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LA JOIE DES DÉNOUEMENTS CHEZ MOLIÈRE - CHARLES MAZOUER






A la mémoire de Roger Duchêne, salué pour la dernière fois lors de la rencontre où fut prononcé ce texte.
    Etude parue dans Molière et la fête, Actes du colloque international de Pézenas (7-8 juin 2001) publiés par la Ville de Pézenas, sous la direction de Jean Emelina, 2003, pp. 201-217. Mise en ligne avec l'aimable autorisation des organisateurs du colloque.

    "D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous présente", proclame le seigneur Anselme à la fin de L'Avare, en invitant les autres personnages à quitter la scène pour partager et célébrer la joie commune. L'affaire est entendue depuis qu'on a fait la théorie du genre comique : comme l'écrit en son vieux français Jacques Peletier du Mans [1], "en la Comédie, les choses ont joyeuse issue". C'est-à-dire que les personnages accèdent à ce sentiment qui naît de la jouissance du bien qu'ils ont acquis, à cette plénitude, à cet accord avec soi et avec les autres ; c'est-à-dire aussi que la même joie la même "agréable émotion de l'âme", pour parler comme Descartes [2] envahit les spectateurs de la comédie, les laissant satisfaits et euphoriques.

    Or, cette joie bonne des dénouements on le sait dès longtemps n'a rien d'universel dans le théâtre de Molière ; elle est même passablement problématique. Il vaut la peine d'examiner d'un peu près la question en évitant tout a priori sur la gaîté ou sur la mélancolie prétendues du dramaturge. Je propose une progression en trois étapes : pour rappeler d'abord comment Molière, fidèle à la loi du dénouement comique, mène un certain nombre de ses personnages au bonheur et ses spectateurs à la satisfaction détendue et heureuse ; pour insister ensuite sur l'amertume qui marque le climat de nombre de dénouements ; enfin, en un ultime renversement, pour montrer selon quel dessein, en empruntant quelles voies et à quel prix Molière a décidé de faire triompher la joie dans ses dénouements.

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     Dans la physique ou, si l'on veut, dans la mécanique de la dramaturgie comique, le dénouement est attendu et espéré ; après le trouble, les conflits, l'embrouillement, l'erreur qui constituent le noeud, il apporte la paix, la stabilité, la clarté, la lumière. "Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des combustions, des altercations éternelles [3]." C'est le Docteur burlesque de la première farce de Molière qui se plaint ainsi. On le rassure aussitôt : "Ce n'est rien, Monsieur le Docteur ; tout le monde est d'accord". Le dénouement est le lieu de l'accord final et en donne la satisfaction. Les désirs contrariés pour atteindre leur objet, les volontés opposées trouvent un équilibre acceptable, les oppositions et les obstacles qu'ils soient extérieurs ou intérieurs sont supprimés et levés, les fâcheux éliminés. Bref, la joie est rendue possible, et pour les héros heureux, et pour les spectateurs qui craignent pour eux en espérant leur bonheur. Mécaniquement, le dénouement est là pour libérer la joie.

    Le dénouement joyeux est traditionnellement constitué par un mariage ? Molière se plie à cette tradition, du moins dans un grand nombre de ses comédies, et même si le dénouement et la joie revêtent une autre portée, bien au-delà des mariages réussis. En pleine conscience ou non, de bon gré ou forcés par quelque tromperie, les pères, mères et autres tuteurs finissent par accorder ce qu'ils refusaient et par consentir à l'amour librement né dans le coeur des jeunes gens. Du Médecin volant au Malade imaginaire, de nombreux dénouements célèbrent, avec une allégresse variable, ce genre de bonheur. Joie claire à la fin de Médecin volant, puisque le père pardonne, se dit "heureusement trompé" et entraîne lui-même la compagnie aux noces [4]. Joie moins nette à la fin de L'Ecole des maris, puisque la colère du tuteur berné reste à apaiser [5]. Il faudra d'ailleurs revenir sur la défaite des opposants que la musique et la danse font quelque peu oublier dans des comédies-ballets comme L'Amour médecin ou Le Sicilien. Mais une grande comédie bourgeoise comme L'Avare, avec son dénouement romanesque, propose une fin doublement ou triplement heureuse : la reconnaissance permet à un frère de retrouver sa soeur, à un père de retrouver ses enfants, et favorise l'acceptation d'Harpagon, qui a été soumis à un chantage et qui dit sa joie de pouvoir récupérer sa cassette, tandis qu'Anselme entraîne tout le reste de la compagnie chez sa femme retrouvée, pour lui faire partager la joie commune [6].

    Notons au passage que l'obstacle au mariage peut être intérieur et résider dans l'un des partenaires ; l'obstacle surmonté les rend à une joie plus retenue mais sans doute plus profonde. Pardonné par une Elvire pleine d'indulgence et de pitié de son irrépressible et blessante jalousie, Dom Garcie s'adresse au Ciel : "Rends capable mon coeur de supporter sa joie [7] !". L'aveu si tardif et pas encore total par la Princesse d'Elide de son amour pour Euryale entraîne néanmoins déjà "l'allégresse publique", donnée à voir et à entendre par les chants et les danses d'un choeur de pasteurs et de bergères [8].

    Assurément, la joie d'un mariage peut être liée à une autre satisfaction, laquelle permet souvent l'accord au mariage : je veux parler du désabusement, du passage de l'erreur, volontaire ou non, à la juste considération de la réalité ; ce retour au vrai, qui libère les personnages et débloque l'intrigue, est porteur d'une joie bénéfique autant pour les acteurs de la fiction que pour les spectateurs. Dans Le Dépit amoureux, les amants sont abusés par le déguisement d'Ascagne, fille sous l'habit d'homme ; la révélation de ce travestissement va acheminer chacun à la joie [9] en permettant la réalisation des mariages souhaités. La merveilleuse cascade des malentendus qui forment le "galimatias" (comme dit la Suivante [10]) de Sganarelle une fois expliquée, les amants sont libérés de leur brouille et, peut-être, Sganarelle et sa femme de leur méfiance réciproque [11] : heureuse détente ; mais il faudra un ultime coup de théâtre pour que le mariage devienne possible entre Célie et Lélie, début "d'un bonheur éternel [12]". Les Femmes savantes offrent, quant à elles, le spectacle de la conversion de Philaminte, entichée de Trissotin et mère opposante. Grâce à un mensonge, à une comédie (on sait que cela se retrouve ailleurs chez Molière !), la savante prend conscience de la médiocrité morale de son héros d'esprit et, touchée de la générosité de Clitandre, lui accorde aussitôt sa fille Henriette. "J'en ai la joie au coeur", affirme-t-elle [13] : elle ne pense pas seulement à la satisfaction d'apprendre que la perte de son procès n'était qu'une fausse nouvelle, ni à la déconvenue de Trissotin, mais sans doute aussi à la satisfaction d'être sortie de ses illusions et de pouvoir consentir au bonheur de sa fille.

    Il est un moyen bien connu des dramaturges pour renforcer la joie du dénouement : c'est, après la tension et les dangers du noeud, d'introduire un renversement brutal et surprenant qui résout conflits, erreurs et malentendus en une heureuse issue. Redonnant la définition traditionnelle de ce que les poéticiens anciens appelaient la catastrophe d'une comédie, notre Peletier du Mans parle de la "soudaine conversion des choses en mieux [14]". On retarde l'heureux dénouement pour en accroître l'effet de détente et de joie.

    Molière usa de ce procédé, très consciemment, en dénonçant même la technique. Dans la pure comédie d'intrigue qu'est L'Etourdi, Mascarille a cette réflexion : "Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre [15] ?" ; nous sommes à la fin de l'acte IV. Les aventures ne sont pas tout à fait achevées au début de l'acte V ; mais bientôt une série de reconnaissances romanesques vont marquer "la fin d'une vraie et pure comédie", dit encore Mascarille [16]. Et Mascarille toujours propose cette réflexion métathéâtrale et pleine de la malice de Molière, qui commence de se moquer de ses dénouements où le Ciel ou le hasard jouent un rôle si nécessaire :
[...] lorsqu'à ses voeux on croit le plus d'obstacles,
    Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle [17].

    L'inattendu et la surprise font rebondir la joie, celle de la reconnaissance familiale et celle des mariages qu'elle rend possibles. L'Ecole des femmes et L'Avare dénouent de la même manière une situation parfaitement bloquée. Pris à son propre piège, Arnolphe doit laisser celle qui se révèle la fille d'Enrique revenu en France après une longue absence. Molière ne cache pas le caractère passablement artificiel du dénouement et l'on peut apprécier de plus d'une manière le "Allons [...] rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux" de Chrysalde, qui clôt la comédie, les personnages allant goûter leur joie hors de la scène. Dans une situation également sans issue ("Voici un étrange embarras", commente Frosine en V, 4), L'Avare connaît un premier dénouement et une première joie quand Anselme s'avère être le père de Valère et de Mariane. Et Anselme de remercier la Providence, bien utile au dramaturge : "Ô Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles [18] !".

    Molière se plaît évidemment et à faire durer l'inquiétude le plus longtemps possible, et à la porter à un degré de gravité extrême pour que la joie finale soit plus violemment libérée. L'Eraste des Fâcheux aurait dû être assassiné ; sa générosité à l'égard de l'oncle opposant, qui avait machiné le guet-apens, provoque la conversion de ce dernier, l'accord au mariage et le ravissement des amoureux. Cela se situe dans les deux dernières scènes. Pour l'atmosphère pesante qui se dissipe in extremis, on peut citer Les Femmes savantes ; mais le Tartuffe en est la plus belle illustration. Ce long acte V, qui montre la famille d'Orgon inquiète et sur le point d'être chassée de chez elle, est extrêmement sombre et grave ; l'alarme aura été chaude. Mais nous vivons sous un prince ennemi de la fraude... Il faudra revenir sur ce miracle, sur ce deus ex machina qui apporte au moins un extraordinaire soulagement sinon une joie bruyante.

    Du point de vue de la technique du dénouement, avec ces reconnaissances romanesques si utiles, pour lesquelles le dramaturge embauche le hasard ou le Ciel en soulignant à plaisir la manipulation et l'artifice [19] - , avec ces surprises et ces passages brutaux de l'inquiétude à la joie donnée in extremis, Les Fourberies de Scapin offrent une sorte de festival de l'art de Molière ; dans la dernière scène, Scapin meurt et ressuscite - pour accroître la joie celle des noces, des reconnaissances et même du pardon accordé au valet rusé ! Est-on si sûr que Molière soit un piètre technicien de l'intrigue ?

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    Joie et allégresse des dénouements, donc ? Voire. Pour commencer, une petite dizaine des comédies de Molière soit le tiers de sa production laissent le spectateur dans un climat tout différent : la défaite de certains personnages entraîne leur amertume qui rejaillit sur l'atmosphère finale. La joie tend à s'effacer ou disparaît carrément des dénouements.

    Et cela dès les premières farces de notre dramaturge : voyez la farce des Précieuses ridicules. On y rit à gorge déployée de la sottise des pecques et des bouffonneries du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet qui les mystifient. Mais du dénouement, quand les valets sont battus, dépouillés de leurs habits d'emprunt, et que Cathos et Magdelon doivent admettre qu'elles ont été jouées par de simples laquais ? Fin d'une sorte de rêve pour les valets, confusion et dépit pour les filles : "Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite [20]". Nous rions encore du bon tour, et l'humour des valets ainsi que le sentiment que les provinciales ont bien mérité cette humiliation emportent tout, sans qu'une joie authentique ne s'installe.

    Reprenons les intrigues d'amours contrariées. Les opposants y sont victimes de tromperies, finalement défaits et vaincus ; si bien que la joie finale du mariage se colore d'une tonalité particulière. Si le revirement de Philaminte permet le dénouement heureux des Femmes savantes, Armande a le sentiment d'être sacrifiée au bonheur de sa soeur, et le dit [21]. La joie des autres personnages se fait d'ailleurs extrêmement pudique et le personnage d'Armande est suffisamment attachant, malgré ses défauts et son ridicule, pour introduire une touche discrète de mélancolie dans ce dénouement. On n'a aucune sympathie pour le Sganarelle de L'Ecole des maris et sa défaite est parfaitement juste ; personne ne le plaindra d'avoir été dupé, lui rappelle son frère Ariste [22]. Il n'empêche que les vainqueurs ne claironnent pas leur joie ; Molière écrit une tirade de rage pour Sganarelle et Ariste, garant des jeunes gens, se contente d'inviter chez lui la compagnie, avec ce voeu : "Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère [23]". Le perdant de l'intrigue de L'Ecole des femmes, Arnolphe, se retrouve dans une situation analogue, sauf que ce tuteur est d'une autre envergure et qu'il est le héros de la comédie. On connaît le débat récurrent sur la caractère comique ou tragique de ce héros ; la question se pose de manière aiguë au dénouement, avec ce "Oh !" ou ce "Ouf !", dernière exclamation que prononce Arnolphe en "s'en allant transporté et ne pouvant parler" - exclamation qui constitue la catastrophe, comme on disait. Dans son Panégyrique de L'Ecole des femmes, Robinet, s'il argumente assez pauvrement en faveur du comique (un "soupir" n'altère pas le caractère comique du dénouement), expose nettement la position de ceux qui reprochaient à Molière un dénouement tragique : "Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d'un amant qui se retire avec un Ouf ! par lequel il tâche d'exhaler la douleur qui l'étouffe : de manière qu'on ne sait si l'on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu'on veuille aussi tôt exciter la pitié que le plaisir [24]". Les contemporains de Molière ont donc immédiatement soulevé le problème . Sans reprendre le débat au fond, je me contente de quelques observations pour mon sujet. Chrysalde, qui n'a cessé de condamner l'extravagance ridicule des prétentions d'Arnolphe sur la jeune Agnès, mêle à une fine raillerie l'expression d'une authentique pitié pour son ami : "Je devine à peu près quel est votre supplice [25]" ; personne ne pouvait avoir pitié du tuteur Sganarelle de la première Ecole. La joie des retrouvailles entre père et fille et celle des amants qui vont pouvoir consacrer "les doux noeuds d'une ardeur mutuelle [26]" s'expriment à peine et sont renvoyées à d'autres lieux hors scène, comme au dénouement de L'Ecole des maris. Le mieux qu'on puisse dire est que l'humiliation d'Arnolphe équilibre de manière très sensible la joie du dénouement.

    Plus rudes encore, d'une certaine manière, les affrontements conjugaux, quand la femme cherche à s'échapper de l'emprise du mari jaloux et du devoir de fidélité. C'est la situation de La Jalousie du Barbouillé, dont George Dandin représente la réécriture en trois actes beaucoup plus élaborés. On sait que dans les deux cas le mari, qui a le bon droit pour lui, est berné quand il croyait berner, et se trouve contraint de s'accorder avec l'épouse légère. Molière s'est arrangé pour que l'innocence opprimée n'inspire aucune pitié. Mais les dénouements sont sans joie. Le Barbouillé est contraint de s'accorder avec son Angélique et les pères bâclent une embrassade tout à fait fausse entre époux ; il faut une dernière pitrerie du Docteur pour que la farce s'achève de manière un peu plaisante. Quant à George Dandin, après avoir été forcé de s'humilier, à genoux, il conclut que "le meilleur parti qu'on puisse prendre en telle occasion, c'est de s'aller jeter dans l'eau la tête la première [27]". Dénouement d'apparence bien sombre si la comédie s'achène ainsi. On peut rapprocher Amphitryon, où le dieu des dieux se joue des mortels et introduit l'adultère involontaire dans un couple uni. Le statut des personnages, le ton, la situation sont fort différents. Mais Amphitryon est aussi un mari qui doit admettre sa défaite, son cocuage, et Jupiter l'invite même à calmer son noir chagrin, et à se réjouir qu'Hercule ait à naître chez lui ("Un partage avec Jupiter...").Mais Jupiter se perd dans les nues sans qu'Amphitryon ne dise mot et Sosie conclut justement la pièce :
    Mais enfin coupons aux discours,
    Et que chacun chez soi doucement se retire.
    Sur telles affaires, toujours,
    Le meilleur est de ne rien dire [28].