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ADRIENNE ET ISABELLE - EDMONDE CHARLES-ROUX






Adrienne et Isabelle (extraits de l'oeuvre de Mme Edmonde Charles-Roux)

    Tout le monde connaît l'engouement de Roger Duchêne pour la ville de Marseille, où il arriva, depuis sa Loire-Atlantique natale, à l'âge de dix-huit ans, où il vécut et où il mourut. Mais comme les vrais amateurs de cette ville, il ne se contenta pas d'apprécier les louanges qu'on lui décernait pour des beautés qui sautaient aux yeux, il apprécia aussi les critiques légères, l'ironie tendre dont les connaisseurs, amoureux mais lucides, savaient l'entourer quand ils parlaient d'elle et de ses habitants.

    Ce fut le cas pour les notations fines et moqueuses, pleines d'humour, associées à un goût sensuel et vrai de la vie, qu'il trouva dans Elle, Adrienne :
    "Une femme de tête, cette Adrienne.
    Qu'elle était le luxe même, de cela les bourgeois marseillais n'étaient guère conscients, pas plus, du reste, que de la qualité d'une élégance dont le mystère leur échappait. Qu'il puisse exister une façon de pacte entre le costume et le mouvement, le costume et la vie et que ce soit cela l'élégance, voilà qui leur était bien indifférent.
    Ce que le bref séjour d'Adrienne avait satisfait en eux, était non point des penchants au raffinement, mais une volonté de sérieux qui, chez eux, primait tout. Elle leur était dictée par la crainte de révéler l'importance de leur fortune.
    Mais qu'importe ? Partis de ce jugement erroné, ils ne l'avaient pas moins convoitée.
    Ils l'avaient rêvée, fixée à Marseille, recevant d'eux, en secret, la clef d'une garçonnière du côté du Petit Nice ou bien du Prophète, quartiers sans risques où n'habitaient que quelques vieilles cocottes et des retraités de la colonie, puis s'étaient monté la tête jusqu'à imaginer une Adrienne occupée d'eux, s'évertuant à leur faire oublier la monotonie de leur vie conjugale.
    Car il n'est pas de riche Marseillais en qui ne s'affrontent deux êtres dissemblables : l'un, homme d'habitudes, auquel l'hypocrisie dicte une sorte de réserve morose, l'autre, un imaginatif qui se laisse emporter jusqu'au bout de ses rêves. (...)

    La société locale avait accueilli Serge en beau parti. On l'invitait le dimanche. Il fréquenta les familles dont les maisons s'alignaient en bordure du Prado et s'appropriaient ce dont Marseille est le plus avare : l'ombre des arbres. (...)
    Un ancien représentant en parfumerie qui avait occasionnellement veillé sur ses intérêts, convoqué en hâte, fut chargé de trouver un logement dans un quartier convenable. Plusieurs solutions avaient été envisagés. Saint-Giniez ? "Trop loin..." La rue Paradis ? "Trop triste..." Du côté de la Préfecture ? "Trop sombre." Adrienne mettait autant de passion à repousser les suggestions qui ne lui convenaient pas que s'il s'était agi de choisir cet appartement pour elle-même.
    A quelques heures de son départ, elle avait arrêté son choix sur deux chambres et une terrasse tout en haut d'une vieille maison de la rue Venture. La concierge accepterait d'autant plus volontiers d'assurer le ménage qu'elle logeait sur le même palier, Marseille offrant, entre autres particularités, celle d'installer ses rares concierges sous les toits.
    "Excellent", dit Adrienne en s'animant.
    Le représentant en parfumerie fit remarquer que la rue n'était guère passante, ce qui permettrait à Serge d'étudier au calme. La faculté où il avait pris ses inscriptions était à quelques minutes de marche. A deux pas aussi la rue Saint-Ferréol, ses élégances , son chemisier bien, et surtout Castelmuro, le seul salon de thé où donner rendez-vous à une demoiselle bien sans la compromettre. Enfin une plaque apposée sur une maison voisine rappelait que Stendhal avait logé rue Venture.
    "Fameux, vraiment fameux...", dit encore Adrienne.
    Elle disait ça sans l'ombre d'ironie. Comme si elle s'apprêtait à gober d'un trait Castelmuro, le chemisier, Stendhal et la concierge. (...)

    Elle exigea qu'il lui décrivît les villas du Prado, pièce par pièce. Mais ce qui l'intéressait n'était pas tant de savoir de quoi elles avaient l'air ces demeures, que de les remettre, en paroles, à son goût.
    Elle les réinstallait.
    "Des commodes dans les salons ? Drôle d'idée.
    - Ce sont des commodes rares, des meubles de musée, Adrienne.
    - Raison de plus pour les utiliser. Et où placer une commode sinon dans une chambre ? Tu ne me feras pas dire le contraire. Dans une chambre à coucher... Ca va de soi."
    Lorsque Serge en arriva aux tapisseries que l'on appelle des verdures, elle demanda :
    "Combien en on t-ils ?
    - Au moins quatre, répondit Serge que cet appétit de précisions étonnait un peu.
    - Si on peut acheter quatre verdures c'est qu'on a de quoi s'offrir une seule et belle tapisserie, éclatante de couleurs, avec un Triomphe, un char, des Rois et des Reines resplendissants, un amoncellement de vaisselle d'or et des vaincus prosternés. Quelque chose de glorieux, de terrible. Enfin... de quoi rêver. Mais des verdures ! Qu'est-ce que c'est que ces décorations au rabais !..."
    Serge allégua le goût des ombrages, des cascades, des tapis d'herbe, des fraîcheurs, Marseille n'offrait rien de tout cela. La ville n'était qu'un grand corps de pierre couché dans le vent. Alors, les verdures, c'était de l'ombre que les Marseillais accrochaient à leurs murs.
    "Tu ne me convaincras pas. Rien ne remplace les plantes. Et ne me parle pas des fleurs artificielles. Il faut laisser ça aux Américains. As-tu jamais tenu une fleur serrée dans ta main, Serge ? Cela m'est arrivé souvent, dans mes moments de solitude : cueillir une fleur et la tenir longtemps. Cette fraîcheur que l'on a dans la paume, c'est la vie. La vie d'une plante. Alors laisse-moi tranquille avec tes verdures. Et tu ne vas pas me dire que tu aimes ça ? Allons... Raconte, encore." (...)
    Serge fit le compte des vitrines. Les maisons de Marseille en étaient pleines. Dans chaque salon une vitrine, avec éclairage indirect et tout.
    "Pour y mettre quoi ? demanda Adrienne.
    - Des faïences, répondit Serge.
    - Des faïences, répéta Adrienne, la voix songeuse. J'ai rien contre. Encore faut-il savoir lesquelles.
    - Des soupières, dit Serge.
    - Une soupière en vitrine, pour quoi faire ? Ces gens sont fous..."
    Elle riait à perdre haleine.
    Serge se souciait très peu des soupières. Mais il se sentit ivre d'orgueil à l'idée que c'était lui qui l'amusait à ce point, lui qui déchaînait ce rire éclatant, alors il parlait d'abondance, discourait, développait, comme si sa vie entière, son avenir, tout son bonheur avait tenu, avec les soupières, dans les vitrines des bourgeois marseillais. Entre deux éclats il plaçait :Décor aux Chinois, ou Décor aux grotesques. Il faisait le savant : "Influence de Berain" ... Il susurrait : "Veuve Perrin" en fermant les yeux, comme s'il avait été brusquement question d'un vin rare. Il disait : "Assiette à la Camargo, cuite au petit feu" et il avançait des lèvres goulues, comme s'il avait été question, non pas d'une faïence, mais de quelque gourmandise dont il se serait délecté. Il répétait au hasard ce que lui avaient appris les dames du Prado, il les singeait.
    Et Adrienne se tordait.
    "Tu ne me diras pas que tes Marseillais ne sont pas des drôles de gens. Une soupière en vitrine. Je n'ai jamais rien entendu de plus drôle. Une soupière... Je te demande un peu ! Alors qu'elle est faite, si belle soit-elle, pour être placée, toute fumante, au centre d'une table et pour servir jusqu'à ce qu'elle casse."
    Là-dessus, elle se mit à vanter la magnificence de certains potages, chauds à la bouche, leur velours, leur parfum qui monte aux narines, le beau geste rond et lent de la main qui mesure, puis qui penche la louche et, dans un bruit de source, emplit l'assiette, elle utilisa en début de phrase des "mon cher" qui laissèrent Serge sans voix : "Ah ! mon cher... Comment te dire ? On m'a appris à respecter le potage. Et pourquoi renoncer à ce qui comble cinq sens à la fois ?" Elle ajouta que les gens bien voulaient à toute force donner dans le distingué, c'est-à-dire l'insipide, le fruit exotique sur force glace pilée, tout ce qu'il y a de malsain, du coup les cuisinières en avaient perdu la main, quant aux maîtres d'hôtel ils en étaient arrivés à ignorer jusqu'à l'usage des soupières et comment s'en étonner, maintenant que les familles plaçaient les chères vieilles choses en vitrine, on n'avait pas idée..."

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    Mais s'il fut un amoureux convaincu de Marseille, Roger Duchêne fut aussi un biographe passionné. Mme de Sévigné, la première, Ninon de Lenclos, La Fontaine, Mme de La Fayette, Molière jusqu'à Proust, tous ses personnages il les a racontés avec une passion gourmande et une infinie justesse, scrutant avec minutie leurs représentations picturales ou littéraires, n'omettant même pas les yeux bigarrés de la marquise, "l'un bleu et l'autre vert".
    Et il s'enthousiasmait quand, à la lecture d'autres biographies, il rencontrait son propre souci de précision, sa recherche de toutes les sources possibles, sa curiosité acharnée pour connaître et faire connaître au lecteur le caractère, la réalité du personnage choisi.

    Comme dans le début d'Un désir d'Orient, à propos d'Isabelle Eberhardt :
    "De quelle voix parlait-elle ? Grave, sourde, chaude, monotone ? Ce qu'il y a, dans un être, de force ou de douceur, de délicatesse ou de fermeté, de sensualité ou de froideur, ce qu'il y a de vanité aussi ou de naturel, se devine au son d'une voix. Pour ma part, quelque chose m'interdisait de négliger cet aspect-là d'Isabelle. Longtemps je suis restée indifférente à toute autre préoccupation. Allez tirer du néant une femme, couchée sous terre depuis plus de quatre-vingts ans, allez prétendre ne rien ignorer d'elle si sa voix vous est demeurée étrangère... Son accent en français ? Cette question très ordinaire m'a tracassée aussi. Je me faisais de cet accent une idée exaltante. Rien de commun avec les afféteries que charrient, comme des oripeaux garantis d'origine, les cosmopolites de salon. Non. J'imaginais un accent sans horizon ni frontières, l'effet de quelques détournements inconscients, opérés par Isabelle au détriment des diverses langues dans lesquelles elle s'exprimait avec une surprenante aisance. J'imaginais un français chantant, comme celui que l'on parle dans le canton de Genève, j'imaginais une musique où s'égaraient des h en forme de soupirs, comme l'exige la langue anglaise, et des r savoureux, les r roulés d'Isabelle, ces r de Russie, son pays d'origine. J'imaginais enfin un parler hybride portant aussi la marque un peu sèche, un peu rêche de l'allemand. Mystérieux, en somme, le parler d'Isabelle, fait de cachettes et de recoins, un parler comme l'immense décor de lieux évanouis ou comme un creuset où seraient venus puiser tous les parlers d'Europe, c'est ainsi que je l'imaginais. Mais de là à supposer qu'un fonctionnaire de police ait pu se montrer sensible à cet aspect des choses, quelle illusion !
    Or, je tenais pour certain que le souci de noter les intonations particulières d'Isabelle avait été celui de tous ceux qui l'avaient approchée, et je me croyais en droit d'attendre des nombreux rapports la concernant tous les éclaircissements nécessaires.
    On l'avait tellement eue à l'oeil, Isabelle... (...)
    Ma désillusion fut trop forte. Il y avait de la honte à laisser sans voix un corps si finement décrit. Les policiers avaient fait merveille et je savais tout (...) mais jusqu'au bout j'ai essayé d'imaginer sa voix.
    Fort heureusement, certains biographes d'Isabelle, ceux du moins qui furent de ses amis très proches, allaient me permettre de remédier aux lacunes des polices d'Etat."

    Or, l'on découvre que selon les témoignages de ses contemporains, Isabelle a une voix "affreusement nasillarde", "l'accent nasal le plus désagréable du monde", qu'elle claironne du nez. "... A l'évidence, elle avait une voix qui ressemblait fort peu à l'idée que je m'en faisais."

    Bah ! tant pis. Ses écrits, lettres ou journaux intimes, vont, par leur qualité littéraire, compenser largement ce défaut physique. "La petite personne, avec une vilaine voix parlée a "une belle voix pour écrire", et c'est là l'essentiel."

    Mais ici l'essentiel n'est-il pas que, trois cents ans auparavant, la plaisanterie de la "belle voix pour écrire" ait été appliquée à une demoiselle de compagnie de Mme de Grignan, et que, appliquée à Isabelle, elle soit tirée d'une lettre de Mme de Sévigné, éditée par Roger Duchêne à la bibliothèque de la Pléiade ?

    Edmonde CHARLES-ROUX