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FAUT-IL SACRIFIER AU "CRITIQUEMENT CORRECT" ? LIBRES PROPOS - MADELEINE BERTAUD






Ce titre peut surprendre : avant d'aller plus loin, quelques mots d'explication s'imposent. L'expression qu'il contient, le "critiquement correct", est naturellement forgée par analogie avec la notion, venue des États-Unis, du "politiquement correct", devant laquelle depuis des décennies déjà nos "intellectuels" (agglomérat qui ne s'identifie que fort approximativement avec les "penseurs" d'autrefois), les media, et à leur suite, selon un processus de contamination non pas fortuite mais organisée, l'opinion, se sont inclinés. Rares sont les voix qui restent en marge de ce phénomène ; elles ont bien du mal à se faire entendre et, quand elles y parviennent, elles suscitent généralement la réprobation.

    Mon sujet n'étant pas le "politiquement correct", je n'en dirai que ce qui est nécessaire à lancer mon sujet. Ce qui nous paraît si absolument "correct" (pour aller au plus évident, la dénonciation de la torture, ou de la peine de mort) n'a guère ou pas de sens pour d'autres (en Chine par exemple, du fait des traditions culturelles, de la surpopulation, de la politique, l'individu a peu de prix). L'idée que l'on se fait ici et maintenant du "politiquement correct" est relative ; elle est fonction d'une idéologie, forcément l'idéologie dominante. Pour prendre un exemple, le plus frappant selon moi, celui aussi qui risque de faire le plus réagir, le "devoir de mémoire", si légitimement entretenu à propos de la Shoah, ne vaut pas, en Occident, pour les crimes du marxisme. Pourtant, et pour ne citer que lui parmi un nombre significatif de travaux récents, Le livre noir du communisme, publié en 1997 chez Robert Laffont par Stéphane Courtois, directeur de recherche au CNRS, et toute une équipe d'historiens, extrêmement bien documenté, avait de quoi rafraîchir les mémoires, et alerter les esprits assoupis sur le présent même : quelque cent millions de morts au long du XXe siècle, dans quatre continents. Cependant, quel homme politique occidental n'a fait, à l'occasion d'une visite en Pologne, le pèlerinage d'Auschwitz sans juger nécessaire de passer aussi par Katyn ? mais au fait, que s'est-il passé à Katyn ? Posez la question à l'homme de la rue, et comptez le nombre de ceux qui pourront vous répondre.... Combien de chefs d'État ont sans vergogne, et en toute connaissance de cause, serré la main de Pol Pot ? Quant aux touristes de toutes "sensibilités" qui se pressent sous le soleil de Cuba, sont-ils gênés par la terrible vague de répression qui continue à s'abattre sur les opposants au régime de Castro ?

    L'aveuglement ou l'amnésie, ici distraction ou indifférence, peuvent ailleurs être cultivés de manière systématique : j'apprends, en lisant Le Figaro magazine du 31 mai 2003, qu'au Cambodge, "les cours d'histoire s'arrêtent en 1975 et reprennent en 1993" [1], et cela, si j'ai bien compris, dans un esprit de réconciliation nationale, lequel peut être en soi un bon principe, tout en se situant précisément aux antipodes du "devoir de mémoire" ! Dès lors que le "politiquement correct" relève d'une idéologie, et prétend s'imposer comme le vrai, le juste, le bon, il y a danger : pour la liberté d'expression (d'ailleurs les politiques aujourd'hui ne manient plus que la "langue de bois" ) et pour la liberté tout court : nous sommes devant une forme extrêmement pernicieuse de totalitarisme.

    Le "critiquement correct", appliqué aux études littéraires, est lui aussi un totalitarisme, et là encore les "intellectuels" sont en cause. Sans doute le mal qu'il engendre n'a-t-il pas la même gravité (il ne s'agit jamais que de littérature), mais lorsque l'on est étudiant en lettres, professeur, chercheur, lorsque l'on pratique, dans un cadre académique ou non, la critique littéraire, mieux vaut le connaître et en prendre la mesure. Beaucoup d'exemples évoqués ci-dessus concernent le champ des études françaises, mais en la matière, il n'y a malheureusement pas, pour reprendre une formule usée, d'"exception française".

    Faisons un peu d'histoire. L'ancienne critique, pratiquée par un petit nombre de lettrés, était esthétique : on reconnaissait qu'une oeuvre était belle, qu'elle était écrite conformément aux règles, qu'elle était bien composée... C'est ainsi que Boileau décernait louanges et blâmes, et décidait, pour ses contemporains et pour au moins les quatre ou cinq générations qui allaient suivre, que Théophile était mauvais poète, tout comme Saint-Amant ou Scudéry. Avec le développement des sciences, la critique se voulut, non plus esthétique ni intuitive, mais savante : ce furent les débuts de l'histoire littéraire. Dès le milieu du XIXe siècle, Saint-René Taillandier, sur lequel Luc Fraisse a publié récemment un livre majeur [2], mettait l'oeuvre en relation avec le milieu dans lequel elle était née, dont elle émanait, qu'elle reflétait et aussi qu'elle influençait : les monastères au Moyen Âge, les salons au XVIIe et XVIIIe siècles, etc. On a laissé entendre que l'histoire littéraire était affaire de barbons ! Ses initiateurs représentaient alors la jeune garde, professeurs enthousiastes, en butte à l'hostilité des anciens... Saint-René Taillandier fut véritablement un pionnier, tandis que Lanson (devenu pour beaucoup de nos contemporains un véritable épouvantail) joua le rôle d'un récapitulateur talentueux ; il s'attacha particulièrement (mais non exclusivement) à l'étude des sources.

    À peine née, celle-ci fut critiquée, aussi bien à l'intérieur de l'Université qu'en dehors d'elle on songe à Valéry : c'était s'arrêter, à propos d'une oeuvre, à ce qui n'était pas elle, laisser l'essentiel de côté. Pourtant, il suffit de considérer les nombreuses notes de l'édition Villey des Essais [3] pour mesurer tout ce qu'elles nous apprennent, sur la culture de Montaigne, sur son époque, sur ses goûts, pour voir comment il travaillait, pour découvrir par comparaison la part d'originalité de sa pensée... Naturellement, quoique l'on ait trop dit le contraire, l'histoire littéraire avait sa théorie, formulée dans sa globalité par Lanson : c'est que l'oeuvre ne pouvait s'étudier indépendamment de son contexte historique que la connaissance de l'époque qui l'avait vu naître, événements, idées, religions, goûts, tout comme celle de la carrière de l'auteur [4], était indispensable à sa compréhension. Une théorie qui paraissait aller tellement de soi que, passé le temps des pionniers, les historiens de la littérature n'ont pas éprouvé le besoin de la répéter à toute occasion.

    Le milieu du XXe siècle vit apparaître ce qui fut appelé la "nouvelle critique". L'expression recouvrait plusieurs écoles, bien différentes les unes des autres : la critique marxiste ne voyait pas d'inconvénient à expliquer par la lutte des classes des oeuvres et des phénomènes culturels datant d'époques où le concept même de classe n'existait pas ; la psychocritique voyait partout le complexe d'OEdipe, le meurtre du père ; mais celle qui marqua le plus durablement et le plus gravement les esprits dérivait du structuralisme, que Lévi-Strauss avait si intelligemment utilisé dans ses études d'anthropologie (mais pourquoi diable tout mélanger ?) : une critique qui plaquait sur les textes des grilles ne tenant aucun compte de l'histoire, et refusant toute investigation psychologique. C'est ainsi que des personnages dont les auteurs avaient soigneusement analysé l'intériorité, Phèdre, si éprise de pureté et si fatalement attirée par le mal, Néron, soumis à un lot de terribles déterminismes, devinrent des "actants", "sujets" balancés entre "adjuvants" et "opposants". Il y a pourtant loin du personnel élémentaire d'un conte folklorique (car Propp avait vu juste) aux héros des tragédies classiques ! Pour les formalistes, l'oeuvre s'étudie indépendamment de son contexte, qu'il soit historique, sociologique ou biographique. Point n'est besoin de savoir ce que fut le jansénisme pour lire Racine, ni de connaître les mentalités des féodaux sous Louis XIII pour comprendre Le Cid. En toute logique, le sens de l'oeuvre n'est pas non plus ce qui compte : peu importe qu'Honoré d'Urfé ait eu l'idée de proposer à son public un art de vivre en société, et particulièrement un art d'aimer, plus raffiné que ce qu'il pratiquait ; peu importe que Pascal ait voulu faire à l'intention des "esprits forts", dont il connaissait personnellement un certain nombre, une apologie de la religion chrétienne... D'ailleurs pourquoi un écrivain aurait-il voulu dire quelque chose ? et pourquoi ses lecteurs seraient-ils tenus de lire ce qu'il a voulu leur dire ? Personne de fait ne dit ce qu'il veut dire [5], et chacun lit ce qu'il veut ! Avec Derrida vint la "déconstruction", l'affirmation hardie qu'un texte était porteur d'un nombre illimité de sens. Tout cela est connu : quel étudiant de premier cycle aujourd'hui ignorerait la critique actantielle et ses petits croquis ? Et combien s'imaginent que Derrida, mort récemment, était le pape des études littéraires ? Je m'y attarderai d'autant moins que mon propos n'est pas de polémiquer il me fallait seulement me situer.

    Revenons à l'histoire : polémiquer ne serait jamais que rallumer de vieilles querelles, celles qui marquèrent si vivement les années 60. En 1950, Raymond Picard publie dans la "Bibliothèque de la Pléiade" son édition de Racine, puis en 1956 sa thèse, La Carrière de Jean Racine. Tout va se passer autour de Racine... En 1956 encore paraît Le Dieu caché de Lucien Goldmann, suivi en 1957 par L'Inconscient dans l'oeuvre et dans la vie de Racine, signé de Charles Mauron. Point de guerre : Goldmann affirme d'emblée l'utilité des études érudites de ces mêmes oeuvres qu'il analyse en philosophe marxiste, tandis que Mauron n'ignore rien du caractère partiel de sa méthode : "L'idée d'interpréter et d'expliquer une oeuvre entière en réduisant sa complexité à je ne sais quel magique dénominateur commun m'est étrangère", précisera-t-il quelques années plus tard [6]. Rien de "totalitaire" dans ces attitudes : une émulation intellectuelle, dans un esprit d'ouverture, la conviction passionnée que, dans sa richesse, la tragédie racinienne est pour le critique un merveilleux champ d'investigations et d'expérimentations.

    Mais en 1963, Roland Barthes donne Sur Racine, au Seuil : trois parties, la première étant, je le cite, "une sorte d'anthropologie racinienne, à la fois structurale et analytique". C'est là que se trouvent accumulées, sans ordre décelable ni sans justification des choix opérés, les analyses des éléments qui, selon l'auteur, permettent d'accéder à leur signification profonde, celle que personne avant lui n'avait atteint : "La Chambre", "Les trois espaces extérieurs", "La horde", "Les deux Éros", "La relation fondamentale", etc. Picard se tait. Mais en 64, Barthes revient à la charge avec ses Essais critiques ; l'un d'eux, ayant pour titre "Les deux critiques", oppose la "nouvelle" (la sienne) et l'" universitaire", assimilée au seul lansonisme, lui-même réduit à la recherche obsessionnelle des sources, qu'il condamne sans appel pour prôner "un travail qui s'installe dans l'oeuvre" [7]. Raymond Picard rédige alors une réponse en forme de pamphlet (dont à vrai dire, le plus agressif est dans le titre) : Nouvelle critique ou nouvelle imposture [8]. C'était la guerre. La place manque pour en relever les étapes, simples accrochages ou grandes batailles [9]. Mais on remarquera ceci : d'emblée, Barthes a voulu couper les ponts, refusant le dialogue, et toute possible complémentarité des méthodes ; pour lui, l'histoire était complètement disqualifiée ; on ne pouvait aborder l'oeuvre littéraire, de quelque époque qu'elle fût, qu'avec les concepts et le langage d'aujourd'hui (c'est-à-dire dans la perspective de la linguistique saussurienne et de la psychanalyse lacanienne). Pour lui, la vérité était, sans discussion possible, de son côté. Serge Doubrovsky avait la même forte certitude, et le même mépris des autres. C'est lui notamment qui tourna en ridicule les savants travaux de Georges Couton sur Corneille, son érudition d'historien, l'affirmation que l'explication de son théâtre était à chercher "là-bas, au XVIIe siècle" (Couton avait l'excellente habitude de s'exprimer simplement, et cela suffisait à le discréditer auprès des pédants). À parler plus largement, la vocation à la clarté, à l'objectivité, de la critique dite universitaire, sa prudence, passa pour de la naïveté, ou pis, de l'étroitesse d'esprit.

    La nouveauté plaît, les étudiants, les jeunes chercheurs, découvrirent ce type de discours avec enthousiasme, comme le rappelle Antoine Compagnon dans un ouvrage bien documenté et soucieux de faire la part des choses, Le Démon de la théorie [10]. Aux yeux de beaucoup (la querelle ne resta pas cantonnée dans les milieux académiques), Raymond Picard était dépassé, Barthes et ses émules triomphaient. L'arrogance de ces nouveaux hommes forts s'accrut du fait d'une conjonction malencontreuse avec le mouvement de mai 1968, qui leur valut dans un certain nombre de pays, à commencer par la France, une foule de sympathisants et d'adeptes, sensibles d'abord à ce qui leur paraissait chez eux révolutionnaire : le rejet des anciennes méthodes, et avec elle celui des anciennes autorités, accompagnait volontiers le rejet, sur le plan sociologique, des "mandarins", sur le plan pédagogique, des cours magistraux, sur le plan politique, du conservatisme. "Il est interdit d'interdire" : ce slogan n'autorisait-il pas aussi bien le refus, pour l'approche des oeuvres littéraires, du cadre historique, que la libéralisation sexuelle et l'expérience de la drogue ? Un nouveau totalitarisme était né, avec les caractéristiques tristement banales que j'ai relevées ci-dessus : mépris de l'autre, refus du dialogue entre les écoles, mauvaise foi (pour ne prendre qu'un exemple, la critique dite "universitaire" n'a jamais prétendu étudier une oeuvre du passé en faisant abstraction de la culture du lecteur d'aujourd'hui : qui n'a eu entre les mains les travaux ayant pour titres "Lectures de...", ou "Fortune de" - de Molière, de Corneille, de Théophile de Viau, etc. : le principe en est justement de montrer, en réunissant des documents allant de l'époque de l'auteur à nos jours, comment la compréhension de son oeuvre a évolué au fil du temps).

    Et nous voici au "critiquement correct" : la critique pratiquée par le plus grand nombre (malheur aux minorités : elles risquent toujours d'être écrasées), avec quelques ténors d'autant plus béatement écoutés que leur discours était plus obscur (c'est une tendance naturelle de l'esprit humain que d'admirer ce qu'il ne comprend pas), face auxquels l'honnêteté intellectuelle, la volonté de servir l'oeuvre en toute modestie, en usant d'ailleurs, non de la seule critique historique, comme les caricatures faites le prétendaient, mais de toutes les méthodes paraissant raisonnables (études thématiques, études de genres, études de genèse...), ne faisaient pas le poids. Un phénomène amplifié par une réaction comparable à celle des moutons de Panurge : chez les jeunes chercheurs, être "dans le vent". Prenons l'exemple, bien connu des étudiants, de Genette, qui pour l'analyse du récit s'est fabriqué, fort intelligemment, son vocabulaire : il n'y est plus question de récit, mais de diégèse. Et voici des narrateurs extradiégétiques (non inclus dans aucune histoire) ou intradiégétiques (qui avant de prendre la parole, constituent des personnages de l'histoire), ou homodiégétiques (ceux qui racontent leur propre histoire), ou encore hétérodiégétiques (qui racontent celle d'autres personnages)... Soit, la rhétorique et la poétique classiques étaient elles aussi grandes utilisatrices de mots savants, repris des Anciens. Mais voyez, de La Fontaine, Les Amours de Psyché : quatre personnages se promènent dans le parc de Versailles, l'un d'eux raconte à ses amis, pour "l'essayer", l'histoire de Psyché et de Cupidon, qu'il vient de composer ; le petit auditoire réagit à son récit et réfléchit, non seulement sur les qualités de l'histoire, mais sur les genres littéraires (car le texte en question est d'un genre "mêlé" ). De temps en temps, apparaît un "je" dont n'importe quel lecteur un peu attentif comprend qu'il n'est pas celui de ce narrateur fictif, ni de ses auditeurs, mais bien celui du poète, ne pouvant s'empêcher d'intervenir dans son oeuvre, dont après tout il est le maître, avec humour, sympathie ou émotion. On me permettra de douter que le vocabulaire évoqué ci-dessus soit indispensable à la compréhension de cette oeuvre toute de grâce et de légèreté. Et pourtant... bientôt, il a été de bon ton de parler comme Genette ; ceux qui n'employaient pas sa terminologie (mais au nom de quoi un homme, ou un groupe, aurait-il le droit d'imposer sa manière de parler ? ? ?) étaient tout bonnement des ânes. Les maîtres l'avaient vite expliqué à leurs élèves, qui auraient cru faire preuve d'insuffisance s'ils n'en avaient usé dans leurs explications de texte. Combien de disciples stupides le brillant Genette n'a-t-il pas aujourd'hui, dont sans doute il se passerait volontiers, qui emploient à tort et à travers sa terminologie pour se dispenser de réfléchir sur ce qu'ils lisent ?

    Et l'on pourrait avancer bien d'autres exemples : ainsi l'abondance, dans les explications de texte (exercice présent, en France, dans les examens de tout niveau, du baccalauréat à l'Agrégation), des termes embrayeurs, modélisateurs, et autres cuistreries qui permettent, avec le relevé des "champs sémantiques", de remplir le temps qui devrait être consacré à l'authentique travail de lecture, quand on n'a pas de sens littéraire. L'étudiant moyen se croirait déshonoré s'il ne plaçait ces termes dans son propos ; et il est tout content, lorsque Tartuffe pratique pour mieux berner Orgon une fausse confession (" Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable / Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité, etc... [11]) de lancer qu'il s'agit d'un chleuasme... On rirait, si l'étudiant en question n'avait toutes les chances d'être demain enseignant à son tour !

    Pour résumer : surtout, ne pas faire simple, comme si la simplicité n'était pas digne d'un intellectuel, comme si la complexité était le signe d'un grand esprit. Jeté aux orties (Mallarmé faisant office de caution au besoin) le sage principe de Boileau selon lequel "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement" [12] ! Place aux jargons, ceux de la critique littéraire elle-même, et ceux des disciplines qui la contaminèrent : linguistique, stylistique, et autres. Combien de revues ne voient le jour que pour faire vivre un jargon, en le faisant tourner entre un petit nombre d'utilisateurs, qui ne sont pas peu fiers de se poser en "initiés" face aux Béotiens...

    Une autre composante du "critiquement correct" n'a rien à voir avec la linguistique et sa vaste parenté ; elle fait seulement, on ne sait pourquoi sauf à invoquer la mode et les moeurs, bon ménage avec elles. Un rappel suffira à la désigner. En 1963, Jacques Ehrmann sortit aux PUF un petit volume intitulé : Un paradis désespéré, l'amour et l'illusion dans "L'Astrée" ; en 1964, Gérard Genette fournit un recueil d'extraits de L'Astrée, assorti d'une introduction qu'il reprit deux ans plus tard dans Figures : "Le serpent dans la bergerie". Ce serpent, c'était, pour faire court, le sexe. Ouvrages intelligents, originaux, mais le freudisme des interprétations était une trahison par rapport à l'oeuvre, à son auteur, à son époque. En 1977, Maxime Gaume publia sa thèse de doctorat d'État, véritable monument d'érudition : Les Inspirations et les sources de l'oeuvre d'Honoré d'Urfé. Pour lui, point de paradis désespéré ; point de serpent, mais une pastorale nourrie de platonisme, une recherche optimiste d'un bonheur comme on en trouve en ce monde : imparfait - un ouvrage inscrit fortement dans son temps, et très marqué par la culture humaniste, franco-italienne, de son auteur. Maxime Gaume mourut peu après avoir publié sa thèse, ce qui permit de l'enterrer de toutes les façons. Aujourd'hui, et les "jeunes chercheurs" ne l'ont pas moins compris que les romanciers et les paparazzi pour d'autres sujets, si l'on veut être remarqué en écrivant sur L'Astrée, il faut parler du sexe, et surtout, pour faire recette, de ses déviations. Notre société n'a-t-elle pas rejeté les tabous, et ces scandaleux interdits de la morale (chrétienne, ou bourgeoise, selon les avis) qui empêchaient l'être humain de s'épanouir ? D'où des gloses infinies sur le travestissement de Céladon en Alexis et tout ce qu'il est censé révéler, à quoi Urfé n'avait sûrement jamais pensé.

    On aurait tort enfin d'ignorer la composante politique, à proprement parler : prenons l'exemple de L'Histoire comique de Francion et de sa destinée critique. Émile Roy avait, à la fin du XIXe siècle, consacré sa thèse à Charles Sorel, et édité son roman (ce qui l'avait sorti de l'oubli, immense service) ; toutefois, en une réaction normale en son temps, et qui dura encore un bon demi-siècle après lui, il s'était montré choqué par sa grossièreté, son comique très peu relevé. L'ouvrage ensuite intéressa peu d'érudits, parmi lesquels on retiendra le nom de Jean Serroy, qui avait ainsi trouvé le moyen de travailler (beaucoup) sans s'ennuyer (du tout) heureux homme ! Il sut dégager l'intérêt de ce livre atypique sans sortir du raisonnable, ce dont on ne peut que lui être reconnaissant [13]. Or, dans ce qui est paru récemment sur le Francion, le discours dominant est le suivant : nous sommes en présence du chef-d'oeuvre de la pensée libertine, le personnage éponyme est un esprit distingué, un nouveau philosophe, qui a en vue un grand dessein : libérer les hommes de toutes les contraintes (morales, politiques, religieuses) qui pèsent sur la société d'Ancien Régime. Devant tant de contrevérités, ou en tout cas d'exagérations, ne faudrait-il pas, comme l'a fait Yves Giraud dans quelques pages pleines de bon sens, se souvenir des mots mêmes que Sorel a mis dans la bouche de Francion : "Mais j'étais un grand trompeur..." [14] ? En lisant, très simplement, ce que Sorel avait écrit, Yves Giraud a ramené l'ouvrage à ce qu'il est, une "histoire comique" (l'expression se passe de gloses compliquées), avec un protagoniste passablement vantard et jouisseur, mais sans philosophie ni morale cohérentes. Or la critique aujourd'hui tend à refuser d'examiner ce qui est écrit, pour plaquer sur le texte des vues et théories sans rapport avec lui : exemple, dans le cas considéré, du lien, voire de la connivence entre le "critiquement correct" et le "politiquement correct", de la part d'auteurs si conditionnés par une idéologie qu'ils croient que rien n'était valable dans l'Ancien Régime, et que tout ce qui est bien et bon dans nos sociétés a commencé (avant Marx) en 1789.

    J'ai dit d'emblée que ce "critiquement correct" était un totalitarisme, et je le maintiens : dans les études et dans la recherche littéraires, comme dans la vie courante et les discours quotidiens, nous sommes soumis, sans nous en rendre compte bien souvent, à des pressions intolérables. Elles ne naissent naturellement pas du hasard, ni des nécessités de l'histoire, mais de la volonté d'endoctriner et de dominer propre à des organes de pouvoir redoutables en notre temps : les media, les "intellectuels" (les deux groupes se confondant largement). Créateurs de modes, habiles à imposer celles-ci, ces esprits tyranniques nous privent, si nous n'y prêtons garde, d'une part importante de notre liberté. On me rétorquera que chacun est libre d'écrire ce qu'il veut, et qu'il prend ainsi ses responsabilités. Certes ! Mais lorsque l'on a vingt-huit ou trente ans, que l'on prépare une thèse, et que d'ailleurs, souvent, à l'Université ou, pour la France, à l'École Normale Supérieure, on a reçu l'enseignement des "nouveaux critiques", a-t-on vraiment cette liberté [15] ? Il faut pour le prétendre avoir une bonne dose d'optimisme, ou de naïveté, ou de mauvaise foi... Disons les choses autrement : il faut pour résister (car il n'y a pas de fatalité) avoir un calibre hors du commun comme Thomas Pavel qui, après s'être essayé aux sciences à la mode en arrivant en France [16], est parti plus à l'Ouest, où les meilleures universités lui ont ouvert leurs portes toutes grandes, et a fait paraître en 1988 - aux Éditions de Minuit - un ouvrage au titre transparent : Le mirage linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle. À la question posée par mon titre, sa réponse était claire, et le plus réjouissant est que cette réponse n'a pas compromis son succès. En 1998, en collaboration avec Claude Bremond, il a donné, chez Albin Michel, De Barthes à Balzac : Fictions d'un critique et critique d'une fiction [17]. Il y fait la critique de S/Z de Barthes, et propose (je le cite dans un courrier qu'il m'a adressé le 22 août 2001) "une lecture je dirais... normale du récit Sarrasine de Balzac". Une lecture "normale" : voilà un mot qui, face aux jargons qui ont envahi l'univers des études littéraires, vaut son pesant d'or.

    Est-ce à dire que le vent tourne ? Oui, doucement. Les années ont passé, les esprits se sont calmés - effet de l'âge ? du temps ? Certains universitaires sont revenus de leurs engouements ; des professeurs se sont effrayés de l'ignorance d'étudiants privés de tout repère historique, capables de situer sans sourciller Voltaire au XVIIe siècle et Du Bellay au XIXe. L'histoire littéraire est donc en train de sortir de son purgatoire ; elle revient, non comme une momie dont on enlèverait les bandelettes pour ne trouver que la peau et les os, mais en se rénovant, enrichie grâce aux nouvelles méthodes d'investigation dont disposent aujourd'hui les chercheurs (en matière d'études génétiques, d'intertextualité, de critique d'attribution etc.), et nourrie d'ambitions humanistes que n'avaient développées, même si elles en portaient les germes, ni les brillantes intuitions d'un Saint-René Taillandier, ni les solides récapitulations théoriques d'un Lanson, ni les minutieuses études de sources d'un Villey.

    À cette renaissance, j'ai la fierté de penser que les volumes thématiques des Travaux de Littérature (à raison d'un par an, le dix-huitième est sorti en septembre 2005) apportent leur contribution, parce que leurs auteurs, suivant en cela le comité de rédaction et l'avis des membres de l'ADIREL, éditrice de la série, se sont engagés dans une véritable expérience, que l'on peut observer notamment au fil des tomes XVI et XVII consacrés aux Grandes peurs [18]. Il s'agit, dans le cadre d'un volume (parfois de deux) de dérouler une question dans le temps, en une série d'enquêtes ponctuelles dont la succession prend sens, mais aussi en des enquêtes plus vastes, qui permettent d'envisager des tranches d'histoire et d'y faire apparaître des évolutions - par exemple en considérant l'oeuvre d'un auteur dans sa durée, ou deux générations d'écrivains, ou le passage d'une époque à une autre (le Moyen Âge et la Renaissance, l'Ancien Régime et la période post-révolutionnaire...). Études littéraires et études des mentalités sont ainsi menées de pair. L'exercice demande évidemment de la prudence : le rapport entre mentalités et production littéraire est complexe, réciproque de surcroît (une réciprocité susceptible d'être décalée dans le temps, lorsqu'un penseur n'est pas entendu de son vivant, mais l'est par la suite) ; toute démarche simplificatrice serait source d'illusions. Alors que l'oeuvre peut exprimer exactement telle ou telle idée contemporaine, elle ne reflète jamais les mentalités directement ni complètement ; l'écrit n'est pas assimilable à un document photographique. D'autre part, l'évolution des mentalités est devenue si rapide que nous essayons d'aller jusqu'à ce qui sort en ce moment même. Or l'analyse de productions récentes demande une vigilance particulière, faute de quoi elle sera déformée par l'idéologie propre à celui qui la conduit (on se souvient de la condamnation du théâtre d'Ionesco, de son vivant, par la critique soviétique et ses émules occidentaux). Mais la lecture de textes anciens a aussi sa difficulté : il s'agit pour le critique de s'y introduire, muni de sa propre culture et de ses propres outils d'investigation, dont il est quasiment incapable de faire table rase, alors que ceux-ci sont totalement décalés et partiellement inadaptés (ce qu'il n'a pas toujours compris) à l'objet de sa recherche.

    Pour préciser en quelques mots, et en conservant l'exemple des Grandes peurs, la question que nous avons posée peut se formuler de la manière suivante : les hommes, ou tel groupe social, ont-ils toujours éprouvé les mêmes ? ont-ils, au fur et à mesure que les siècles passaient, acquis plus de force pour les combattre ? Le déroulement du temps a-t-il fait apparaître de nouvelles peurs, qui ont remplacé les autres ou se sont ajoutées à elles ? Toutes ces interrogations avaient une unité : il s'agissait d'explorer l'homme dans son histoire, dans ses comportements collectifs, de mettre à jour ses mécanismes, raison et instinct, conscience et inconscient, capacité à fantasmer, à détruire et à reconstruire, etc. Elles avaient aussi un objectif ou peut-être vaudrait-il mieux dire une visée, un idéal, même si, à la mesure de nos moyens, il restait modeste, qui était de chercher des réponses à ses problèmes et en somme de l'aider à mieux vivre.

    Tel est le principe de ce que j'aime appeler une "critique humaniste", celle qu'à titre personnel j'ai toujours pratiquée [19], avec la conviction qu'envisager l'étude des thèmes, dans leurs expressions littéraires, en historien des mentalités, n'est pas trahir la littérature. C'est même exactement faire le contraire, pour tous ceux qui adhèrent à la belle définition offerte par Georges Duhamel à propos de la littérature française, mais qui ne peut pas ne pas valoir pour toute littérature :
    "La littérature française s'est proposé de peindre l'homme en pied, inlassablement, l'homme ; je dis bien l'homme individuel et l'homme social, l'homme intérieur et l'homme extérieur, l'homme visible et l'homme invisible, l'homme subjectif et l'homme objectif" [20].

    Riront ceux qui voudront de cet idéal fixé aux études littéraires... mais il leur faudra rire vite ! L'étude conduite dans les Travaux de Littérature pendant deux années a permis de vérifier que, dans l'histoire de l'humanité, les peurs ne se contentaient pas de perdurer : elles augmentent en nombre et en intensité, les plus terribles, au-delà de celles de tous les cataclysmes, étant sans doute aujourd'hui, celles qu'inspirent "l'autre", avec ou sans visage. "Pourquoi ai-je peur, Seigneur, pourquoi ai-je si horriblement peur tous les jours, toutes les nuits, partout où je suis ?", se demandait Ionesco dans Non, paru d'abord en roumain, à Bucarest, en 1934 . Or combien de réponses se trouvent dans les livres, anciens ou récents, que leur auteurs aient été des sages, des philosophes capables par leur pensée d'aider autrui, ou qu'ils aient justement, tel Ionesco, pratiqué l'écriture comme un antidote offert ainsi en partage à leur lecteur ! Ce sont ces réponses qu'il faut aller chercher quand on fait oeuvre de critique, et qu'il faut aider l'élève à découvrir quand on pratique le beau métier de professeur.

    Madeleine BERTAUD