bandeau















LA JOIE DES DÉNOUEMENTS CHEZ MOLIÈRE - CHARLES MAZOUER






Quelle joie dans ce dénouement ? Ni Le Misanthrope ni Dom Juan ne peuvent faire nombre avec les comédies précédentes et leur originalité radicale se manifeste aussi à l'égard des dénouements, particulièrement dépourvus de toute joie.

    Je veux bien admettre [29] que tout au long de la pièce Alceste soit "le plaisant sans être trop ridicule" (Donneau de Visé), qu'il donne à rire par ses contradictions, son humeur cassante et extravagante dans le salon de Célimène, sa manière même de se prendre au tragique, et qu'il fasse "rire dans l'âme" (toujours Donneau de Visé). Mais la scène du dénouement, la dernière scène de la comédie, congédie tout caractère plaisant. La lumière y est faite sur Célimène, qui est humiliée, mortifiée et qui se retire, incapable d'accepter le pardon d'Alceste et de trouver avec lui seul le bonheur ; toutes les actrices donnent, avec une réserve variable, le côté pathétique de la situation, qui rend cette fin pesante. Et Alceste fuit, à jamais révolté, une société et un monde radicalement mauvais. La scène se vide. Je ne vois que tristesse dans ce dénouement et pas l'ombre d'une joie.

    Et Dom Juan, dont le dénouement semble rester d'une ambiguïté irréductible ? Si l'on prend au sérieux le châtiment du Ciel, la fin est terrifiante, et la dernière pitrerie verbale de Sganarelle n'y change pas grand chose. Si l'on est sensible à la lourde insistance, et continuelle depuis de début, sur le Ciel et son châtiment qui doivent rattraper l'impie, la machinerie de la dernière scène prend un caractère parodique et sacrilège cette "foudre en peinture", disent les Observations sur le Festin de pierre, sont une occasion de braver la justice du Ciel et de se gausser du châtiment divin ; mais aucune joie ne réapparaît alors : la moquerie à l'égard de la Providence ne peut engendrer de la joie. Et, en arrière, la pièce pèse lourd contre la joie : Molière a trop montré les résultats du mal fait par le séduisant seigneur à ceux qu'il a trompés, outragés, déshonorés, blessés ou détruits [30]. Non, décidément, une fois encore, Molière exclut la joie de son dénouement.

***


    Ni la sombre ambiguïté du Dom Juan, ni la tristesse du Misanthrope ne sont de règle dans les dénouements moliéresques ; et, avec l'amertume qui demeure ici ou là, elles ne doivent pas imposer l'idée d'un Molière mélancolique ou tragique sous le masque de la comédie. Reste que ces dissonances signalent une réflexion de Molière sur le bonheur, que la joie du dénouement, selon la loi du genre comique, devait consacrer. Cette joie, finalement, malgré tout, de manière passablement volontariste, le dramaturge la fait triompher. Examinons encore à quelles conditions et selon quels moyens.

    Constatons d'abord que la joie finale de nombre de comédies repose sur un coup de théâtre miraculeux, que rien ne laissait prévoir ni espérer. Tout s'arrange in extremis et sans grande vraisemblance à la fin de Sganarelle (Gorgibus ne peut plus donner sa fille au gendre qu'il voulait et la laisse donc à Lélie) ou du Médecin malgré lui (Géronte peut donner sa fille à Léandre, qui avait enlevé la demoiselle et qui revient avec l'annonce d'un riche héritage [31]). C'est une forme du deus ex machina des Anciens, ce deus ex machina qui fonctionne au sens propre dans Psyché, puisque Jupiter intervient en personne pour faire cesser la vindicte de Vénus et provoquer l'heureuse fin des épreuves de Psyché. En régime chrétien, on parlera du Ciel et de la Providence. "Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie [32]", proclame Trufaldin après le miracle des reconnaissances. "Allons rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux [33]", suggère Chrysalde, et c'est le dernier vers de L'Ecole des femmes.

    Quand on a un peu médité sur le Ciel évoqué dans Dom Juan ou sur les dieux des imposteurs et des superstitieux dans Les Amants magnifiques, il est difficile de penser que Molière nous invite à croire à une Providence divine qui arrangerait finalement pour le mieux le bonheur des hommes. Dans la joie des dénouements il faut surtout voir la main du dramaturge. Et doublement : parce que c'est lui qui est la providence de ses personnages ; parce qu'il dénonce lui-même le caractère artificiel et convenu de ses dénouements romanesques et miraculeux. Cela se voit dès L'Ecole des femmes et cela éclate dans Les Fourberies de Scapin où, de l'exposition au dénouement, Molière exhibe son art de faire des comédies ; "Ô Ciel ! que d'aventures extraordinaires [34] !", lance Hyacinte. Certes !

    Cette malice, cette moquerie à l'égard des dénouements miraculeux et heureux dénoncent comme un scepticisme à l'égard de la joie des dénouements, en même temps qu'un volontarisme qui s'affiche. Contre toute attente, il faut que la comédie se termine bien. Au moins dans les salles de théâtre, les amours peuvent être heureuses, les illusions dissipées, les égoïsmes brisés, les scélérats démasqués et punis ; et ce choix indique l'espoir que, dans le monde réel aussi, l'harmonie et la joie assureront leur triomphe sur le mal. Sans qu'on puisse compter sur la Providence, mais plutôt sur la raison ; ou sur le Prince, bien réel, lui, comme le montre le dénouement du Tartuffe. Mais Orgon et sa famille étaient à deux doigts de la ruine ; et les hommes ont-ils toujours un monarque éclairé, équitable, capable de démasquer les méchants et soucieux d'en préserver le moindre de ses sujets ? Il faudrait que la joie triomphe...

    Molière sait qu'elle ne peut triompher à n'importe quelle condition ; et cela explique les différences de tonalités de la joie, ou son absence, au dénouement. Pour que la joie des personnages comme celle des spectateurs soit authentique, il faut que règne l'harmonie, qu'un accord vrai se réalise entre ceux qui étaient en conflit dans l'action dramatique. L'humiliation de la tromperie, l'échec non accepté, l'accord forcé qui laissent les victimes dans l'amertume empêchent la joie de triompher ou la modèrent singulièrement, nous l'avons vu.

    Mais les dénouements de Molière mettent aussi en place les mécanismes de la réconciliation. Dans les intrigues d'amour contrariées, par exemple, où les jeunes amants accomplissent quelque démarche de repentir pour les tromperies et autres actions douteuses, comme l'enlèvement, auxquelles ils ont dû avoir recours, et obtiennent le pardon des pères. "Je vous pardonne", dit le Gorgibus du Médecin volant [35] ; et l'accord de Géronte au mariage de Lucinde et de Léandre, à la fin du Médecin malgré lui, vaut pardon pour l'enlèvement et pardon pour l'imposteur Sganarelle, qu'on menaçait de pendaison [36]. Les pères des Fourberies pardonnent aussi aux jeunes gens, et même à Scapin. Dans Les Fâcheux, la générosité d'Eraste provoque une véritable conversion de l'oncle opposant, dissipant une haine meurtrière considérée à présent comme injuste : "Ah ! c'en est trop : mon coeur est contraint de se rendre [37]", avoue-t-il. L'obstacle est levé, le bonheur conquis et admis par tous.

    Plus belle encore la joie qui résulte de la levée d'un obstacle intérieur aux amants. La Princesse d'Elide accède à l'aveu de l'amour, véritable révolution intérieure pour la jeune fille. Dans une tonalité tout intérieure, la joie du dénouement de Dom Garcie de Navarre est très belle : malgré ses résolutions, Done Elvire accomplit un dernier effort d'amour ; pleine de pitié et d'indulgence pour sa jalousie, elle accepte d'épouser un amant si épris, mais à qui ses fautes renouvelées interdisaient d'espérer le mariage [38]. Joie profonde ; mais Dom Garcie est-il guéri ou mettra-t-il en péril le couple ? Et le problème se pose pour bien d'autres héros moliéresques qui accèdent à la raison, à la réconciliation et à la joie, comme le Sganarelle du Cocu imaginaire, mais pour combien de temps ? La joie finale serait-elle marquée de précarité ?

    Fragilité entrevue de la joie des dénouements, victimes irréconciliées qui les assombrissent : la lucidité de Molière ne pouvait pas oublier ni évacuer ces réalités contre lesquelles butent la convention des dénouements heureux et leur providentialisme superficiel. Mais là où la comédie réaliste ne pouvait pas ne pas marquer de réticence vis-à-vis d'une joie en partie factice, le genre de la comédie-ballet fournissait à Molière les moyens esthétiques de faire triompher la joie, malgré tout [39]. L'alliance de la comédie avec les ornements de musique et de danse apaise et crée la joie. Les ornements imaginés avec ses musiciens et son chorégraphe mènent à la joie joie de l'amour libre et partagé, victoire des forces de la vie contre les rigidités, celles de l'amour propre et de l'égoïsme en particulier, qu'achève de bousculer la fantaisie endiablée de la danse et de la musique. La fantaisie des ornements allège le monde. Si la comédie récitée garde un filet d'amertume, la musique et la danse le font disparaître en une envolée euphorique. Le choix du point de vue comique nous invite à ne pas prendre le monde au tragique ; l'union des trois arts permet l'épanouissement de ce dessein et fait triompher définitivement la joie.

    Les ornements de la comédie-ballet célèbrent évidemment la victoire de l'amour, dès Les Fâcheux. Mais, dès Le Mariage forcé, ils ont une autre portée : ôter toute gravité à l'aventure violente, faire oublier l'échec et le malheur injuste de la victime, du vaincu ; le malheureux Sganarelle est entraîné dans le tourbillon d'un charivari grotesque, d'une mascarade carnavalesque. Des pères bafoués comme le Sganarelle de L'Amour médecin ou l'Oronte de Monsieur de Pourceaugnac, des tuteurs tyranniques bernés comme le Dom Pèdre du Sicilien, un prétendant indésirable et chassé comme Monsieur de Pourceaugnac sont tous entraînés dans la danse et dans la musique ; leurs avanies peuvent être injustes, ils ne font pas pitié et la joie peut éclater sans réticence. La cruauté, l'injustice n'importent plus et le bonheur triomphe sans réserve. La meilleur démonstration du rôle des ornements est fournie par le Grand Divertissement royal de Versailles de 1668 ; si l'on joue seule la farce de George Dandin, elle laisse un goût amère ; enchâssée dans la somptueuse pastorale de Lully, la tonalité de quasi-désespoir de son dénouement s'anéantit dans la joie profuse et éclatante des bergers célébrant la double victoire de l'Amour et de Bacchus [40].

    Mieux encore : la même joie proprement carnavalesque transforme en folie plaisante les illusions, si graves pour eux et pour leur entourage, d'obstinés et de maniaques comme Monsieur Jourdain ou Argan. L'un veut être noble, l'autre veut être malade et finalement médecin pour se soigner ; une cérémonie burlesque, une mascarade de musique et de danse où ils jouent très sérieusement leur rôle leur donnent une pleine satisfaction imaginaire et les rendent inoffensifs. Le bonheur de leurs enfants est sauvé et l'on peut rire d'eux sans méchanceté. Telle est la joie que nous offrent les comédies-ballets.

***


     Face au traditionnel dénouement heureux de la comédie, Molière, on s'en serait douté, élabora donc une position originale. Au fil de sa carrière, selon les sujets mis en scène, selon aussi la méditation dont chaque oeuvre était le fruit, il proposa des dénouements fort contrastés, n'hésitant pas, quand sa pensée l'y invitait, à retenir des issues amères, inquiétantes et sombres. Il n'ignorait évidemment rien des techniques qui amènent habilement à une situation finale destinée à éclairer, apaiser et apporter le bonheur aux protagonistes, tout en satisfaisant les spectateurs. Mais on sent bien que le souci de la vérité humaine l'empêchait d'adopter sans plus une joie convenue, aussi superficielle qu'universelle. D'où les nuances, les contrastes, les tonalités composites de la joie, - des dénouements sans histoire ou de la joie forcée et un peu fausse marquée par quelque injustice à la joie franche et profonde qui rend les coeurs allègres, en passant par la joie discrète mêlée d'une touche d'amertume et l'euphorie carnavalesque et sonore qui dissipe la gravité. La joie des dénouements est une joie bien tempérée.

    Quelle que soit la qualité de la joie des dénouements, la considération de leur variété sur ce point et l'importance des dénouements euphoriques réalisés grâce à l'esthétique des comédies mêlées de musique et de danse font pressentir comme une tension chez le dramaturge, et une sorte de volontarisme dans l'affirmation éclatante de ces dénouements heureux. La joie réalisée, la joie glorifiée ne seraient-elles pas éphémères ? Molière est trop profond observateur et penseur pour n'avoir pas compris qu'en dehors des salles de théâtre où l'on s'assemble pour rire et s'adonner au plaisir, le train du monde ne montre pas si définitivement et si carrément la victoire de la joie. Mais si elle est possible le temps d'une représentation, c'est aussi qu'on peut rêver qu'elle entre dans la réalité. Molière voulait certainement imaginer le monde heureux.


    Charles MAZOUER