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A LA RECHERCHE DE L'UNIVERSITÉ






On pouvait, en 1958, "être de gauche" et célébrer l'agrégation libératrice : "Cette rentrée ne ressembla pas aux autres. En décidant de préparer le concours, je m'étais enfin évadée du labyrinthe dans lequel je tournoyais depuis trois ans : je m'étais mise en marche vers l'avenir. Toutes mes journées avaient désormais un sens : elles m'acheminaient vers une libération définitive. La difficulté de l'entreprise me piquait ; plus question de divaguer ni de m'ennuyer. A présent que j'avais quelque chose à y faire, la terre me suffisait largement ; j'étais délivrée de l'inquiétude, du désespoir, de toutes les nostalgies... J'avais l'impression qu'après un pénible apprentissage, ma véritable vie commençait, et je m'y jetai joyeusement."
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    Simone de Beauvoir, à qui ne faisaient défaut ni la maturité intellectuelle ni l'expérience politique, concluait par ce chant d'espoir ses Mémoires d'une jeune fille rangée. Trente ans après, l'agrégation était restée pour elle le chemin de la liberté. Elle vantait encore ce que la préparation d'un concours a de stimulant pour la vie de l'esprit et reconnaissait que, dans l'effort, elle s'était débarrassée de ses angoisses d'adolescente en train de devenir adulte.

    Renierait elle aujourd'hui cet optimisme ? C'est probable. Sartre ne l'a t il pas renié pour elle ? En pleine "révolution", il s'en est pris dans Le Monde à la Sorbonne et à l'enseignement qu'il y avait reçu. Par tactique ou par ignorance, il a, en mai 1968, oublié qu'il avait vieilli, et prétendu attaquer l'Université d'alors en réglant de vieux comptes avec les maîtres et les amis du temps où il était étudiant. A la faveur des "événements", il a soudain découvert que rien n'allait plus dans l'Éducation nationale, et même que rien n'y était jamais allé. Nourri de culture classique, il s'est mis à "battre sa nourrice". Ainsi font, selon Montaigne, les "enfants forts et drus", - sans attendre il est vrai d'avoir atteint la soixantaine. En mai 1968, beaucoup ont soudain découvert, comme Sartre, qu'il n'était plus possible, à moins d'être "réactionnaire", de défendre l'Université libérale.

    L'important dans l'opposition entre les louanges de Simone de Beauvoir et les attaques de J. P. Sartre, ce n'est pas le revirement, mais que les évidences aient pu changer à ce point et si vite. En mai 1964, la revue Esprit a consacré un numéro spécial à un "dossier pour la réforme de l'enseignement supérieur". On est, rétrospectivement, surpris de la timidité des critiques et de la prudence des solutions. A la veille de mai 1968, les journaux syndicaux, y compris ceux du S.N.E.Sup. (Syndicat national de l'enseignement supérieur), dont A. Geismar était déjà secrétaire, ne dénonçaient guère la "sclérose" des méthodes et des structures de l'enseignement supérieur, se bornant, comme par habitude, à réclamer plus de maîtres et plus de crédits. On y cherche vainement un appel à des réformes radicales, une critique de la culture bourgeoise, un voeu en faveur de la subversion. La "révolution" de 1968 suppose une révélation.

    Pour la plupart des Français, l'Université n'existait pas, et soudain elle a existé. On disait : "Une grève des enseignants ? Cela ne sert qu'à ennuyer les familles. Ils n'ont pas, comme à l'E.D.F. ou à la S.N.C.F., de moyens de pression sur le gouvernement." Et voilà qu'en mai 1968, une grève commencée à l'Université est devenue grève générale, et a failli emporter le régime de la stabilité, le régime gaulliste. Tout le monde, depuis, s'intéresse à l'enseignement supérieur. Les uns se réjouissent des changements. D'autres s'en inquiètent. Beaucoup s'interrogent. Ce livre n'a pas pour but de donner des réponses toutes faites ni de fournir des arguments pour ou contre l'évolution actuelle. Plus modestement, il se propose d'éclairer les principaux problèmes grâce à des informations puisées aux meilleures sources. La mutation de l'Université est désormais une préoccupation publique. On a voulu lui ôter son mystère et, en aidant à mieux la comprendre, donner des moyens de mieux juger.

    Chapitre I : La trahison des clercs
    Mai 1968. On entendait parler, depuis quelque temps, de certaines expériences à Nanterre. Les étudiants y avaient, disait on, toute possibilité d'obtenir des "amphis" pour leurs réunions politiques. Certains avaient même obtenu le droit de participer aux séances du conseil de la faculté. Surtout, on insistait sur la campagne des résidents de la cité universitaire pour avoir le droit de recevoir chez eux leurs camarades filles et libre accès à leurs chambres. Les bagarres paraissaient lointaines. La fermeture de la faculté étonna, et des collègues en mal de thèses se prenaient à envier ceux qui, là bas, commençaient de plus longues vacances.

    Et soudain, avec la fermeture de la Sorbonne (3 mai) et les bagarres du Quartier latin, ce fut partout Nanterre. Tout le monde, ou presque, se précipita dans la grève, dans de longues discussions politico pédagogiques où enseignants et étudiants, réunis en "assemblées générales", tentaient de bâtir pour toujours l'Université de demain. On discutait parfois enseignement et programmes, plus souvent examens, presque toujours statuts. Au moment où, la grève générale aidant, le pays était sur le point de sombrer dans l'anarchie et l'illégalité, partout à l'Université on mettait sur pied de minutieux règlements et l'on élisait des responsables. A la cime de tous les bâtiments flottaient des drapeaux rouges et noirs. C'était l'heure de l'improvisation. Et on légiférait pour l'éternité.

    Le plus étonnant, ce ne furent pas les discours vengeurs ni les condamnations grandiloquentes, mais l'absence de contradiction. On se chicanait parfois pour savoir si le coefficient de l'ancien français serait désormais égal à deux ou à trois, mais on était toujours d'accord pour proclamer que l'examen était un barrage injuste, et qu'il ne fallait pas en faire le moyen d'une sélection. On discutait à la rigueur sur le nombre des personnes qui siégeraient dans les futures assemblées, jamais sur la présence, en leur sein, d'un nombre d'étudiants égal à celui des enseignants. On s'interrogeait quelquefois sur la manière de répartir les charges entre ceux qui formeraient le bureau de l'assemblée ou de la "section", jamais sur le principe de la direction collégiale ni sur la possibilité pour tout un chacun de se trouver soudain, quels que soient son grade et son absence de préparation, à la tête de la faculté. Tout paraissait merveilleusement simple dans une quasi totale unanimité.

    Les questions pourtant ne manquaient pas à ceux qui acceptaient de s'en poser. Si l'on faisait partie du petit nombre qui n'avait pas reçu la grâce efficace de l'oubli et de l'enthousiasme, on se sentait horriblement divisé. Un ministre gaulliste proclamait à la télévision l'enseignement "sclérosé", et les enseignants répétaient en choeur, avec leurs étudiants, que leur enseignement était effectivement sclérosé... Par quel miracle tant de collègues connaissaient ils ce chemin de Damas, de ceux qui, l'avant veille, avaient refusé le plan Fouchet en arguant de l'excellence de ce qui existait ? Et personne, la veille, n'avait opposé réforme à réforme au nom du mouvement nécessaire. Ceux qui n'aimaient pas changer sans comprendre se trouvaient soudain non seulement dépassés, mais abandonnés.

    Cela ne les empêchait pas de se sentir solidaires des étudiants du Quartier latin matraqués par la police. Ils se refusaient à se ranger du côté de l'ordre, surtout quand ils avaient toujours "pensé à gauche". Mais ils ne se sentaient pas à leur place dans le camp d'en face, où n'avaient cours que des vérités simplifiées. Ils voulaient bien contribuer à renverser le gaullisme, mais sans briser d'abord inutilement leur Université. Ils découvraient sans doute peu à peu qu'il y avait du vrai dans les critiques que l'on formulait à son égard. Mais, soucieux de garder leur sang froid et de ne pas se laisser séduire par des leurres, ils souhaitaient aménager ce qui existait au lieu de tout jeter bas pour se lancer dans l'aventure. Ils n'acceptaient d'évoluer qu'à condition de ne pas se renier. De la "révolution", ils acceptaient ce qu'elle leur apprenait à la réflexion, non ce qu'elle paraissait révéler à la plupart dans l'enthousiasme.

    Ceux qui ont alors gardé la tête froide ont eu quantité de désagréables surprises. L'Université se mettait en question - ce n'était rien. Le choc, c'était de voir autour d'eux les universitaires, leurs collègues, se montrer des hommes qui, sous le choc de l'événement, cessaient d'un coup de croire au métier qu'ils avaient exercé pendant dix, vingt, trente ou parfois quarante ans. Certes, l'autocritique peut être généreuse. Dénoncer avant mai les insuffisances de l'enseignement français, ç'aurait été (c'était pour quelques-uns) de la lucidité. Les reconnaître après, une fois refaites posément certaines analyses et les avoir jugées convaincantes, c'est honnêteté intellectuelle. Mais pendant ? A t on le droit, lorsqu'on est, par fonction, les guides intellectuels de la jeunesse, de suivre aveuglément un torrent de source inconnue ? Et si l'on est, depuis toujours, apparu comme un maître exigeant et sûr, peut on se montrer tout à coup prêt à toutes les concessions, et certain du contraire de ce qu'on affirmait ? Ceux là mêmes qui proclamaient la veille le niveau des étudiants en baisse, les examens trop faciles et leurs collègues trop indulgents imputaient soudain les échecs à l'insuffisance de la qualité des cours, à l'injustice des examens, à l'arbitraire des correcteurs. Que penser ?

    Nombreux étaient les absents, et plus nombreux encore ceux qui se taisaient. Mais les absents ont tort, et, lors des votes à bulletin secret, les suffrages de ceux qui se taisaient allaient à ceux qui, par leurs propos, détruisaient la signification d'une part de leur vie. Certes, il y eut des lâchetés et, chez plus d'un, la peur de ne pas monter assez tôt dans le train en marche. D'autres, en tacticiens, pensaient qu'il fallait hurler avec les loups, mais un ton au dessous, pour être prêts à prendre la relève et à canaliser un courant auquel il était vain de s'opposer. Tout cela aurait il suffi ?

    Les meilleurs paraissent, à la réflexion, avoir abandonné l'Université par fidélité à leurs convictions d'hommes de progrès. Après les événements, l'un d'eux, dont l'attitude m'avait plus d'une fois étonné, critiqua sévèrement plusieurs des innovations qu'il avait cautionnées en mai de son prestige. Ses valeurs demeuraient les mêmes ; sa rigueur inchangée. Il avait conservé son sens du relatif et son mordant, son ouverture à toutes formes de pensées et de beauté, son esprit critique toujours en éveil. Mais il ajouta : "Tout cela devra peut être disparaître pour donner naissance à une autre forme de civilisation." Beaucoup, en mai 1968, ont dû ainsi délibérément sacrifier leurs certitudes à un acte de foi dans un hypothétique avenir. Ils étaient prêts à laisser engloutir dans une barbarie, présumée féconde, ce à quoi ils tenaient le plus.

    Comment auraient ils pu refuser l'enthousiasme de mai ? Ils y voyaient le moyen de renverser en même temps le régime gaulliste, la civilisation de la consommation, le système capitaliste et la recherche du profit. Cela valait bien, pensaient ils, un saut dans l'inconnu. On comprend leur générosité, mais peut on leur donner raison ? L'intellectuel ne trahit il pas sa mission s'il se met à attendre le progrès de l'extérieur, d'un bouleversement incontrôlé et non d'une transformation concertée ? Le professeur n'a t il pas pour fonction de mettre en garde contre tout ce qui ôte à l'homme la responsabilité de son destin et le livre à l'événement ? Parce qu'on n'avait pas su prévoir, fallait il, de surcroît, se jeter en aveugle dans la "révolution", c'est à dire dans l'improvisation et le chaos ?