" et "ne dit que de vieilles vérités" (14 juin 1675), émue de voir le jeune Laisné commencer en tremblant, avec "un accent provençal", puis charmer tout le monde "sans exception" et entrer "dans un chemin lumineux" (6 mai 1672).

    Elle s'informe même des prédicateurs de Provence et, dès lors qu'elle les sait mauvais, ne cesse de plaindre Mme de Grignan d'avoir à les écouter. "Vous me contez trop plaisamment votre malhonnête sermon ; il n'en faut pas davantage pour mettre le feu dam un couvent : vous êtes sujets en Provence à d'étranges prédicateurs" (9 février 1689). Tel devait être ce minime qui, évoquant la création de la femme, avait eu le mauvais goût de parler de "côte", ce qui permet d'évoquer comiquement Charles à la poursuite d'une belle et les deux veuvages de M. de Grignan : "Je n'ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous m'écrivez là dessus : je l'ai lu à M. de La Rochefoucauld ; il en a ri de tout son coeur. Il vous mande qu'il y a un certain apôtre qui court après sa côte, et qui voudrait bien se l'approprier comme son bien ; mais il n'a pas l'art de suivre les grandes entreprises... Il vous dit encore que s'il avait seulement trente ans de moins que ce qu'il a, il en voudrait fort à la troisième côte de M. de Grignan. L'endroit où vous dites qu'il a deux côtes rompues le fit éclater... Après tout, nous vous plaignons de n'entendre parler de Dieu que de cette sorte" (1er avril 1671). Bien ou mal, tout le monde en entend parler, tandis que la vie s'écoule au sein de l'Église et dans le cadre des cérémonies réglées.

    Chaque fois qu'elle mentionne la mort d'un personnage important, Mme de Sévigné a le souci de l'essentiel pour un chrétien, son salut. Qu'elle décrive les derniers moments de grands comme Turenne, d'amis comme Vardes, ou de parents comme son oncle l'abbé, elle insiste toujours sur la disposition de leurs âmes. Ce n'est pas pour surcroît d'information qu'elle écrit à Moulceau en décembre 1686 que Condé est mort "après avoir reçu tous ses sacrements", mais parce que ce point lui paraît capital. Aussi quelle tristesse éprouve t elle en rapportant la fin de Conti, détachant par une lente et grave ascension le fait essentiel, l'absence de confession : "Quelle mort que celle de M. le prince de Conti ! Après avoir essuyé tous les périls infinis de la guerre de Hongrie, il vient mourir ici d'un mal qu'il n'a quasi pas ! Il est le fils d'un saint et d'une sainte, il est sage naturellement, et par une suite de pensées emmanchées à gauche, il joue le fou et le débauché, et meurt sans confession, et sans avoir eu un seul moment, non seulement pour Dieu, mais pour lui, car il n'a pas eu la moindre connaissance" (24 novembre 1685).

    Rester fidèle à l'Église et mourir avec tous les sacrements, tel est l'idéal du chrétien que Mme de Sévigné exprime à Moulceau dans une phrase sèche comme la définition d'un dogme : "tout chrétien doit présumer le salut de son prochain, quand il est mort dans le sein de l'Église avec tous ses sacrements" (3 septembre 1688).

    Au reste, nulle faille entre l'Église et l'État. Mme de Sévigné reproduit, en la prenant évidemment à son compte, la maxime que Louis XIV rappelait à Arnauld d'Andilly venu le remercier de la nomination de son fils Pomponne comme ministre et secrétaire d'État : "Comme le bonhomme l'assurait de sa fidélité, il dit qu'il n'en doutait point, et qu'il savait trop bien tous ses devoirs pour manquer à celui là ; que quand on servait bien Dieu, on servait bien son Roi" (23 septembre 1671). Et c'est au nom de cette hiérarchie, mais aussi de cette solidarité, qu'elle approuve tous les actes religieux de Louis XIV. La révocation de l'Édit de Nantes l'enthousiasme (28 octobre 1685) ; les dragonnades la satisfont (24 novembre 1685). Dieu est avec le roi, nulle

    raison pour se singulariser en s'occupant de gens qui ne sont pas dans l'ordre. Le sort des protestants ne lui importe guère, pourvu que M. de Grignan n'ait pas trop de mal à contenir les "démons" de haute Provence (14 mars 1689).

    Elle n'éprouve pas non plus d'inquiétude quand, d'aventure, le roi très chrétien entre en conflit avec le Pape, chef de l'Église catholique. C'est avec amusement qu'elle rapporte, au tout début de l'affaire de la Régale, que l'on dit à Paris "que M. de Grignan a ordre d'aller pousser par les épaules le vice légat hors d'Avignon" et qu'elle constate : "Les Grignan auraient l'honneur d'être les premiers excommuniés, si cette guerre commençait ; car l'abbé de Grignan, de ce côté ci, a ordre de Sa Majesté de défendre aux prélats d'aller voir M. le Nonce" (1er mai 1676).

    Elle suivra tous ces démêlés avec un intérêt presque ironique, notant à la fois, après l'élection d'Innocent XI en 1676, que cet "étrange Pape... parle en maître" comme s'il était "le père des chrétiens" (14 juillet 1680) et que les évêques de France lui ont répondu dans "une belle pièce" contenant des "manières de menaces", en le traitant "comme M. de Rome", c'est à dire d'égal à égal (31 juillet 1680). Et lors de l'élection d'Alexandre VIII, elle accueille volontiers les plaisanteries et les chansons sur cet "Ottobon Pantalon" (25 juin 1690) qu'on vient de choisir, "plus libéral d'indulgences que de bulles", ces bulles nécessaires aux évêques français et refusées par représailles sous son prédécesseur. L'essentiel de la politique du roi à l'égard du Saint-siège, c'était, pour Mme de Sévigné, que les désaccords avaient entraîné l'occupation d'Avignon et du Comtat d'où son gendre, qui y commandait pour la France, tirait de substantiels revenus. Et c'est pourquoi la mort d'Innocent XI, présage d'une réconciliation prochaine, la comble de regrets pour "le Pape, notre pauvre Pape, notre cher Père, qui nous laissait ce bienheureux Comtat" (24 août 1689).

    C'est que les divergences entre le roi et le Pape ne portent que sur des intérêts matériels. La religion catholique n'en est pas moins la religion officielle du royaume. On le voit bien quand il s'agit de distribuer les bénéfices ecclésiastiques. L'archevêque de Paris en 1676 "a emporté, contre les commissaires qui avaient la conscience plus délicate que lui, que le roi peut mettre des abbesses à plusieurs couvents de filles, surtout aux Cordelières et cela commence à s'exécuter avec un bruit et un scandale épouvantables". Le roi lui même s'est fait juge et partie : "Sa Majesté rendit la partie égale pour les voix, et fort inégale par la puissance... On a pris six filles à Chelles pour être abbesses de çà et de là. La d'Oradour n'en est pas, dont elle est tout à fait mortifiée, car elle a entièrement l'esprit et la vocation de la petite cour orageuse des abbayes" (30 octobre).

    Mme de Sévigné commente la distribution des évêchés et des abbayes du même ton que celle des places de dames d'honneur ou d'écuyers ; ce sont pour elle des nouvelles de la cour : "M. de Paris est nommé au cardinalat par le Roi, et M. de Reims par le Roi d'Angleterre. Voilà encore deux cardinaux ; ce sera sept en France : comptez les sur vos doigts. M. le cardinal de Harlay, M. le cardinal Le Tellier, voilà deux hommes bien contents ! Vous me dites : "Eh, mon Dieu ! pourquoi me contez vous cela ? J'en sais la plus grande partie, et ne me soucie pas de l'autre." En vérité, ma chère bonne, je n'en sais rien ; c'est que je cause" (l5 mars 1690). Les rois ont, comme le Pape, le droit de faire des promotions de leurs créatures ; chacun son tour, c'est dans l'ordre. La marquise n'en parle que pour "causer", pas du tout pour s'en étonner.

    Elle ne s'étonne pas davantage de la présence continuelle de l'Église dans l'État et de l'État dans l'Église. On le voit manifestement en certaines occasions comme les prières publiques, celles par exemple des "Quarante heures" que Turenne avait recommandé à Brissac de faire dire avant "de donner sur l'arrière garde" (31 juillet 1675). On le voit mieux encore quand Mme de Sévigné raconte la célèbre procession de sainte Geneviève dans un récit admirable par sa précision, son humour et son rythme. Tant pis si la sortie de la châsse se trouve sans objet, le beau temps étant revenu depuis qu'on l'avait décidée ! Point question d'en contester l'efficacité ; elle apportera "en général toutes sortes de biens" (19 juillet 1675), et Mme de Sévigné la décrit longuement, parce qu'elle est en même temps spectacle, parce qu'en Provence aussi, comme partout en France, il s'en déroule d'analogues, et que l'on est curieux d'en savoir le cérémonial. Quelle folie que "les profanations d'Aix lors de la Fête Dieu" et combien saintes au contraire les cérémonies d'Avignon ! Mais partout marchent avec les prélats les représentants du pouvoir royal, "le Parlement en robes rouges, et toutes les compagnies souveraines" derrière les reliques de sainte Geneviève et M. de Grignan avec sa "bonne mine" et son "cordon bleu" au milieu d'une "musique et d'un bruit militaire" dans la cité pontificale occupée par les troupes du roi (22 juin 1689).

    Dans cette France où tout le monde est chrétien, et bientôt catholique, Mme de Sévigné semble destinée à vivre sa religion sans se poser de problèmes. Au quartier du Marais, qu'elle a toujours habité après y être née place Royale, elle est environnée de lieux qui lui rappellent sa foi et lui offrent, pour qu'elle en remplisse les devoirs, toutes sortes de facilités. En 1677, quand eue vient de louer l'hôtel de Carnavalet, elle n'oublie pas d'énumérer parmi ses avantages, au même titre qu'"une belle cour, un beau jardin, un beau quartier", "de bonnes petites filles Bleues, qui sont fort commodes" ; le couvent des Annonciades attenant à l'aile nord de son nouveau logis, elle pouvait désormais assister aux offices en voisine.

    Vers l'est, au terme de la première rue à gauche, ce sont les Minimes où elle se rend quelquefois le dimanche ; vers l'ouest, les Capucins où elle allait surtout quand elle habitait rue Vieille du Temple ou rue de Thorigny. Vers le Sud, après avoir suivi jusqu'au bout la rue Culture Sainte Catherine sur laquelle donne Carnavalet, elle trouvait, en tournant à droite, l'église Sainte Catherine préférée par son petit fils, le marquis de Grignan, pour ses dévotions de Noël 1688. De l'autre côté de la rue Saint Antoine, un peu après Saint Louis, que les Jésuites viennent de faire édifier, s'élève l'église paroissiale de Saint Paul. C'est là que Celse de Rabutin avait épousé Marie de Coulanges en 1623, là que Marie de Rabutin, leur fille, avait été baptisée le 6 février 1626, le lendemain de sa naissance, là aussi que Françoise-Marguerite, future comtesse de Grignan, avait été tenue sur les fonts en octobre 1646. Un peu au delà de la rue Saint Antoine en direction de l'Hôtel de Ville, s'élevaient l'église Saint Gervais où Mademoiselle de Chantal avait épousé Henri de Sévigné le 4 août 1644 et à l'opposé, vers la Bastille, presque à la fin de la même rue, le couvent des filles de Sainte Marie, qui avait reçu le coeur de son père en 1627, le corps de sa mère en 1633, celui de sa grand mère maternelle en 1634. Puis, les religieuses ayant décidé de bâtir une église, son grand-père, Philippe de Coulanges, avait fait construire à ses frais une chapelle, avec un caveau réservé à sa famille. Il y fut placé en 1636. Son fils aîné l'y rejoignit en 1659. Henri de Sévigné l'y avait précédé en 1651.

    Mais les dépouilles de tant d'êtres chers n'étaient pas le seul lien entre Marie de Rabutin et le monastère de la rue Saint Antoine. Il appartenait à l'ordre de la Visitation, fondé par Jeanne Frémyot, baronne de Chantal, sa grand mère. Celle ci veilla, dit on, sur son enfance. C'est tirer beaucoup de quelques lettres où elle mentionne la "pauvre petite pouponne" de 1629 ou la "petite Cantaline" de 1638. Que valaient ces formules et même l'intérêt épistolaire porté à ses deuils, à sa première communion, à sa bonne éducation ? Pour Mme de Sévigné, sa grand mère, ce fut cette unique image, datant de 1641, l'année de sa mort : "En son dernier voyage à Paris, son coeur vraiment détaché des créatures et mortifié au delà de ce qu'on peut dire traita Mlle de Chantal, sa petite fille, autant aimée d'elle qu'elle est aimable, avec tant de réserve que, l'ayant tous les jours auprès de soi, elle ne lui donna qu'environ une heure de son temps durant tout son séjour, encore ce fut à trois ou quatre reprises et seulement pour satisfaire aux devoirs de la charité..."

    On peut, avec le premier biographe de la mère de Chantal en 1644, admirer cette "vertu". Mais comment s'étonner qu'une enfant de quinze ans ait gardé d'une telle rencontre un souvenir glacé et que, n'ayant point été attirée par le personnage de sa grand mère, elle se soit désintéressée de son oeuvre et de sa pensée ? Dans les couvents de l'ordre de la Visitation où elle était accueillie en qualité de "relique vivante", Mme de Sévigné a souvent trouvé des asiles commodes, parfois un cadre pour ses pratiques religieuses, jamais le support de sa vie chrétienne. Entre elle et Dieu, la mère de Chantal n'a nullement joué le rôle de médiatrice.

    Rien de plus étonnant que son indifférence pour sa grand mère et saint François de Sales, qui l'a guidée. À Bussy, qui lui conseille en 1676: "Sauvons nous avec notre bon parent saint François de Sales : il conduit les gens en paradis par de plus beaux chemins que Messieurs du Port Royal", elle ne répond que par l'ironie : "Je ne suivrai que trop vos conseils dans la noble confiance que vous trouvez qu'il faut avoir pour son salut ; je crains même que vous ne m'appreniez cette prière fervente que vous faites les matins, et qui vous donne sujet de ne plus penser à Dieu tout le reste de la journée ; car il faut dire le vrai, cela est fort commode ; mais aussi c'est bien tout ce que nous pourrons faire que d'aller par ce chemin là jusqu'en paradis ; assurément nous n'irons pas plus haut" (19 mai 1677).

    Et c'est sur le même ton de plaisanterie qu'elle évoque l'union spirituelle de saint François et de sa grand mère, et les obscurités de certains de leurs écrits. Elle se moque gentiment de Corbinelli, son ami, "tout pétri dans le mystique" : "Il a trouvé, ironise t elle, que ma grand mère et l'Amour de Dieu de notre grand père, saint François de Sales, étaient aussi spirituels que sainte Thérèse", ou encore : "Il a découvert que ma grand mère était toute distillée, dans la cime de son âme, dans l'oraison : il m'a fait acheter un livre de Malaval, où mon fils ni moi n'entendons pas un mot" (8 janvier 1690). La pensée de la mère de Chantal lui est demeurée étrangère. Ce n'est pas d'elle mais des Coulanges, partisans enrichis dans les gabelles et les tripotages financiers, bourgeois paisibles et bien pensants, qu'elle a reçu les principes de sa religion et les habitudes d'une pratique chrétienne.

    Mais voici qu'on la marie à Henri de Sévigné, un fort mauvais sujet, pas même un "honnête homme" selon Tallemant des Réaux. Il fréquentera assidûment Ninon la Libertine, avant de devenir l'amant de la belle Lolo, Mme de Gondran, pour laquelle il sera tué en duel par le chevalier d'Albret en 1651. Son épouse en souffrit (peut être), mais elle était des joyeuses parties où, pour finir, en compagnie de la duchesse de Chevreuse, on "escroquait un plat d'argent". Et, à l'instar de ses amies, Mmes de Fiesque et de Montglas, à la réputation décriée, elle se voyait fermer les portes de l'hôtel d'Harcourt "pour être un peu trop guillerette" (Muse Historique de Loret).

    Épouse fidèle ? "Elle est, rapporte Bussy dans l'Histoire Amoureuse des Gaules, d'un tempérament froid, au moins si l'on en croit son mari ; c'est en quoi il avait obligation à sa vertu, comme il disait. Toute sa chaleur est à l'esprit. À la vérité, elle récompense bien la froideur de son tempérament. Si l'on s'en rapporte aux actions, la foi conjugale n'a point été violée ; si l'on regarde l'intention, est une autre chose : pour en parler franchement, je crois que son mari s'est tiré d'affaire devant les hommes, mais je le tiens cocu devant Dieu."

    La religion n'est pas l'affaire de cette femme avide de jouissances mondaines. "Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, continue Bussy, a trouvé un moyen sûr, à ce qui lui semble, pour se réjouir sans qu'il en coûte rien à sa réputation ; elle s'est faite amie de quatre ou cinq demi prudes, avec lesquelles elle va dans tous les lieux du monde : elle ne regarde pas tant ce qu'elle fait qu'avec qui elle est." Ou encore : "Elle aime naturellement le plaisir ; deux choses l'obligent quelquefois de s'en priver : la politique et l'inégalité ; et c'est par l'une ou par l'autre de ces raisons là que bien souvent elle va au sermon le lendemain d'une assemblée (partie déplaisir). Avec quelque façon qu'elle donne de temps en temps au public, elle croit préoccuper tout le monde, et s'imagine qu'en faisant un peu de bien et un peu de mal, tout le pire que l'on pourrait dire, c'est que, l'un portant l'autre, elle est honnête femme. Les flatteurs, dont sa petite cour est pleine, lui en parlent d'autre manière : ils, ne manquent jamais de lui dire qu'on ne saurait mieux accorder ce qu'elle. fait, la sagesse avec le monde, le plaisir avec la vertu." Cette conduite, déjà discutable pour sauver une réputation, n'est assurément pas le bon moyen de sauver son âme

    Y songeait elle ? On peut se le demander. Nulle mention sérieuse de Dieu dans les soixante dix huit lettres qui précèdent le départ de sa fille pour la Provence en 1671, l'année de ses 45 ans. Si elle loue Dieu en 1652, c'est de lui conserver l'amitié tendre de l'abbé Ménage. Ont ils été brouillés, puis réconciliés ? la voilà qui, pastichant le rituel du temps de Pâques, se réjouit de voir cette "pauvre défunte... ressuscitée glorieusement". Un jour l'abbé Montreuil lui rappelle sa grand mère ; il sait qu'il en peut plaisanter galamment. Il est malade ; la vue de la jeune marquise le guérira : "Ce ne sera pas le premier miracle que vous aurez fait : dans votre illustre race, on les sait faire de mère en fils. Vous savez que Mme de Chantal y était fort sujette ; et tous les honnêtes gens qui vous voient et qui vous entendent demeurent d'accord que M. son fils, qui était votre père, a fait un grand miracle."

    Ce n'est pas du libertinage bien sûr ; ce n'est pas non plus de la dévotion. Mme de Sévigné approuve en 1656 la "onzième lettre des jansénistes", c'est à dire la onzième Provinciale, mais au même titre que des sonnets italiens de Ménage et de Guarini, parce que ce sont d'"agréables choses". Les querelles du formulaire la laissent indifférente et suscitent son ironie. Exilée dans le monastère de la Visitation du faubourg Saint Jacques, une des filles d'Arnauld d'Andilly a signé en novembre 1664 : "Voici, écrit Mme de Sévigné à Pomponne, une image de la prévention ; nos soeurs de Sainte Marie m'ont dit : "Enfin Dieu soit loué ! Dieu a touché le coeur de cette pauvre enfant : elle s'est mise dans le chemin de l'obéissance et du salut." De là je vais à Port Royal : j'y trouve un certain grand solitaire que vous connaissez [Arnauld d'Andilly, père de Pomponne et de la religieuse], qui commence par me dire : "Eh bien ! ce pauvre oison a signé ; enfin Dieu l'a abandonnée, elle a fait le saut". Pour moi, j'ai pensé mourir de rire en faisant réflexion sur ce que fait la préoccupation. Voilà bien le monde en son naturel. Je crois que le milieu de ces extrémités est toujours le meilleur."

    Chrétienne de juste milieu ? Cela veut dire que Mine de Sévigné évoque la puissance de Dieu quand elle souhaite que les juges ne condamnent pas à mort son ami Foucquet et que, malgré une pratique régulière, elle ne songe plus à lui quand tout va bien. Elle vit le même christianisme que l'abbé de Coulanges, son oncle, qui, aimant à construire, élève "à vue d'oeil" une chapelle aux Rochers et ne saurait s'embarquer qu'après avoir entendu la messe, mais qui se plaît surtout à manier les jetons pour compter les écus de sa cassette. "Je suis ici, écrit elle des Rochers le 8 juillet 1671, avec mes trois prêtres, qui font chacun leur personnage admirablement, honnis la messe : c'est la seule chose dont je manque en leur compagnie."

    Quel symbole que cet entourage chrétien d'apparence et non d'esprit ! Le décor dans lequel vit la marquise, les pratiques de son groupe social l'incitent sans cesse à une dévotion purement conformiste. Ses gestes extérieurs sont ceux de ses amies. Quand elle les conte, on dirait qu'elle insiste sur le fait qu'elle agit comme les autres, faisant ses "stations" avec Mme de Coulanges, soutenant les prédications du Père Trouvé avec Mme de Caumartin, allant aux Carmélites avec Mlle de La Rochefoucauld, au sermon avec les "Mères de l'Église", les princesses de Longueville et de Conti, et fréquentant pourtant assidûment des gens comme Mme de La Fayette ou La Rochefoucauld dont les pratiques de convention n'ont pas une foi riche et solide pour fondement.

    Au moment de l'affaire des poisons, le maréchal de Villeroy se moquait de ceux qui fréquentaient La Voisin, "ces messieurs et ces dames, (qui) croient au diable et ne croient pas en Dieu" (29 janvier 1680). Mme de Sévigné n'est pas de ceux là, elle qui s'écriait : "Dieu est tout puissant, qui est ce qui en doute ?" (l8 octobre 1671). En elle, nulle trace d'incroyance ni de superstition. Certes elle a des raisons pour en vouloir à Ninon, mais c'est uniquement sur le plan du libertinage de l'esprit qu'elle se place pour s'inquiéter de son influence sur son fils : "Mais qu'elle est dangereuse, cette Ninon ! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur." Elle admet les confidences que lui prodigue Charles afin, explique t elle à Mme de Grignan, de conserver la possibilité de le conseiller et de le conduire tout doucement à une bonne confession, plus inquiète de le voir "dans le bel air" (c'est à dire "avaler le péché comme de l'eau") que de ses fredaines de jeune homme, plus soucieuse du péché contre l'esprit que des faiblesses de la chair.

    Mais suffit il pour mener une vie chrétienne de ne pas approuver l'impiété, de suivre les pratiques du groupe social auquel on appartient et de respecter les rites de la religion par crainte de la damnation ? Non certes. Et c'est Mme de Sévigné qui nous l'apprend, bouleversée par l'annonce de la mort subite de l'abbé Bayard, son ami : "On est souvent un fort honnête homme, qu'on n'est pas un très bon chrétien" (4 octobre 1677). Il y avait pour elle bien de la différence entre l'honnêteté mondaine, dont faisait partie la soumission aux habitudes religieuses, et l'attitude intérieure d'un vrai fils de Dieu, prêt à comparaître devant son juge. S'était elle convertie ? Malgré les préjugés tenaces qui la présentent comme une mondaine superficielle et bavarde, dont le seul don est de bien écrire des bagatelles, vaudrait il la peine d'examiner ce que, gravement, profondément et douloureusement Mme de Sévigné fut devant Dieu ?