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LA VIE DE COLLÈGE AU COMMENCEMENT DU XVIIE SIÈCLE - JEAN SERROY






Cette discipline rigoureuse, qui renoue avec la dureté des collèges du commencement du XVIème siècle, semble aller à contre-courant de l'évolution vers un régime souple que certains historiens de la pédagogie croient avoir relevée entre 1540 et 1580 [12]. Elle s'explique en tout cas par la volonté de lutter contre le relâchement qu'avaient entraîné les guerres de religion. Or il semble bien que, soit.par réaction, soit par suite des mauvaises habitudes prises, une indiscipline tout aussi marquée répond, de la part des élèves, à ces traitements rigoureux. Dans ces premières années du siècle, les écoliers gardent toute leur turbulence : "Les nerfs de la discipline sont relâchés", note Jean Grangier à son arrivée au collège de Beauvais. De très nombreux arrêts sont rendus pour essayer de mettre un peu d'ordre dans les collèges, dont le moins curieux n'est pas celui de 1622, demandant à plusieurs principaux, dont celui du collège de Lisieux, d'exclure de leur établissement tous ceux qui ne sont pas "écoliers actuellement étudiants". Ce laisser-aller se traduit par la vieille tradition estudiantine du chahut. "Tandis que le régent discourait, raconte Francion, les écoliers plaudèrent de leurs portefeuilles à l'accoutumée contre les bancs, et si fort qu'ils les pensèrent rompre" (p. 180). Les élèves que rencontre Euphormion, le personnage de Barclay, agissent de même, "faisant un si grand bruit qu'ils ne s'entendaient pas eux-mêmes... Le bruit recommençait de temps en temps, durant lequel le maître était obligé de se taire... Enfin, l'horloge sonna et dans l'instant cette jeunesse bruyante et indisciplinée se leva avec tant de fracas et de précipitation que peu s'en fallut qu'elle ne renversât le docteur et sa chaire [13]." Les écoliers sont sales, à l'image d'un collège sans hygiène : "On nous fit asseoir à une table où il n'y avait rien que la nappe, blanche comme les torchons des écuelles : pour des serviettes, l'usage en était défendu" (p. 178). Le linge sale "traîne sur le plancher en un coin, selon la propreté des collèges" (p. 179). Et le débraillé vestimentaire traduit le relâchement des moeurs : "Delà, dit Francion, on me mettait au nombre de ceux que l'on nomme des pestes, et je courais la nuit dans la cour, avec le nerf de boeuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux... J'avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles et des aiguillettes, la robe toute délabrée... et qui me parlait de propreté se déclarait mon ennemi... Je ne craignais non plus le fouet que si ma peau eût été de fer, et exerçais mille malices, comme de jeter sur ceux qui passent dans la rue du collège des pétards, des cornets pleins d'ordure et quelquefois des étrons volants" (p. 175). Au collège de Beauvais les écoliers de Jean Grangier jettent eux des pierres et de l'eau sur les passants. Parmi tous ces débordements, Francion - et c'est son honneur - échappe à un seul défaut, mais il constitue en cela une exception : "Presque tous les écoliers, dit-il, étaient adonnés à un vice dont de tout temps notre collège avait eu le renom d'être infecté. C'était que, pressés par leur jeune ardeur, ils avaient appris à se donner eux-mêmes quelques contentements sensuels. Quant à moi, je n'étais guère amoureux de ces plaisirs-là." (p. 210)
    Les élèves trouvent dans ces multiples dérèglements un dérivatif à des études qui ne les intéressent pas. Il est symptomatique, à ce propos, que Francion ne parle guère de l'enseignement qui lui est donné, et que le texte de Sorel ne consacre qu'une place restreinte aux études elles-mêmes. Car, dit Francion, "c'est une chose apparente que de quelque naturel que soit un enfant, il aime toujours mieux le jeu que l'étude, ainsi que je faisais en ce temps-là" (p. 173). Et le jeune collégien reste indifférent à un enseignement qui ne semble guère soucieux de cette pédagogie de l'attrait, que réclamait déjà Rabelais. Francion souffre de l'ordonnance rigoureuse de l'emploi du temps : "J'étais obligé, dit-il, de me trouver au service divin, au repas et à la leçon à de certaines heures, car toutes choses étaient là compassées" (p. 170). La place laissée au loisir et au jeu est restreinte, et sur ce point les collèges du commencement du XVIIème siècle sont encore assez proches de ceux du XVIème siècle. Les statuts de 1600 imposent 6 heures de classe par jour, à quoi s'ajoutent une heure supplémentaire de 10 à 11 h., une heure de 6 à 7 à partir de Pâques, une heure le dimanche après dîner, et des répétitions les lundis, mercredis et vendredis. Ce n'est guère qu'à partir de 1626 que cet emploi du temps se trouvera progressivement allégé.

    L'enseignement lui-même n'évolue que lentement. On voit bien se dessiner la ligne nouvelle tracée par le XVIème siècle : l'Antiquité est redécouverte dans sa beauté formelle ; on étudie Cicéron, Térence, Virgile. Les élèves forment leur style à l'imitation des grands auteurs anciens, et les exercices écrits commencent à se pratiquer. Mais ses à côté d'une composition en vers latins imités de Virgile, à côté d'un devoir écrit, que Francion nous signale, les disputes orales héritées du Moyen-Age - disputationes, concertationes - gardent tout leur prestige et occupent encore la majeure partie du temps. Le vainqueur de l'exercice reçoit le titre d'Imperator, selon le système d'émulation qui date de Quintilien. Les régents ont gardé les vieilles habitudes : "Ils lisent seulement les commentaires et les scoliastes des auteurs" (p. 184), note Francion, et ils utilisent toujours comme manuel le Despautère, en usage depuis le XVème siècle. Le goût de la beauté leur reste encore étranger : "On ne sait point là ce que c'est que de pureté de langage, ni de belles dictions, ni de sentences, ni d'histoires citées bien à propos, ni de similitudes bien rapportées." (p. l84) Dans cet univers romain pédagogique, où le latin établit une barrière supplémentaire avec le monde, le fait que la traditionnelle tragédie de collège composée par le régent le soit en français apparaît comme la nouveauté la plus digne d'être signalée. Francion, lui, rêve de chevalerie, de gorgiases infantes, de combats héroïques, et les aventures de Morgan le géant lui apparaissent, avec tout le prestige des livres interdits, comme le symbole d'une libération et d'une ouverture au monde qu'il appelle de tous ses voeux.

    Ainsi apparaît donc la vie de collège, dans ces années 1610, à travers l'expérience du jeune Francion. On y distingue sans peine une crise profonde de l'Université à cette date, démantelée par les guerres civiles, en proie à des luttes intestines, et qui, dans sa pauvreté, va devoir faire face à la concurrence d'un enseignement gratuit, celui des Jésuites. On y voit poindre aussi, derrière le poids des traditions et les rigueurs de la discipline, les caractères essentiels de ce que Georges Snyders appelle "la pédagogie traditionnelle" [14]. C'est-à-dire cette pédagogie de la contrainte, qui coupe le collégien du monde extérieur pour le soumettre à une surveillance constante ; cette pédagogie qui sera la règle non seulement dans les collèges de l'Université mais aussi chez les Jésuites, tout au long du siècle. Inutile de chercher, dans le récit de Francion, les caractères positifs de cet enseignement qui se veut aussi une éducation, et qui n'isole l'élève que dans le but de le former. Sorel laisse aux historiens de la pédagogie le soin de dégager les éventuelles vertus d'un système que, pour sa part, il se contente de dénoncer. Mais cette dénonciation relève peut-être moins de la pensée d'un pédagogue que des préoccupations d'un romancier. C'est qu'il faut, en effet, tenir compte de ce que le récit de Francion s'insère dans un contexte romanesque ; et c'est sur deux remarques touchant à cette création romanesque que nous voudrions conclure.
    Il apparaît d'abord que la réalité vécue s'enrichit, dans le roman, d'apports littéraires qui ne sont pas à négliger. L'épisode de Francion au collège s'apparente à une tradition picaresque. Tout picaro est initié a la dureté du monde par les soins d'un maître qui lui ouvre les yeux : il y a, dans la découverte que Francion fait au collège de la noirceur du monde, beaucoup de cette désillusion picaresque. Ainsi s'explique pour une part le souci constant qui le hante, et qui est bien celui du héros picaresque : manger. A cet égard, quel plus beau symbole de la réalité picaresque que ces petits pains qu'achète Francion ? Une fois rompue leur croûte appétissante, ils se révèlent vides à l'intérieur ; ils ne sont que vent, bise, et les écoliers, pour cela, les appelle "bisées". Et le fourbe Hortensius qui dérobe sa nourriture a son élève, c'est aussi l'héritier du maître aveugle de Lazarillo, qui agit de même avec son disciple. Dans les deux cas d'ailleurs, l'initiation se termine lorsque l'élève rend à son maître la monnaie de sa pièce et se découvre plus rusé que lui : Lazarillo envoie son aveugle se fracasser la tête contre un pilier de pierre, et Francion ridiculise Hortensius en lui montant, avec Frémonde, la comédie de l'amour.

    Avec Hortensius, on touche à une autre influence littéraire : celle de la comédie. Dans le roman, en effet, le maître de chambre perd peu à peu sa qualification professionnelle ; il tend à se confondre avec les régents, puisqu'on le voit à son tour employer un sous-maître (p. 203), et même faire office de régent dans quelques classes (p. 206). Il incarne ainsi peu à peu l'ensemble du personnel enseignant, jusqu'à envahir totalement le texte de ses exploits. A mesure qu'il occupe ainsi le devant de la scène, son personnage social cède la place au type caricatural. Du sous-maître du collège de Lisieux, on passe au pédant de la Commedia erudita, un pédant qui, par sa vanité, ses aventures amoureuses et sa propension à être dupé, tient aussi du Docteur de la Commedia dell'arte et du sot de la farce médiévale [15]. D'ailleurs, Hortensius incarne à ce point le pédant qu'il devient, après Sorel, un héros éponyme, qui donne son nom aux multiples avatars du type. Et lorsque Le Métel d'Ouville, dans L'Elite des contes, reprend cette tradition du pédant joué, il écrit une histoire racontant "les plaisantes extravagances que fit un pédant nommé Hortensius et les fourbes qu'on lui joua" [16]. Le récit de Francion se termine ainsi en joyeuse comédie : le collège n'y sert plus que de décor. Et la vie qu'on y mène, décrite d'abord comme un enfer, devient le riant paradis de la farce et du bon tour.

    Face noire du monde picaresque, face blanche de la fantaisie comique : il y a bien là deux idéalisations littéraires. La vérité de la vie de collège étant plutôt à rechercher dans la grisaille des jours, et dans ces "petites choses" sans importance que Francion ne veut même pas raconter, car elles "ne feraient, dit-il, qu'importuner vos oreilles" (p. 180).

    Enfin il conviendrait de ne pas oublier la valeur symbolique que prend l'épisode dans le contexte du roman. Nous dirions volontiers que le Francion n'est pas un roman d'éducation, un Bildungs-roman, mais un roman d'émancipation. La vie de collège représente pour Francion un univers autoritaire le premier lieu où s'exercent les forces de contrainte qui pèsent sur l'individu. S'il souffre plus qu'un autre de la rigueur de ce monde dos et oppressif, c'est qu'il y découvre, dans son expérience d'abord, dans son souvenir ensuite, le visage d'une société où les lois du monde triomphent des lois naturelles. On comprend pourquoi, en libertin qu'il est, il s'empresse, sitôt sorti du collège, de tout désapprendre de ce qu'on lui a enseigné, "pour s'étudier à savoir la raison naturelle de toutes choses", et pour pouvoir à son tour apprendre aux hommes cette "philosophie" qui les fera "vivre comme des Dieux". (p. 244) L'indiscipline de Francion apparaît ainsi comme un premier effort pour briser les interdits et atteindre à la liberté individuelle : la crise de l'Université couvre ici une crise des valeurs. Et si Francion termine le récit de ses aventures scolastiques en demandant des collèges mixtes, ce n'est pas par souci pédagogique, mais pour que garçons et filles puissent ensemble, en toute liberté de moeurs, se livrer au plaisir naturel : "afin, dit-il, qu'ils éteignent leur flamme par une eau la plus douce de toutes, et que désormais ils s'abstiennent de pécher". (p. 210). Lui qui a appris à ses dépens "que toutes les paroles qui expriment les malheurs qui arrivent aux écoliers se commencent avec un P, car il y a pédant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux, puces et punaises" (p. 171), il veut désormais apprendre aux homme que Francion, cela rime avec invention, imagination, émancipation et libération.


    Jean SERROY




NOTES


[1] Charles Sorel, Histoire comique de Francion, in Romanciers du XVIIe siècle, éd. A. Adam, Paris, La Pléiade, 1958. Toutes nos citations renvoient à cette édition.
[2] Francion dit en effet qu'il entre au collège en classe de 5e (p. 170), qu'il se trouve en classe de seconde âgé d'environ 13 ans (p. 180), et qu'il quitte l'établissement après y avoir passé sept ans (p. 213). Cette dernière indication, s'ajoutant à l'affirmation que sa scolarité a été normale ("De cette classe, je passai les années suivantes à toutes les autres, et enfin achevai mon cours" p. 180), prouve que Francion a suivi le cycle complet : 5e, 4e, 3e, 2e, 1ère et philosophie en deux ans.
[3] Sorel est né, en effet, plus vraisemblablement vers 1599 que vers 1602 : voir à ce propos A. Adam, op. cit., p. 1347. Sorel-Francion, entrant au collège à 10 ans, y entrerait donc en 1609.
[4] Dès 1639, la distinction est effective. Il y a neuf grands collèges : collèges de Beauvais, du Cardinal Le Moine, d'Harcourt, des Grassins, de Lisieux, de la Marche, de Montaigu, de Navarre, du Plessis, auxquels s'ajoutera, à partir de 1648, le collège fondé par Mazarin.
[5] Montaigne, Essais, éd. A. Thibaudet, M. Rat, Paris, La Pléiade, 19623, p. 176.
[6] Voir, sur cette affaire, Maxime Targe, Professeurs et Régents de collège dans l'ancienne Université de Paris, Paris, Hachette, 1902, p. 97.
[7] Charles Jourdain, Histoire de l'Université de Paris au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, 1ère livraison, pièce justificative n. XXXII, p. 34.
[8] Bibliothèque de l'Université, rec. U, 132, in-4°, rapporté par M. Targe, op. cit., p. 208, note 1.
[9] Jean Barclay, Les Aventures d'Euphormion, histoire satirique, trad. Par l'abbé J. B. Drouet de Maupertuis, Anvers, 1711, 3 vol., T.1, p. 28.
[10] Cité par M. Targe, op. cit., p. 47.
[11] Ibid., p. 55.
[12] Voir à ce sujet P. Porteau, Montaigne et la vie pédagogique de son temps, Genève, Droz, 1937.
[13] J. Barclay, op. cit., T.1, p. 28.
[14] Georges Snyders, La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1964, Livre Premier, p. 27. Voir aussi sur l'Université et les Jésuites, p. 32.
[15] Cyrano fera de même avec son personnage de Granger, caricature de Jean Grangier, principal du collège de Beauvais, dans sa comédie Le Pédant joué (1646). On peut rappeler d'autre part que Cyrano a connu lui aussi le collège de Lisieux, où il logea en 1641 comme étudiant ou comme surveillant.
[16] Le Métel d'Ouville, L'Elite des Contes du sieur d'Ouville, réimprimée sur l'édition de Rouen, 1680, avec une préface et des notes par G. Brunet, Paris, Jouanot, Librairie des Bibliophiles, 1883, T. 2, p. 255. Le texte commence ainsi : "Dans Paris demeurait un certain pédant nommé Hortensius, régent du collège de Lisieux... lequel avait la réputation d'être le plus extravagant et le plus plaisant fol de la ville, s'imaginant que toutes les femmes et les filles étaient amoureuses de lui..."