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LA VIE DE COLLÈGE AU COMMENCEMENT DU XVIIE SIÈCLE - JEAN SERROY






La Vie de collège au commencement du XVIIe siècle, d'après le Francion de Sorel

    En janvier 1972, Roger Duchêne, avec l'énergie et l'esprit novateur qui étaient les siens, organisait à Marseille le premier colloque du CMR 17, consacré à l'Education au XVIIe siècle. C'était, à coup sûr, un des tout premiers colloques du genre, en matière littéraire et historique, dont l'exemple fut suivi par une multitude d'autres , bien au-delà de la seule communauté scientifique des dix-septiémistes. Outre les grands noms et les maîtres éminents de l'Université d'alors, qu'il y avait rassemblés, Roger Duchêne eut aussi cette élégance et cette ouverture d'esprit, assez rares à l'époque pour être signalées, d'y inviter quelques tout jeunes chercheurs. Cela devait devenir un des caractères constants des colloques du CMR 17, qui furent un des lieux privilégiés où les nouvelles vagues dix-septiémistes purent se faire connaître. Ayant été ainsi invité par lui à prendre la parole lors de ce premier colloque, avant, quelques années plus tard, qu'il me confie le soin d'organiser à Grenoble un colloque du CMR 17 sur le XVIIe siècle et l'Italie au temps de Mazarin, la reproduction de la communication que je présentais lors de ce colloque inaugural de Marseille est l'hommage que je voudrais rendre à celui qui, plus que d'autres et mieux que d'autres, fut un des acteurs et un des moteurs les plus brillants, et les plus efficaces, de la recherche contemporaine sur le XVIIe siècle.
    Jean Serroy


    A voir le jeune Francion "entrer en classe, le caleçon sortant de son haut de chausses jusqu'à ses souliers, la robe mise toute de travers et le portefeuille dessous le bras" (p.183) [1], à voir ce principal qui, le soir venu "fait la ronde dans la cour avec une lanterne de voleur" (p.199) ; à voir surtout ce pauvre Hortensius, jeune maître de chambre en butte aux moqueries et aux méchants tours de ses pensionnaires, ne se dirait-t-on pas au collège de Sarlande, avec ses élèves turbulents ; son sinistre surveillant général, et le malheureux maître d'étude Daniel Eyssette, dit le Petit Chose ? On serait tenté de le croire. Car s'il est vrai qu'à plus de deux siècles de distance, de Sorel à Daudet, de Francion au Petit Chose, l'enseignement a pu changer, la vie de collège a gardé certains caractères immuables, dont il serait facile de s'apercevoir qu'aujourd'hui encore ils subsistent : l'Histoire comique de Francion est là pour nous prouver que la jeunesse n'est pas totalement une invention du XXème siècle, et qu'en fin de compte l'agitation est chez elle un élément de tradition, de même que ses pudeurs et sa cruauté, sa soif d'apprendre et son goût de la paresse ; son visage d'ange et ses manières de démon.

     On chercherait en vain, dans la littérature romanesque du temps, un témoignage aussi précis et aussi complet sur la vie de collège au commencement du XVllème siècle, que celui que nous offre le roman de Sorel. Manifestant, dans l'avis d'importance qu'il adresse à ses lecteurs, sa volonté "de représenter (les choses) aussi naïvement qu'il se peut taire" (p. 62), Sorel témoigne de cette exigence de naturel à la fois par un récit attentif aux réalités même les plus banales et par une langue qui s'interdit de ne pas appeler ces réalités par leur nom. Au demeurant, si l'on ne trouve pas dans la lecture de ces pages la retenue quelque peu larmoyante de la prose de Daudet, on y gagne en pittoresque et, serait-on tenté de dire, en réalisme, si le mot ne faisait confusion ou pour le moins, anachronisme. Et d'ailleurs, Sorel lui-même a tenu à nous prévenir : "Tout ce que je puis faire, c'est de (vous) dire que l'on sait bien que ceci n'est pas fait pour servir de méditations a une religieuse" (p. 1265). Méditons pourtant, et regardons vivre Francion dans son collège. Tout au plus nous faudra-t-il, après avoir recherché les réalités de cette vie de collège, juger exactement de l'intérêt documentaire de l'épisode en tenant compte de l'utilisation romanesque qui en est faite.

    Francion entre au collège à l'âge de 10 ans, où il est admis dans la cinquième classe, et en sort à 17 ans, aux vacations de son année de philosophie. On peut déduire le déroulement de cette scolarité d'indications éparses dans le texte [2]. Plus difficile est de la dater. On sait seulement par une variante de la seconde édition, que Francion achève ses études après 1610 : alors qu'il est dans les grandes classes, un gentilhomme lui rapporte en effet un mot du défunt roi Henri IV recevant le "recteur de l'Université avec les procureurs de la nation et ses autres suppôts" : "L'on lui vint dire : Sire, voilà votre fille l'Université qui s'en vient vous faire la Révérence : Mon Dieu, se dit-il, que ma fille est crottée" (p. 128). Si l'on retient l'hypothèse suggérée par Emile Roy et retenue comme probable par Antoine Adam, selon laquelle la scolarité de Francion recouvre plus ou moins celle de Sorel, on peut déterminer plus précisément la date du passage de Francion au collège et la fixer à 1609-1616 [3]. Nous verrons dans un instant 1'intérêt qui se dégage de cette localisation dans le temps, le lieu étant, lui, précisé par le roman, puisqu'une variante de la seconde édition nous apprend qu'il s'agit du collège de Lisieux. Le renseignement est d'importance. Le collège de Lisieux est en effet un de ces collèges parisiens qui non seulement reçoivent des élèves, mais qui leur offrent un enseignement complet. Dans la quarantaine de collèges qui dépendent de la Faculté des Arts au début du siècle, un quart seulement sont dans ce cas, et la distinction s'établit entre ces grands collèges, et les petits collèges, réduit au rôle d'internats [4]. Ce n'est pas le lieu de retracer ici l'organisation de l'ancienne Université de Paris. Il suffit de rappeler quel soin la Faculté des Arts attache à ces collèges qui sont en fait la pierre angulaire de tout l'édifice universitaire. Ce sont eux en effet qui forment les futurs maîtres ès-arts appelés à dispenser l'enseignement "secondaire" et eux aussi qui fournissent, avec leurs élèves, les futurs étudiants des trois autres Facultés de Théologie, de Décret, et de Médecine. On comprend dans ces conditions, que pour redonner a l'Université de Paris démantelée par les guerres civiles sinon tout son éclat, du moins la stabilité, la réforme de 1600 préconisée par Henri IV cherche a donner à ces collèges les statuts qui leur font défaut, et à y instaurer la discipline qu'ils ont perdue. Or le roman de Sorel nous renseigne sur le sort de cette réforme, dix ans après, et nous permet de nous faire une idée de son application ; au même titre, par exemple, que cet "état du collège de Dormans dit de Beauvais" que dresse en 1615 son nouveau principal, Jean Grangier. Les multiples défauts et lacunes que les deux textes relèvent à la même date, dans deux grands collèges, traduisent bien les difficultés des collèges de l'Université en ce commencement du siècle, et expliquent en partie l'attrait exercé par "l'autre" enseignement, celui des Jésuites, en leur collège de Clermont, où ils s'installent malgré l'opposition de l'Université le 15 février 1618.

    "Que ma fille est crottée", disait donc Henri IV de l'Université. Le roman de Sorel nous montre que la réforme de 1600 n'a pas été la grande toilette escomptée, mais plutôt une sorte de bain de boue, dont les effets thérapeutiques ne se font sentir que peu à peu. Ainsi du statut des maîtres. Ceux-ci dépendent du principal, dont la réforme de 1600 a renforcé l'autorité au sein du collège. Le principal est d'abord le lien du collège avec l'extérieur : c'est lui qui prend en charge les élèves, et en particulier les pensionnaires ; il est donc amené à recevoir parents, bienfaiteurs, amis, auxquels il s'efforce de donner la meilleure image possible de son établissement. C'est ainsi qu'on le voit dans le Francion tenir table ouverte et festoyer ses hôtes de viande, fruits, gâteaux et tartes (p. 173), ce qui constitue un véritable festin, en un lieu où l'ordinaire relève plus d'une économie de disette que d'abondance. Mais c'est surtout à l'intérieur du collège que s'exerce l'essentiel de la charge du principal : ayant droit total de regard sur la marche de son établissement, celui-ci y exerce une surveillance zélée, qui se traduit plaisamment dans le roman de Sorel par la ronde de nuit que le digne personnage effectue chaque soir, une lanterne de voleur à la main, à la façon d'un veilleur de nuit.

    Cette surveillance, à vrai dire, porte plus encore sur les maîtres que sur les élèves. Les collégiens de Lisieux jouissent en effet de la bienveillance de leur principal, qui les invite à venir souvent lui réciter des vers. Francion, pour sa part, juge que "le principal était un assez brave homme" (p. 173). Montaigne, déjà, avait su estimer les qualités de son principal au collège de Guyenne, puisqu'il voyait en lui "le plus grand principal de France" [5]. Il est vrai qu'il n'en va pas de même dans tous les collèges, que de nombreux différends s'élèvent en particulier entre des principaux et des boursiers : et quant au souvenir qu'un collégien peut garder d'un principal qu'il n'aimait pas, Cyrano et son Pédant joué nous montrent que Jean Grangier ne s'attirait pas, au collège de Beauvais, la sympathie de tous ses collégiens. Mais ce qui semble à peu près général, c'est le conflit latent qui règne entre le principal et les maîtres. Ces derniers supportent mal la dépendance où ils sont placés : la réforme de 1600 a en effet donné force de loi à l'ancien usage qui voulait que ce soient les principaux qui choisissent les maîtres ; et le même usage permettait au principal de renvoyer ses professeurs. Dès 1601, au collège de Lisieux, le principal Bauen s'était violemment opposé au régent Gritton qui entendait dédoubler sa chaire de rhétorique, au mépris de la réforme de 1600. Et quelques années plus tard, en 1629, en ce même collège de Lisieux, le principal Gallot, succédant à Ruault, décidait de se débarrasser en bloc de ses régents : le tribunal du recteur lui donnait tort, uniquement parce qu'il ne leur avait pas adressé le préavis de 6 mois que l'usage avait institué [6]. Les régents, logeant au collège, devaient donc se soumettre à la surveillance du principal, tout comme Hortensius, le maître de chambre de Francion, que son principal trouve en état d'ivresse : seule la bienveillance de ce dernier, fermant les yeux sur cette orgie nocturne, évite des ennuis au bruyant sous-maître. Ce principal paternel, c'est peut-être Jean Gondouyn, dont un arrêt de 1610 nous apprend qu'il dirige à cette date le collège de Lisieux. Ce décret, signifié par Faugier, bedeau de la nation de France, à divers principaux et régents de collège, fait suite à une procédure devant le recteur et les députés de l'Université contre des régents de philosophie qui abandonnaient leur classe avant le 1er août. Pièce qui vient encore confirmer le désir d'indépendance des régents, et qui nous indique le nom des régents de philosophie du collège de Lisieux en 1610 : Guillaume Du Val et Nicolas Voinchel [7].

    Ceux-ci sont donc peut-être certains de ces régents anonymes qui apparaissent dans le récit de Francion, et dont la fonction est double. Ils sont professeurs d'abord, attachés à une classe, dont ils assurent seuls l'enseignement. Comme il y avait en principe huit classes par collège, chaque collège avait donc huit régents. Le roman de Sorel confirme cette organisation : le jeune Francion, admis en cinquième classe après un examen de passage, se trouve sous la férule d'un "régent à l'aspect terrible" (p. 170) ; changeant de classe, il a chaque fois un nouveau régent, aucun d'ailleurs ne trouvant grâce à ses yeux, l'un étant "mal content au possible" (p. 179), l'autre "le plus grand âne qui jamais monta en chaire" (p. 183). A propos de ce dernier, Francion élargit ses réflexions à l'ensemble de la profession. Il reprend à son compte une affirmation largement attestée par ailleurs, et qui concerne l'origine modeste de ces régents : "Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire et sont un peu de temps cuistres, pendant lequel ils dérobent pour étudier quelques heures de celles qu'ils doivent au service de leurs maîtres. Tandis que leur morue est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres et se font à la fin passer maîtres ès-arts" (p. 184). La remarque de Francion, qui se plaint, qu'" il n'y a plus que des barbares dans l'Université pour enseigner la jeunesse" (p. 184) témoigne de la crise de personnel que doit supporter l'Université après les guerres de religion. Les régents sont pour la plupart d'anciens élèves du collège, pauvres boursiers qui arrivent, au besoin en devenant maîtres de chambre comme Hortensius, à cette maîtrise ès-arts, grade nécessaire pour enseigner dans un collège de l'Université. Peu rentable, la charge professorale n'attirait plus guère que ces jeunes gens de pauvre extraction, les parents plus fortunés préférant diriger leurs enfants dans la carrière du barreau, beaucoup plus profitable. Francion lui-même, dont le père, noble pourtant, n'avait que mépris pour les gens de robe, a été mis au collège dans ce but : "On me disait que l'on ne m'avait fait aller aux humanités qu'à dessein de m'envoyer après aux lois, et tâcher de m'avoir un office de conseiller au Parlement" (p. 212).
    Cette pauvreté des régents, la charge professorale ne fait que l'accentuer. La réforme de 1600 n'avait, en effet, rien prévu en matière de salaire pour les professeurs, et même avait interdit à ces derniers d'exiger une redevance de leurs élèves. On se contentait de tolérer l'ancien usage selon lequel les élèves eux-mêmes payaient leurs maîtres, mais en le limitant. L'article 32 des statuts de la Faculté des Arts fixait à 6 écus d'or par semestre pour l'enseignement, et à 1/2 écu par mois pour la pension, la redevance que chaque élève était invité à offrir librement à son maître. Ce qui correspond bien aux 10 écus d'or que Francion remet à son régent : aux 6 écus du semestre s'ajoutent 4 écus pour 8 mois de pension. Car Francion paie son maître avec quelque retard. La fête semestrielle du petit Lendit, traditionnellement réservée à la remise des dons, est en effet passée : son régent se venge d'ailleurs du retard en exerçant sur lui "à cette occasion, des rigueurs dont les autres étaient exempts et en (lui faisant) quand il pouvait de petits affronts sur ce sujet" (p. 179). Quoi qu'il en soit, Francion se conforme à la tradition en remettant ses écus "dans un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans" (p. 179). C'est dans l'écorce de ce citron que les élèves plaçaient leurs pièces. La pratique inaugurée par Francion, qui fait un trou dans le citron et y glisse ses écus, ne relève, elle, que de l'esprit farceur de son auteur.

    Il est à remarquer que ce salaire comporte également un impôt sur les chandelles ; les statuts de 1600 avaient en principe interdit cet impôt sur les fournitures : bancs, tables, chandelles. Les régents, comme le prouve le texte de Sorel, passaient outre à cette interdiction. On comprend pourquoi : le salaire ni l'impôt ne suffisaient à leur assurer des moyens décents d'existence. C'est pourquoi les principaux, qui détenaient le monopole des pensions, pouvaient céder à leurs régents le droit de prendre des pensionnaires, mais par pure tolérance : "Les régents qui tiennent un petit nombre de pensionnaires dans les collèges de Lisieux et de la Manche ne les ont que par la permission du principal qui, ne les nourrissant pas, leur laissent ce petit moyen de subsister, et peuvent leur ôter ce pouvoir quand il leur plaira, ainsi qu'ils l'ont ôté à d'autres", note un registre de la bibliothèque de l'Université [8]. Les principaux louent pour cela à leurs maîtres des appartements à l'intérieur du collège, et Hortensius, spécialement médisant, nous dit Francion, "contre ceux qui tiraient la mouelle de sa bourse", se plaint que le principal lui loue ces chambres trop cher (p. 198). C'est en effet à un maître de collège que Francion a été confié. Les régents emploient dans ce second aspect de leur fonction, des aides : ce sont les sous-maîtres de chambre, jeunes hommes pauvres, qui tiennent lieu à la fois de répétiteur et de surveillant, et s'occupent de la nourriture et des chambres. C'est dans cet emploi que s'illustre particulièrement Hortensius, aidé lui-même par un cuistre, valet de cuisine plus pauvre encore, qui vit en rognant la portion des pensionnaires et mérite ainsi, de la part des élèves à qui il coupe les vivres, le savoureux surnom de "ciseaux".

    C'est donc la pauvreté qui constitue le lot commun du personnel, c'est elle qui apparaît comme la toile de fond de cette vie de collège. Il n'est pas jusqu'aux bâtiments eux-mêmes qui ne témoignent de cette misère : les murs se lézardent, et la chambre d'Hortensius est toute délabrée, "entourée de planches à demi déboîtées et couvertes d'un côté et d'autre de vieilles nattes" (p. 176). Il fait si froid que les écoliers doivent brûler "les ais de (leurs) études, la paille de (leur) lit, et (leurs)livres de thèmes" (p. 188). C'est, après les ravages des guerres civiles, un état de fait commun à la plupart des collèges. Euphormion, le héros du roman de Barclay paru en 1603, se promenant dans Paris, s'arrête "à un édifice antique, où entrant il tremble de peur que le portail, qui menaçait ruine, ne l'accable par sa chute" [9]. En 1615, Jean Grangier constate qu'au collège de Beauvais "il ne reste plus qu'à faire loger (les pensionnaires) sous les tuiles et vivre de vent" [10]. Et en 1631, au collège même de Lisieux, un rapport adressé au recteur signale que les bâtiments tombent en ruine. Au début du XVIIIème siècle, dans ce même collège, les professeurs se plaindront encore qu'il n'y ait qu'une chambre qui soit carrelée et qui possède une cheminée.

    Logés à telle enseigne, les élèves ne sauraient trouver la vie facile. Les plus mal lotis sont naturellement les plus pauvres. C'est-à-dire les boursiers. Francion fait, lui, partie d'une catégorie légèrement plus favorisée : il est pensionnaire, confié par son père à un régent, et disposant en ville d'un correspondant, un avocat, qui l'invite parfois à dîner, lui fait répéter ses leçons, et le gratifie même quand il sait de quelques testons. Certains élèves, plus fortunés encore, entrent dans les bonnes grâces de leurs maîtres en leur apportant quelque cadeau de la part de leurs parents. C'est ainsi qu'Hortensius reçoit du père d'un élève un superbe pâté dé lièvre. Les pâtés semblent d'ailleurs jouir tout spécialement de la faveur des maîtres de pension, puisqu'un régent de philosophie du collège de Beauvais, le sieur Guenon, envoie lu aussi un pâté de gibier à un maître de pension dont il veut obtenir les bonnes grâces. (On nous a affirmé qu'au lycée d'Ajaccio, où ce genre de coutume avait gardé jusqu'à un temps très récent toute sa vivacité, c'étaient aussi des pâtés que les parents apportaient le plus volontiers aux maîtres !) Francion reproche en tout cas à ses maîtres de n'être pas insensibles à ces dons en nature, ce qui va dans le sens d'une accusation grave portée contre certains maîtres dans le courant du siècle, et selon laquelle ils négligeraient les élèves pauvres, pour réserver leurs soins aux pensionnaires payants et aux externes. Francion confirme l'existence de ces élèves favoris, qu'il appelle "les mignons" du régent, et qui sont surtout des externes, appartenant en général aux classes aisées de la bourgeoisie parisienne.

    Les provinciaux, moins nombreux, viennent eux d'un peu partout, car le recrutement des élèves n'obéit plus guère à la vieille distinction entre nations. C'est ainsi que le Breton Francion a non seulement des amis normands, mais aussi picards, gascons. Ceux-ci regardent d'un oeil envieux les externes, qui constituent leur principal lien avec l'extérieur - et surtout, parmi ces derniers, les "galoches", ces étudiants de passe-temps, qui traînent leurs galoches dans tous les collèges et dans toutes les rues de Paris. Si ces "galoches" ne sont plus tout à fait les mauvais sujets de jadis, il est sans doute abusif, comme le prétend Maxime Targe [11], d'affirmer qu'ils ont disparu : le roman de Sorel atteste qu'ils existent encore, et pas seulement de nom, puisque ces grands drôles se distinguent par leurs moeurs dépravées. Ils sont coutumiers de la fréquentation des filles et capables de reconnaître au premier coup d'oeil que la muse d'Hortensius, Frémonde, est, selon leur expression, "une bonne marchande... car ils voyaient à son encolure qu'elle était du métier" (p. 190).

    Nous touchons là, avec ce laisser-aller des moeurs, à un point particulièrement important, qui est celui de la discipline. On sait que, guidés par le souci de combattre les effets désastreux des guerres civiles, les réformateurs de 1600 rétablissent une stricte discipline dans les collèges : pour cela, ils isolent les collégiens, afin de les couper des influences pernicieuses de l'extérieur. La règle qu'ils édictent fait naturellement penser, par son austérité, à la règle monastique. Le collège redevient ce monde clos, "demi-cloître et demi-prison", selon l'expression de Maxime Targe. La première impression de Francion arrivant au collège le confirme : "II m'était étrange d'avoir perdu la douce liberté" - demi-prison- "j'étais alors plus enfermé qu'un religieux dans son cloître" (p. 170) - et demi-couvent. Il faut pour sortir un "exeat", et uniquement pour se rendre, les jours de fêtes, chez son correspondant. Les autres liens qui s'établissent avec l'extérieur sont naturellement clandestins : parfois une escapade avec un cuistre pour aller au cabaret (p. 1281), parfois quelque nourriture introduite en cachette par les externes (p.178), parfois même, attaché à une corde, un panier qu'on passe par la fenêtre et où un pâtissier, prévenu du manège, dépose quelques gâteaux. Entreprise risquée, puisqu'Hortensius, placé en contrebas, intercepte les gâteaux et les mange (p. 175). On remarque l'importance prise par la nourriture pour de jeunes garçons qui ne mangent pas à leur faim, et dont l'esprit en vient à ne plus être préoccupé que de ce besoin physique - ce qui accentue encore la ressemblance avec un régime de prison. Francion est constamment en quête de nourriture : "Hé Dieu, se plaint-il, quelle piteuse chère aux prix de celle que faisaient seulement les porchers de notre village" (p. 171). Dans ce monde clos et dur, les rigueurs de la discipline constituent un martyre supplémentaire pour les collégiens : Francion parle des "supplices" que lui font endurer ses maîtres, qu'il compare à des tyrans. Le régent "se promène toujours avec un fouet à la main" (p. 170) et pour punir Francion "lui déchiquette les fesses avec des verges plus profondément qu'un barbier ne déchiquette le dos d'un malade qu'il ventouse" (p. 188). Les mesures disciplinaires sont nombreuses et variées : ce peut être le honteux châtiment de la "salle", où l'écolier fautif est fouetté en public (pratique que les collèges anglais ont conservée jusqu'à une époque toute récente, d'ailleurs) : ce peuvent être des punitions collectives, lorsque le coupable ne se dénonce pas ; ce sont fréquemment des privations de nourriture ; c'est encore cette pratique du signe dont Antoine Adam a rétabli le sens, montrant qu'il s'agit d'un jeton que le maître donne au premier élève qui oublie de parler latin et prononce un mot de français : cet élève le passe au premier camarade coupable de la même faute, qui le passe à son tour à un autre élève, celui qui, en fin de journée, garde le signe, subissant la punition. Nous ajouterons pour apporter un argument à l'interprétation d'Antoine Adam, que cette curieuse pratique est restée en honneur bien au-delà du XVIIème siècle, puisque nous en avons retrouvé la trace jusque dans les écoles alsaciennes du XXème siècle : on utilisait, après 1918, ce signe pour tout élève qui, négligeant de parler français, s'exprimait en allemand ou en alsacien.