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LA LETTRE FÉMININE DANS LES SECRÉTAIRES - GENEVIÈVE HAROCHE-BOUZINAC






L'enfance de l'art [1]
     Si l'on en croit mademoiselle de Scudéry, "une dame peut faire de médiocres vers sans honte, mais non pas une méchante lettre en prose" [2]. Avant de considérer les raisons de Sapho, qui admet la médiocrité dans le domaine de la poésie et non dans l'ordre de la correspondance, laissons la parole aux personnages qu'elle anime dans une scène des Conversations. La jeune Aminte à qui Cléante a envoyé une "petite bibliothèque de lettres" s'étonne :
    "... je vois fort peu de lettres de dames dans tant de volumes que vous m'avez donnés et comme généralement parlant tous les hommes ont de la vanité, ils auraient mis les réponses des dames si elles avaient bien répondu. On ne peut pas douter, dit Clindor, qu'il n'y ait toujours des dames qui ont admirablement bien écrit (...) mais le respect qu'on doit aux dames ne permet pas qu'on imprime leurs lettres sans qu'elles y consentent et elles le font rarement par pure modestie". [3]

    Les regrets d'Aminte reflètent une réalité de l'édition. Parmi les théoriciens de la lettre en effet, rares sont ceux qui produisent dans leurs manuels des modèles de lettres féminines.

    Une disproportion
     Certains ouvrages ignorent les femmes absolument ; c'est le cas notamment des recueils de Nicolas Faret (1627) [4], de Paul Jacob (1646) [5] et de Pikkert (1668) [6]. Courtin [7], dans la partie de son traité consacrée aux lettres, passe sous silence la participation féminine à l'épistolaire. On s'attendrait dans un mince fascicule plus tardif intitulé Secrétaire des Dames à découvrir plusieurs exemples de lettres destinés aux femmes. Déception. Seules deux lettres sur trente huit sont féminines [8].

     Dans la plupart des autres secrétaires consultés le rapport de proportion se maintient nettement en défaveur des lettres de dames. La sélection de François de Rosset dans les Lettres amoureuses et morales des beaux esprits de ce temps comporte trente et une lettres de femmes sur 153 [9]. L'édition de 1646 du Secrétaire de la Cour en offre quatorze sur quatre vingt seize [10]. L'édition de 1689 des Plus belles lettres de Richelet se répartit en vingt et une lettres ou billets de femmes sur 130 lettres d'hommes et dix portraits [11]. Le Secrétaire des Courtisans propose une dizaine de lettres sur 184 [12]. La tendance ne semble pas s'inverser à la charnière du siècle puisque l'ouvrage de René Milleran ne reproduit que quatorze lettres de femmes sur 276 [13].

     Le plus souvent, les lettres de dames sont signalées comme spécifiques dans les tables des ouvrages. C'est le cas du Secrétaire des Courtisans : "D'une dame à son amant sur une partie de plaisir" ou "D'une femme mariée à son amant". Cependant ce repérage n'est pas utilisé de façon systématique.

    Deux exceptions majeures à cette loi de la disproportion sont constituées par les recueils bien connus de François de Grenaille, le Nouveau recueil de lettres de dames tant anciennes que modernes et le Nouveau recueil de lettres de dames de ce temps de Du Bosc, qui ne se donnent pas le nom de secrétaires et n'adjoignent pas à leurs modèles d'Instruction à écrire des lettres [14].

     Dans ces Instructions, en vain cherche-t-on à reconnaître des indications qui s'adresseraient plus spécifiquement aux dames. Sans doute est-ce Melle de Scudéry, qui dans ses Conversations, a formulé les conseils les plus adaptés à des plumes féminines [15]. Les femmes intéressent principalement les secrétaires comme destinataires, voire comme dédicataires. En effet, si les conseils destinés aux cavaliers pour écrire à "ces raffineuses de l'or masculin", selon l'expression forgée au siècle suivant par Lord Chesterfield, abondent, les théoriciens ne sont pas prolixes dans les avis qu'ils réservent à ces dernières. Ce sont presque exclusivement des nuances dans les conseils déterminant la souscription qui leur sont réservées. Milleran se gausse des dames qui ne savent pas "considérer à qui elles écrivent", qui ignorent l'usage de la "souscription simple à ceux qui leur sont un peu inférieurs" et "qui mettent crûment à la fin d'une lettre, "Vous me ferez le plaisir de croire que je vous estime beaucoup" et rien davantage" (...) On ne peut rien de plus familier que ces termes et cela ne se peut souffrir qu'entre amis très familiers." [16].

     Ce sont donc essentiellement les modèles plus que les conseils qui seront porteurs d'indices sur une éventuelle épistolarité féminine propre aux recueils. Le lecteur moderne se trouve face à un corpus d'exemples très hétérogène et il est souvent difficile de déterminer la source des lettres citées.

     L'auteur anonyme du Secrétaire des Secrétaires semble avoir inventé tous ses modèles (l'homogénéité de ton et de style de l'ensemble plaide en faveur de cette explication). François de Rosset est l'auteur des lettres proposées, même s'il s'agit de commandes [17]. La Serre à coup sûr paraît avoir imaginé lui-même toutes les lettres de réponse [18], Du Bosc, non plus, n'indique pas ses sources. La présentation de plusieurs lettres en diptyque formant débat contradictoire plaiderait peut-être en faveur de son intervention personnelle [19]. Quant à Grenaille, il produit, parallèlement à ses nombreuses lettres apocryphes, quelques lettres qui pourraient bien lui avoir été adressées directement (les initiales et le texte de la lettre le montrent). Les auteurs de recueils ne se contentent certes pas de leur propre correspondance : ils disposent d'autres sources. Les lettres féminines circulent avec assez de facilité : les recueils en donnent plusieurs preuves. Une épistolière citée par Du Bosc révèle à sa destinataire qu'elle montre les lettres reçues :
    " Si je n'ai pas assez de lumière pour admirer la pointe et la délicatesse de vos lettres ; au moins je les montre à des personnes qui en peuvent mieux juger, et qui vous rendent une approbation plus glorieuse que la mienne." [20]

     Richelet propose un autre témoignage : le chevalier de Méré avoue avoir fait lire à un de ses amis un billet de mademoiselle de Scudéry : "J'ai donné de la jalousie à l'un de vos amis et des miens quand je lui ai montré votre billet, et l'ai assuré que jamais ni lui, ni Voiture, n'avaient rien fait de ce prix". Méré, par une pirouette, prévient les éventuelles protestations de sa destinataire : "Mais, mademoiselle, si vous désiriez qu'elle fut secrète, il ne fallait pas m'écrire des choses qui me donnent tant de gloire, et qui me sont si avantageuses." [21]

     Faire circuler une lettre reçue n'est pas seulement une pratique mondaine, qui permet la copie, c'est également une consécration et la reconnaissance d'un talent individuel et privé par le groupe de référence auquel appartiennent les épistoliers. Il s'agit aussi d'un topos de la louange. Peu importe au fond que la lettre ait été montrée ou non. En réalité, le fait qu'elle soit digne de l'être permet à la destinataire d'être confortée et encouragée dans son talent d'épistolière.

     Richelet cite le nom de ses épistolières : Melle Desjardins, la duchesse de Lesdiguières [22]. On ne sait s'il s'est livré, comme son attitude de grammairien le laisserait soupçonner, à des modifications. En effet il semble que les lettres authentiques ne peuvent accéder à la gloire de l'édition qu'à condition d'avoir subi une correction. C'est ce que Grenaille tient à souligner en reproduisant la prière d'une des épistolières :
    " Le coeur étant le secrétaire des lettres, je m'imagine qu'elles ne doivent pas paraître en public, autrement c'est manifester des choses qui perdent le caractère de leur excellence, si elles ne sont secrètes. Toutefois, puisque c'est vous qui leur voulez donner le jour, votre nom est trop illustre pour me laisser croire que l'impression ne soit préférable aux ténèbres du cabinet. Vous disposerez donc de mes écrits comme il vous plaira, pourvu que vous en disposiez comme vous devez, c'est-à-dire en retranchant ce qu'il y a qui semble pécher et en y ajoutant les perfections qui y manquent". [23]

     On songera évidemment à la recommandation que Mme de Sévigné adresse à Bussy. Inquiète de voir son cousin livrer quelques unes de ses lettres aux regards, elle souhaite qu'il les raccommode [24].

     Les réticences de l'épistolière de Grenaille ou les protestations de Mme de Sévigné sont la résultante d'un double préjugé que l'auteur de L'Honnête femme vise à combattre : les femmes qui veulent écrire sortent des bornes imposées à leur sexe, risquent de contrevenir aux bienséances [25] et peuvent passer pour des "étourdies" [26]. Du Bosc combat cette idée reçue en évoquant ainsi dans sa préface "ces belles inconnues, qui n'entrent au monde que pour venger l'honneur des dames, et faire voir à toute la terre que les lettres ne sont pas l'héritage de notre sexe et que c'est à tort que nous nous vantons d'être les Rois de l'empire des sciences."

     A cet avis s'ajoute l'avertissement composé par "l'un des amis de celui qui a fait ce recueil" [27], qui écarte l'argument des convenances : "Il n'y a pas d'apparence que cela choque la bienséance de leur sexe : car si l'on ne trouve point mauvais qu'elles sachent faire un compliment, on ne doit pas trouver étrange qu'elles sachent écrire".

     Approbation, sélection, correction par des hommes, tel est le prix que la lettre féminine doit acquitter avant d'accéder à l'impression. Elle est, dans les secrétaires, toujours filtrée par un regard masculin. Son identité est parfois de toute pièce recomposée, lorsque le théoricien est lui-même à l'origine du modèle.

     Comment les liens noués par les femmes apparaissent-ils dans cette géographie épistolaire des recueils ? Bien que les correspondances reproduites s'échangent le plus souvent entre homme et femme, les cas de figure sont multiples. L'homme est fréquemment l'amant, mais aussi le conseiller ou l'ami (dans ce cas la dame peut être plus âgée que son correspondant), plus rarement le mari, ou le frère [28]. Nous n'avons rencontré à ce jour aucun modèle de lettre d'une fille à son père.

     Entre femmes, on rencontre deux types de situation : amitié ou rivalité. Le recueil de Du Bosc comporte ainsi de nombreux modèles de lettres d'amies, Richelet propose un surprenant exemple de genre judiciaire à une rivale [29]. Il donne aussi l'exemple d'une "lettre écrite par une mère à sa fille le lendemain qu'elle eût pris l'habit de religieuse" [30]

     Si la juxtaposition de modèles pris d'un recueil à l'autre couvre presque tout le champ des possibilités d'échange, aucun auteur ne prend le parti d'exploiter méthodiquement l'ensemble des combinaisons.

     Ces lettres féminines sont présentées selon diverses modalités, isolées, suivies d'un choix de plusieurs réponses, en diptyque, en suites ou correspondances.

    Des réponses
     "Il ne suffit pas de savoir bien tourner une lettre, si on ne sait répondre conformément au caractère de celle qu'on nous a envoyé" [31] affirme Ortigue de Vaumorière. Cette maîtrise est délicate à atteindre, aussi la lettre de réponse se taille-t-elle une part importante parmi les lettres féminines. La Serre excelle à composer ce type de lettres. Dans le chapitre du Secrétaire du cabinet consacré aux "lettres d'amour sur toutes sortes de sujet", les lettres féminines sont toujours des réponses. L'impulsion est donnée par une lettre initiale, lettre masculine sur l'absence, dont la substance se résume à cette phrase : "Non, je ne puis plus vivre si je ne jouis de la clarté de vos beaux yeux, seuls soleils des jours de ma vie ..." [32].

     Trois modèles de réponses, assez brefs pour que nous les puissions citer in extenso, suivent : "Monsieur,
    Je ne sais point votre dessein mais si vous avez entrepris de me persuader que mon absence vous cause mille sortes de déplaisirs, selon le témoignage de votre lettre, vous ne réussirez pas, parce que je suis avec raison si indifférente aux personnes de votre sorte, que bien loin de vous causer du déplaisir par mon éloignement, je ne crois pas seulement mériter l'honneur de votre pensée, si ce n'est en qualité de votre servante..."

    Autre réponse favorable :
    " Monsieur,
     Vous vous plaignez de mon absence et moi de la vôtre. Vous voudriez jouir de ma présence, mais votre discrétion vous le défend, et moi du bonheur de vous voir, mais mon impuissance s'y oppose, tellement que vos plaintes doivent être moindres, puisqu'elles sont également partagées, mais non pas au moins la qualité que je prends de votre servante..."

    Autre moins favorable
    " Monsieur,

     Je ne puis donner que des remèdes feints à un tourment imaginaire comme le vôtre, car mon absence est trop différente pour vous causer de l'ennui. Je connais mes défauts et vos mérites, et de cette connaissance je tire la raison de me croire plutôt votre servante que votre maîtresse."

     La brièveté, la réserve de ces lettres, la souplesse qui amène la formule de politesse, la neutralité de l'ensemble les rendent faciles à imiter.

     La Serre aide également les dames à faire face à une occasion embarrassante de la vie sentimentale : la réponse à une lettre de "présentation de service". Le Secrétaire du Cabinet donne deux réponses très brèves à ces déclarations [33]. D'autres situations de requête, qui représentent un degré supplémentaire dans la familiarité de l'échange - réponse à une demande de portrait ou de cheveux - figurent parmi les lettres. Ces réponses satisfont parfaitement au double impératif de brièveté et d'unité d'intention. L'esthétique qui y règne est minimale, l'accent est placé sur les bienséances et aucune fantaisie ne s'y donne libre cours.

    En homme de ressource, La Serre fournit encore des réponses plus spécifiquement destinées aux jeunes filles dans le Secrétaire du Cabinet, parfaits exemples de la soumission requise [34]. Servitudes, obéissance, tel est le lot des jeunes-filles. Voilà tout ce qu'on peut répondre à un galant :

     "Vous savez que cette qualité de fille me rend si sujette que je ne puis violer le respect et la déférence que je dois à mes parents en ce qui touche votre dessein" [35].

     La Serre offre encore aux épistolières novices une lettre à mi-chemin entre le refus poli et la soumission :
     "Si j'avais le pouvoir de vous consoler par ma présence des maux que mon absence vous fait souffrir, vous me verriez maintenant au lieu de cette lettre. Mais étant sous la servitude d'un père et d'une mère, qui ne me donne pas seulement la liberté de vous écrire, c'est tout ce que je puis faire pour vous consoler de l'espérance de mon retour : vous pouvez bien croire que je le souhaite avec passion, puisque je suis de même votre très humble servante."

     On est loin des modèles édifiants de La Serre dans la sélection de réponses opérée par Richelet. Deux billets d'un air galant, empruntés à L'Histoire amoureuse des Gaules, s'adressent l'un à un "riche partisan" assez audacieux dans sa requête, l'autre à Bussy-Rabutin. Pour convenir d'un rendez-vous, l'accord se fait en deux temps ; on enchaîne compliment sur la belle lettre et acceptation, comme si l'une dépendait de l'autre :

    " Je m'étais déjà aperçue par les conversations que j'ai eus avec vous que vous aviez beaucoup d'esprit : mais je ne savais pas que vous écrivissiez si galamment. Je n'ai rien vu de si joli que votre billet, je serai ravie d'en recevoir souvent de semblables, et cependant j'aurai bien de la joie de vous entretenir ce soir." [36]

     Une topique, qui a déjà émergé dans les modèles fictifs de La Serre, est développée dans l'autre billet de réponse reproduit par Richelet. Il provient de la même source et succède à une lettre avec laquelle il forme pendant. L'argument exposé par une épistolière mise en scène par La Serre (" Vous êtes trop éloquent pour être amoureux ; une passion extrême comme celle que vous feignez avoir, en ma faveur, ne s'exprime jamais qu'en des faibles termes..." ) [37] circule aisément du modèle à la lettre de fiction. Cette topique du désordre qui prouve le sentiment, fera fortune dans la lettre authentique comme dans le roman :

    " S'il y a quelque chose qui vous empêche d'être cru, quand vous parlez de votre amour, c'est que vous en parlez trop bien. Les grandes passions sont plus confuses. Il me semble que vous écrivez en homme qui a beaucoup d'esprit, qui n'est point amoureux et qui veut faire croire qu'il l'est. Et puisqu'il me le semble à moi qui meurs d'envie que vous disiez vrai, jugez ce qu'il semblerait à des gens à qui votre passion serait indifférente. Ils s'imagineraient aussitôt que vous voulez rire : mais moi qui ne veux point faire de jugement téméraire, j'accepte le parti que vous m'offrez et je veux bien juger par votre conduite des sentiments que vous avez pour moi." [38]

     S'il en était besoin, on trouverait ici une nouvelle preuve de la porosité des frontières entre modèles fictifs, correspondance réelle et lettres de fiction [39].

     A côté de ces lettres d'acceptation ou de dédain, des réponses à rédiger dans des contextes moins favorables comme les réponses aux lettres de consolation. Les réponses pour les dames veuves font partie de ces lettres difficiles à composer. La Serre en fournit quelques exemples [40] :
     "J'ai lu au travers de mes larmes la lettre de consolation que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sur la mort de feu mon mari. Et dès lors que je les ai tant soit peu essuyées, je me suis servie de ce petit intervalle de mon affliction pour vous remercier comme je fais du ressentiment que vous m'en avez témoigné, et dont je vous suis beaucoup redevable. J'avais résolu en mettant la main à la plume de vous dire davantage, mais l'ennui que je souffre me presse si fort qu'à peine ai-je la liberté de vous assurer que je suis..."

     Le contexte conjugal rarement représenté dans les recueils est encore à l'honneur dans une lettre d'une femme à son mari. Elle paraît isolée, au milieu d'un ensemble de diverses lettres de réponse. C'est la seule lettre que nous ayons rencontrée où la légitimité du lien est annoncée et prise en compte dans le texte de la lettre. Tout en acceptant l'hommage de son époux, la dame ferme les yeux sur sa potentielle infidélité. Vaumorière n'indique pas la provenance du modèle qui semble, malgré tout, trop peu élégant pour être associé aux lettres plus mondaines mises en évidence dans la partie noble de l'ouvrage [41].

    Lettres instigatrices et affirmation de soi
     Parmi les lettres qui ont l'initiative du commerce épistolaire, et où la femme prend la parole la première, pourraient simplement figurer des lettres ayant trait aux affaires quotidiennes, règlement de la vie domestique, toutes activités revendiquées par quelques femmes dès le siècle précédent [42]. On est étonné de rencontrer très peu de ce type de lettres. Même le modèle de la recommandation est rare. Mademoiselle de Scudéry avait pris la peine cependant d'exprimer un avis au sujet d'un usage, dont elle déplorait l'inflation [43]. Un exemple retiendra l'attention, celui produit plus tardivement par Mauvillon, une lettre "de la comtesse de La Suze au marquis de Créquy pour lui recommander un gentilhomme". Cette lettre combine habilement éloge et requête, elle est susceptible d'être adaptée à toutes sortes de circonstances [44].

     Alors que les lettres de réponse présentaient le plus souvent l'image d'une femme soumise, sans autre initiative que celle de la réplique, les lettres de reproche sont les lieux d'une revendication féminine, qui s'épanouit dès l'archaïque recueil Secrétaire des secrétaires. Dans un style véhément et métaphorique, une femme qui signe "ton ennemie mortelle" compose "un poulet de reproche à un inconstant". La faute de l'infidèle est révélée : "J'ai su que pour me faire davantage de déplaisir, tu as caressé celle à qui je veux du mal, et sais que tu la recherches de l'alliance pour laquelle tu m'as si longuement pipée." Et des représailles sont clairement envisagées : "Crois qu'en jour de ta vie tu n'auras un seul

    moment de repos, car mon ombre en quelque lieu que tu sois t'iras épouvantant" [45].

     L'infidélité masculine sert aussi de motif à une lettre de reproche citée par La Serre : la dame prend l'initiative de la rupture en jouant sur la transformation de la signature :
     "On accuse toujours notre sexe d'inconstance et si pourtant j'en reçois maintenant la loi de vous, vous dis-je, de qui les serments rendaient un témoignage si fort de votre fidélité, que je n'osais en douter, crainte de m'offenser moi-même, et toutefois le vent a emporté vos paroles, mais non pas votre amour, car vous n'en avez jamais eu, tellement que si je me blâme maintenant de vous avoir cru, je me louerai aussi de vous imiter, mais toujours avec ce regret de ne vous avoir servi d'exemple, car il était raisonnable que je vous précédasse, comme votre maîtresse, Monsieur, mais à présent votre servante."

     Le contexte amoureux n'est pas seul pourvoyeur de lettres du genre judiciaire. Furetière reproduit une étonnante lettre de "félicitation et de reproche" d'une soeur aînée à son frère à propos de son mariage. Toutefois, le lien frère-soeur a peu intéressé les secrétaires : nous n'en avons rencontré que très peu d'exemples [46]. Dans le recueil de Furetière, l'affirmation d'indépendance est formulée de façon ferme, dans un style coupé et énergique. La demoiselle entend bien maîtriser son propre destin :

     "Pour ce qui est de me pourvoir d'un mari, je serais bien aise qu'il vous plût de me laisser ce soin. Je suis majeure grâce à Dieu, et grâces à vous je ne suis point mariée.(...) La religion n'est pas mon fait : le mariage le serait encore moins si je vous en croyais ; mais je veux faire une fin ; et si la personne que j'ai choisie vous plaît, je la prendrai : toutefois il pourrait arriver que je la prendrais aussi quand même elle ne vous plairait pas [47].

     Cette revendication de liberté est également placée au premier plan par une épistolière de Du Bosc, dont la lettre est résumée en ces termes : "elle lui mande qu'elle ne le saurait aimer et qu'elle ne veut point perdre sa liberté" [48]

    Dans toutes ces lettres, sourd la menace d'une rébellion, d'une revanche. Mais celle-ci peut s'exercer aussi entre femmes. Dans une suite de billets amoureux et galants, Richelet présente, sans doute à titre de péripétie, un billet au caractère nettement offensif, qui s'adresse à une rivale : "C'est pour vous défier et non pas pour vous écrire que je vous envoie ce billet. Qui que vous soyez, je ne saurais vous aimer : et quoique nous ayons un même dessein, il n'y a point de sympathie entre nous. Je suis belle, j'ai de l'esprit et je suis dangereuse. Encore que notre juge soit préoccupé en notre faveur, ne vous croyez pas trop en sûreté. Les moyens de vaincre ne manquent jamais à qui en a le désir et le courage." [49]

     L'affirmation de soi se réalise également dans un contexte amical, entre femme et homme. Le recueil de Grenaille est riche de plusieurs exemples à cet égard. Afin d'obtenir plus de transparence dans le commerce d'amitié, une mademoiselle de N *** sollicite d'un monsieur Gilles davantage de sincérité : "Tout le monde loue la franchise de votre naturel, mais je suis contrainte de blâmer votre dissimulation." Elle revendique une place pour l'amitié aux côtés de l'amour : "Mais à voir que vous soyez si secret que même vos confidents ignorent le doux sujet de votre affection, certes il faut penser que vous n'êtes que demi-ami et tout amant" [50].

     La présence dans ce même recueil d'une petite collection de lettres d'admiratrices laisse supposer que Grenaille a largement puisé dans son portefeuille privé pour alimenter son recueil. Une intéressante série de lettres féminines à l'écrivain se constitue ainsi. Ces lettres à l'écrivain [51] présentent les épistolières sous un double aspect : elles sont lectrices de l'oeuvre et admiratrices de la personne de l'auteur, mais cherchent à être reconnues en tant qu'amies. S'oppose ainsi dans la lettre la personne privée de l'homme de lettres et son personnage public : "Rendez nous tantôt votre présence ou souffrez que je vous renvoie les deux volumes que vous m'avez envoyés, et persuadez vous que les images de votre esprit ne me sauraient plaire, si elles m'ôtent toujours la vue de votre visage." [52]

     De même l'admiration de la lectrice se manifeste par l'impatience affichée avec laquelle elle attend l'ouvrage. Elle loue l'écrivain sur sa facilité - "Considérez s'il vous plaît que la beauté des vers étant née avec votre génie, ils sont dans leur plus haut point d'excellence sitôt que vous les produisez" - et manie habilement flatterie et requête afin d'obtenir la primeur de l'oeuvre : "Enfin si vous ne voulez pas que l'impression débite si tôt un si grand trésor à toutes sortes de personnes, du moins communiquez en une partie à celle qui est de toute son inclination ..." [53]

     Une circulation d'ouvrages s'établit entre les épistolières et leur destinataire. Parmi les oeuvres reçues figure Le Triomphe de l'amour honnête dont le style est jugé "pompeux et facile, les pensées élevées et familières," "la construction étudiée et naïve" [54]. Une madame de S. G. commente une traduction nouvelle de Cicéron envoyée par Monsieur Du Breton ; le traducteur l'a doté de l'ampleur d'un Balzac : "Vous lui avez donné en français l'élégance qu'il a en latin, et sans lui ôter rien de sa douceur, vous semblez avoir augmenté sa force." [55]

     Les lettres modernes des dames de Grenaille, dont on regrettait qu'elles aient peu intéressé la critique à ce jour, constituent un témoignage sur la participation des épistolières à la circulation des oeuvres littéraires. L'élégance de ces lettres à des écrivains semble renforcer la théorie qui veut que la qualité de l'échange soit dépendante de celle du destinataire et stimulée par son approbation.

    Des héroïdes
     A côté de ces rares exemples de lettres de femmes cultivées figurent dans des proportions importantes des lettres dont le schéma d'énonciation s'apparente à l'héroïde. A la distance géographique s'ajoute l'éloignement sentimental d'un lien sur le point de se distendre. Sans bénéficier d'une place privilégiée dans le recueil, ces héroïdes jouissent d'un statut particulier, elles dérogent à la règle unanimement approuvée de la brièveté, ainsi exprimée par La Serre : une lettre ne doit "rien contenir de superflu, ni user de redites" [56].

     La plupart de ces héroïdes sont présentées isolées, alors que la trouvaille de Guilleragues consistera à faire éclater la durée de la plainte en une dramaturgie à cinq temps. Le goût qui règne dans ces missives relève d'une esthétique contrastée, lamento mêlé au reproche, qui permet une variation des registres.

     Dans l'ouvrage anonyme le Secrétaire des secrétaires, on trouve une lettre au style orné, dont le ton pourrait évoquer la cinquième lettre de Mariana. L'abandonnée se prépare à se venger de son amant "traître et déloyal". Ce n'est pas l'amour qui est ici personnifié, mais la douleur elle même : "S'il advenait pourtant que ma douleur forçât mon âme, et qu'elle partit de mon corps à ton sujet...". La violence est à peine contenue par l'épistolière qui, avant Mariana, se désigne ainsi à la troisième personne : "celle qui t'aimait plus qu'elle même" [57].

     La Serre offre dans le Secrétaire de la Cour une "lettre de désespoir d'un amante déçue à son amant infidèle". L'ampleur et le volume même des lettres portugaises sont désormais atteints. Les questions oratoires ("que voulez-vous que je fasse de mon âme ?" ), questions parfois suivies de réponses, ("hélas, que vous ai-je fait, que trop de bien ?" ), les prières (" Revenez donc à moi pour revenir à vous" ), les répétitions ("Tout me défaut par le défaut de ma vie" ), les adieux en cascades, tous les éléments de l'archétype portugais sont ici réunis [58].