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GRANDEURS ET SERVITUDES DE LA BIOGRAPHIE - CLAUDE DULONG






Une biographie, c'est l'histoire d'une vie, pas son roman, pas son évocation. Elle est donc soumise aux mêmes lois que tout ouvrage historique, dont l'objectif est d'établir la vérité, pour autant que faire se peut. Le biographe commence bêtement par lire tout ce qui a été publié sur le personnage choisi, si celui-ci a déjà fait l'objet de travaux, et tous ses écrits, s'il en a laissés. A partir de là, des lacunes et des contradictions apparaissent, des lignes de force se dégagent, on voit sur quels points il faut faire porter l'effort. Commence alors le véritable travail, à savoir la plongée dans les sources : textes et documents, manuscrits ou imprimés, qui sont contemporains du personnage ; il peut s'agir de lettres, mémoires, poèmes, chansons, actes officiels ou notariés, sans oublier les documents iconographiques : tableaux, estampes, médailles... Tout est à voir ou à revoir. Car il ne faut jamais se fier à ceux qui ont examiné, transcrit ou analysé un document avant vous ; pour honnêtes et consciencieux qu'ils aient été (quand ils l'ont été), ils ont pu négliger une phrase essentielle, commettre une erreur de lecture, prendre un nom pour un autre.

    Quand j'écrivais la biographie d'Anne d'Autriche, j'eus, bien sûr, à évoquer le plus sombre moment de sa vie, celui de sa trahison. Car, espagnole de naissance et de coeur, mal aimée de son mari, Louis XIII, elle ne sut pas, dans sa jeunesse, comprendre la politique étrangère de la France. Comment eût-elle compris et admis que ses deux patries fussent en guerre ? Alors elle trahit, à la petite semaine, en informant son frère, le roi d'Espagne, des quelques secrets qu'elle pouvait pénétrer. La chose, naturellement, fut découverte et Louis XIII chargea Richelieu d'interroger la reine. Cela se passait en 1637. Pénible épisode au cours duquel Anne dut s'humilier, demander son pardon et jurer de ne plus recommencer. Le rapport qu'écrivit Richelieu au roi sur cet interrogatoire est connu et l'on lit dans les transcriptions qui en ont été faites que la "honte" de la reine fut telle qu'elle remercia le cardinal de s'entremettre pour la tirer de ce mauvais pas. Quoi de plus naturel ? Prise la main dans le sac, si l'on me passe l'expression, la reine pouvait bien ressentir de la honte. Ce qui était moins naturel, c'est que, le premier ministre, parlant au chef de l'État de son épouse, prononçât le mot "honte". Certes, Richelieu pouvait éprouver quelque satisfaction à humilier une femme qui, peut-être, avait repoussé ses avances, qui, en tout cas, lui faisait sentir, à chaque occasion, son animosité. Mais cette femme, c'était tout de même la reine de France. Et si Louis XIII ne l'aimait pas, il entendait qu'on la respectât. Un homme aussi intelligent que Richelieu aurait-il froidement parlé de "honte" dans un rapport au roi, et à un roi si ombrageux qu'il craignait lui-même ses imprévisibles réactions ?.. J'étais mal à l'aise. Que fallait-il faire ? Aller revoir, après tant d'autres, un texte si connu ?.. Oui, il le fallait. Car ce texte ne portait pas le mot "honte", il portait le mot "bonté" ; si bien que Richelieu avait écrit en réalité au roi : "La bonté de la reine fut telle qu'elle me remercia, etc." Ce qui ne changeait rien au fait de la trahison, mais ce qui changeait tout aux rapports des trois protagonistes entre eux. Ce qui voulait dire aussi que le premier historien à découvrir et transcrire ce long texte avait commis une erreur de lecture bien excusable, mais, ce qui était moins excusable, que ses successeurs n'avaient pas pris la peine de s'étonner et de vérifier sur l'original.

    Malheureusement, les originaux ont parfois disparu, les copies aussi, comme bien d'autres documents, et la recherche est un travail ingrat, souvent décourageant. Tant d'heures passées dans des dépôts d'archives, à user sa vue, sur des textes illisibles ou chiffrés, pour ne rien trouver qui vaille ! Ou alors trouver autre chose, sans relation immédiate avec l'objet de la recherche, mais qu'on note ou qu'on transcrit tout de même, parce qu'il peut y avoir un rapport lointain encore inaperçu, ou parce qu'un jour, quand on entamera une autre biographie, cela pourra servir. D'où "heures supplémentaires" !

    C'est une sorte d'ascèse que l'érudition. Mais sans érudition, il n'est pas d'oeuvre historique digne de ce nom. Je garde la plus profonde reconnaissance à mes maîtres de l'École des Chartes qui ont su me le faire comprendre et qui m'ont enseigné à la fois la morale et la technique de la recherche. Cette tâche ingrate procure tout de même des joies. Quelle récompense quand on fait ce qui s'appelle une découverte, quand on exhume une lettre, un acte inédits et jamais exploités, quand on rétablit ainsi la vérité ! Cette vérité tient parfois, on vient de le voir, à un mot, ou, moins encore, à un simple signe. Des signes, il y en a beaucoup dans la correspondance d'Anne d'Autriche avec Mazarin. quand, une fois devenue régente, elle eût pris celui-ci pour ministre. Les historiens ont cherché à élucider ces signes mystérieux, mais ils n'en ont pas remarqué d'autres qui figurent sur l'empreinte du cachet dont se servait la reine pour sceller ses lettres à Mazarin. Or ceux-là ne s'éclairent que par ceux-ci, qui appartiennent à l'emblématique amoureuse du temps. Si bien que l'essentiel, dans ces lettres, c'est justement ce qui n'y est pas dit. Si la biographie n'est pas du roman, on voit que la recherche peut être roman pour le biographe. Il y trouve des plaisirs qui s'apparentent à ceux du détective, quand il déterre une preuve ou un indice capital, jamais cependant, ou presque jamais, l'historien n'a le bonheur de découvrir, bien visible, le corps du délit, ou, comme l'archéologue, de mettre au jour un temple, un tombeau antiques qui, dans une certaine mesure, parlent d'eux-mêmes et suffisent au public par l'évidence immédiatement perceptible de leur beauté. Une lettre inédite, fût-elle d'amour, il faut d'abord en établir l'authenticité, puis l'expliquer, signes compris, et la replacer dans son contexte. Impossible de la présenter au lecteur sans un minimum d'appareil critique.

    La seconde tâche du biographe n'est pas moins ardue ; avec les fiches qu'il a accumulées pendant des mois, parfois des années, il doit se livrer à une sorte de jeu de patience : tout étaler et tout comparer. Mais à ce stade, les récompenses s'accumulent car de ces comparaisons jaillit la lumière. Tiens 1 mon personnage a menti sur ce point, ou l'a celé. Tiens ! on lui a fait dire telle chose qu'il n'a pu dire, commettre tel acte qu'il n'a pu commettre. Pourquoi ? La psychologie est alors appelée à la rescousse ; car, naturellement, elle est indispensable et il est tout aussi absurde de prétendre composer une biographie sans recourir aux sources que de prétendre la composer sans interpréter les faits, à condition que ce soit honnêtement et avec prudence. Sinon autant se borner à une simple chronologie de la vie du personnage : tel jour, il a fait ceci, tel autre jour, cela... Quel intérêt ?

    C'est à une résurrection qu'il faut procéder, en montrant le personnage dans son décor, en décrivant son physique, son comportement, en analysant ses pensées et arrière-pensées, en tentant de l'expliquer ; car on l'a compris soi-même et l'on s'est mis à l'aimer pour tout ce qu'il a fait et malgré ce qu'il n'a pas fait.

    Ce qui nous amène à la phase finale de la tâche du biographe : la composition et la rédaction de l'oeuvre. Ici, les difficultés sont d'un autre ordre : elles consistent à gommer le travail accompli pour produire un texte lisible. Sans style, il n'y a pas d'oeuvre, historique ou autre. Trop d'historiens, encombrés de leur documentation, ne savent pas la maîtriser et s'y noient. D'aucuns (je ne parle ici que des vrais historiens, pas de ceux qui se bornent à démarquer les livres de leurs prédécesseurs), d'aucuns jugent même frivole, indigne de leur érudition, que de tenter de plaire. Il est certes difficile de tout dire en le disant bien, mais pas de lecteurs sans cela, et c'est le personnage, plus que l'auteur, qui en souffre, car c'est lui qui paraît ennuyeux. De grands romanciers, parfois, atteignent mieux que de consciencieux historiens à la vérité d'un être et d'une époque : François Mauriac avec son Blaise Pascal, Paul Morand avec son Fouquet. Ils ont un peu négligé les détails, ils ont un peu malmené la chronologie, mais leur intuition et leur art ont tout sauvé. Pour l'art, tâchons de les imiter ; pour la vérité, respectons-la toujours. Notre devoir à nous autres biographes, est de concilier ces deux exigences.

    Claude DULONG