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LES THÉORÈMES DE LA CEPPÈDE ONT-ILS ÉTÉ LUS AU XVIIE ? - JACQUELINE PLANTIÉ






Je me souviens...
    Je me souviens de ces 24 années où j'ai enseigné à l'Université d'Aix-en-Provence à côté de Roger Duchêne. Que nous étions différents ! Lui était si rapide, si bouillonnant, plein d'idées et d'initiatives. Et je me souviens aussi de tant de rencontres animées et amicales, à Marseille, à Saint-Cannat, à Vallouise.
    Peut-être devrais-je reprendre, pour ce site Roger Duchêne, et pour ce 25 avril 2007, le texte d'un article ou d'une communication dont il m'aurait soufflé le sujet ? Finalement, je préfère reproduire ici, avec quelques retouches, un texte plus récent, mais peu diffusé, et qui parle, à propos de La Ceppède, de Provençaux du XVIIe siècle. Le XVIIe siècle, la Provence, voilà deux domaines chers à Roger Duchêne. Sur La Ceppède, il m'avait invité un jour (qui fut un jour de gros orage !) à faire une conférence à Marseille. Il était toujours prêt à offrir aux autres d'abord une tribune, et ensuite une revue qui les publierait, étant de ceux qui donnent, tout naturellement, de leur surabondance.

    Jacqueline Plantié


LES THÉORÈMES DE LA CEPPÈDE ONT-ILS ÉTÉ LUS AU XVIIe SIÈCLE ?

    Sous ses allures provocantes, la question mérite d'être posée [1]. Considéré aujourd'hui comme un grand poète religieux, La Ceppède paraît avoir eu, au grand siècle en son début, plus de laudateurs que de véritables lecteurs, et j'ai désespéré longtemps de découvrir non pas vingt, non pas dix, mais du moins un lecteur, un seul, des sonnets "sur le sacré Mystère de notre Rédemption".

    La Ceppède, poète ambitieux, mais réduit à diffuser lui-même son oeuvre
    La Ceppède avait beaucoup d'ambition pour ses Théorèmes. Il s'adressait à un public cultivé, mais prétendait aussi parler "au peuple moins savant" [2]. Il souhaitait que son ouvrage profite à jamais dans l'Église, d'après le "Voeu pour la fin de ce livre et de tout cet oeuvre" : il espérait donc avoir des lecteurs aux siècles à venir ; mais il se préoccupait aussi d'être lu au moment même où il écrivait ses Théorèmes. C'est le sens de "l'avant-jeu" de 1594, échantillon de douze sonnets qui devait permettre de tester les lecteurs éventuels, lecteurs qui sans doute approuvèrent puisque La Ceppède publia ses Théorèmes sur la Passion en 1613, et une seconde partie (allant jusqu'à la Pentecôte) en 1622. La Ceppède était donc un poète tout à fait soucieux d'être lu et entendu, partout, par tous, et toujours.

    Pour assurer le succès du livre - ce sont des faits déjà connus- , La Ceppède, imitant en cela son ami César de Nostredame, a choisi l'éditeur Colomiez, qui publie à Toulouse des ouvrages catholiques, et qui a dans son atelier de beaux jeux de caractères et de lettrines. On ignore comment La Ceppède a suivi l'impression des Théorèmes de 1613. Mais en 1620, en tout cas, par acte notarié du 11 décembre, La Ceppède charge un prêtre toulousain, Raymond Delsherms (qui était docteur en droit et fut d'abord avocat) de surveiller sur place l'édition de la seconde partie. Il lui envoie la somme de 200 livres (simple acompte) pour qu'on lui fasse parvenir ultérieurement les 400 exemplaires qu'il doit prendre [3] sur l'impression de son ouvrage [4]. 400 exemplaires ! C'est donc La Ceppède lui-même qui assure, au moins en partie, la diffusion de son ouvrage, c'est lui qui remet à ses relations les feuilles imprimées du livre [5], ou les cahiers, non encore reliés, auxquels s'ajouteront les pièces encomiastiques et les tables [6]. Ces personnes sont souvent embauchées par La Ceppède pour chanter le grand oeuvre. C'est ce qui ressort d'une lettre de Malherbe à Peiresc : "Si vous écrivez à M. le président de La Ceppède, je vous prie de l'assurer qu'il aura les vers qu'il désire de moi, lorsque vous lui envoyerez la première feuille de son livre, c'est-à-dire dans un mois" [7] ; et ces personnes sont invitées à occuper elles-mêmes une place dans ce grand oeuvre, dès lors qu'elles consentent à écrire en son honneur des vers, en grec, en latin, ou en français [8]. Mais, évidemment, les destinataires des Théorèmes sont plus nombreux que les seuls thuriféraires.

    Les destinataires et les thuriféraires des Théorèmes
    Si on ne tient pas compte de ceux qui ne lurent que l'échantillon de 1594, ni des dédicataires de l'oeuvre, Marie de Médicis et Louis XIII, pas forcément lecteurs - on en conviendra -, on peut identifier une trentaine de personnes qui eurent les Théorèmes entre les mains. Aux indications fournies par les approbations des docteurs et par les pièces encomiastiques s'ajoutent d'autres sources : acte notarié pour Delsherms, catalogue de bibliothèque pour Peiresc, oeuvre imprimée d'Antoine Mérindol, lettres conservées en ce qui concerne François de Sales ou Claude Expilly.

    Que sont ces destinataires ? des prêtres et des religieux (le mandataire Delsherms ; les trois théologiens qui ont fourni les approbations des docteurs : le Toulousain Pélissier, le Parisien Bulenger - qui fut parfois toulousain - et l'Aixois Melchior Raphaelis, un dominicain dont on connaît surtout le rôle dans l'affaire Gaufridy) ; un évêque, pas n'importe lequel, celui de Genève, François de Sales ; un métropolite grec, exarque de la mer Égée, titulaire du siège d'Éphèse, appartenant à l'illustre famille des Comnènes, Paronaxias Nikèphoros [9] ; des avocats aixois comme Billon ou Du Fort, des membres du Parlement de Toulouse (Henri du Faur de Pibrac, fils de l'auteur des quatrains, Gabriel de Terlon, François Le Conte), un magistrat et poète grenoblois [10] (Claude Expilly...), des universitaires (Julius Pacius, jurisconsulte, dont Peiresc suivit les leçons à Montpellier...), des poètes (Montfuron, César de Nostredame, Balthazar de Vias, Malherbe...), des proches de La Ceppède (son "neveu "ou petit cousin Peiresc, son beau-fils Buisson, son gendre Henri de Simiane, son ami le médecin Mérindol...). Des hommes qui habitent Aix (Fabrot, Scipion Du Périer, de Broves, chantre de l'église d'Aix...), ou Avignon, Grenoble, Annecy, Montpellier, Toulouse... [11], Paris ; en gros : la Provence et le Comtat, la Savoie et le Dauphiné, le Languedoc, la capitale. Dans la mesure où La Ceppède était le premier diffuseur de son oeuvre, on ne doit pas s'étonner de ce champ géographique apparemment limité.
    Sur l'accueil fait aux Théorèmes par leurs destinataires connus, nous savons peu de chose. François de Sales dans sa lettre à La Ceppède [12], loue "ces riches et dévots Théorèmes" ; il approuve le poète d'avoir su "transformer les muses païennes en chrétiennes" (il a dû lire l'Avant-propos à la France), et il remarque que "c'est merveille combien les discours resserrés dans les lois des vers ont de pouvoir pour pénétrer les coeurs et assujettir la mémoire" : affirmations justes, mais trop générales. On préférerait voir cité dans le Traité de l'amour de Dieu un vers de La Ceppède. Les théologiens chargés de donner l'approbation certifient et attestent qu'ils ont lu l'ouvrage, comme ils sont tenus de le dire et sans doute de le faire, et ils en louent l'orthodoxie et les belles et dévotes conceptions [13]. Mérindol, dans son Ars medica, ouvrage posthume, vante le commentaire en prose du sonnet 37 (du livre I de 1613) sur la sueur de sang [14] ; Mérindol, qui avait aidé La Ceppède à se documenter pour rédiger ladite annotation, écrit que le sujet de la sueur de sang "est traité très élégamment et très savamment à la fois (elegantissime simul et doctissime) par le très illustre Monsieur de La Ceppède", et comme il donne la référence exacte (" com. ad theor. 37 ") , cela prouve qu'il avait à sa disposition un exemplaire des Théorèmes. Quant à l'expression "theor. 37", elle est très suggestive, et invite à penser que pour Mérindol (et peut-être pour La Ceppède lui-même ?), l'oeuvre du poète comprend autant de théorèmes que de sonnets. La plupart des auteurs de pièces encomiastiques montrent leur désir de s'illustrer par leur connaissance du latin ou du grec, par leur habileté à écrire des vers, ils font l'éloge de l'homme La Ceppède (qui te vidit amat : te voir, c'est t'aimer, dit Balthazar de Vias) ou l'éloge du magistrat, pour son sens de la justice ; ils accumulent jeux de mots, anagrammes, épigrammes, sans rien dire qui témoigne d'une lecture approfondie, ni même superficielle de l'oeuvre ! Du Périer, le frère de cette Marguerite célébrée comme rose par Malherbe, loue La Ceppède d'avoir fait deux chefs d'oeuvre : sa fille Angélique et ses vers. De tous, le meilleur lecteur fut peut-être Malherbe, car c'était, en fait de poésie, le meilleur connaisseur. Cependant on hésite à voir un témoignage décisif de son admiration pour le poète dans les vers qu'il a écrits en l'honneur des Théorèmes ; oui, on hésite, même après avoir lu les mots de César de Nostredame, qui, après avoir rappelé, dans sa préface de l'Hippiade, que Malherbe était un censeur sévère, qu'il portait sur autrui un jugement "trop franc et libre", le prend pour "un irréprochable témoin que Monsieur de La Ceppède [...], son singulier et vieil ami [...] n'a peu acquis de Couronnes, en sa couronne d'Épines et son Pélican, aux trois cents divins sonnets, de ces divins Théorèmes [...]" [15]. Quel crédit accorder à un tel style ?

    J'observe ici que Claude Expilly a conservé dévotement les Théorèmes ainsi qu'une lettre autographe de La Ceppède [16] ; François de Sales a conservé la minute de la lettre qu'il a envoyée au poète. Mais La Ceppède et ses descendants n'ont pas laissé de dossier rassemblant les lettres que les destinataires des Théorèmes ont dû écrire à leur auteur.

    Ceux qui auraient pu ou dû lire les Théorèmes et ne les ont pas lus
    Certains descendants de La Ceppède au XVIIe siècle ont eu une grande réputation de piété. Cette piété fut sans doute sincère, mais sûrement très différente de celle de leur grand-père ou arrière grand-père. C'est peut-être la forme même de leur piété qui les rendit indifférents à la poésie : le petit fils du poète, Gaspard de Simiane, chevalier de la Coste, qui s'adonnait à toutes les oeuvres de charité, était proche de saint Vincent de Paul, et son arrière-petit-fils, Jean de Simiane, disciple du père Piny, pratiquait une religion des plus austères [17]. Il semble bien que ni les liens familiaux, ni la force poétique des vers de La Ceppède, ne donnèrent aux descendants du poète le courage de lire son oeuvre. S'ils ouvrirent ses livres, ils durent vite les refermer. Gaspard de Simiane, lorsqu'il remercie Dieu de toutes les grâces qu'il a reçues, et énumère les circonstances bénéfiques de sa vie, ne parle pas nommément de son grand-père (qui pourtant avait pris soin de lui, l'avait pris chez lui après la mort de son gendre), ni de ses Théorèmes [18]. Quant à Jean de Simiane, il mentionne dans son testament un ouvrage qu'il donne en héritage, un seul : c'est son Cujas.

    On conclura provisoirement que La Ceppède a cherché à diffuser ses vers, mais il n'est pas sûr, malgré ses efforts, que son oeuvre ait eu au XVIIe siècle les lecteurs qu'elle attendait. Certains auteurs de pièces encomiastiques furent peut-être de vrais lecteurs, mais nous n'en savons rien, car, dans le cadre conventionnel d'une pièce d'éloge, ils ne pouvaient rendre compte de leurs émotions, ni de leurs réflexions profondes. Les Théorèmes du reste n'ont pas été réédités avant le XXe siècle, et un auteur d'anthologie poétique du XVIIIe siècle accompagne les deux sonnets qu'il cite du commentaire suivant : "Pour conserver sa réputation, La Ceppède aurait dû publier les vers qu'on avait écrits à sa louange, et supprimer ceux qu'il avait faits lui-même" [19].

    Les traces de la lecture des Théorèmes dans les vers d'un poète provençal
    Après avoir cherché en vain des lecteurs de La Ceppède dans sa famille, il faut en chercher chez les poètes de son temps, surtout les poètes religieux. En lisant La Ceppède, on retrouve parfois un souvenir de Du Bartas ; en lisant Hyacinthe Mounier [20], frère prêcheur au couvent d'Aix, on retrouve Ronsard ("Marie, qui voudrait votre nom retourner... "). Cette quête n'est donc pas forcément vouée à l'échec [21].

    Et je suis presque sûre d'avoir repéré un poète lecteur de La Ceppède au XVIIe siècle (il est d'ailleurs possible que d'autres l'aient repéré avant moi). C'est un provençal, c'est lui qui a écrit le texte déjà cité en note : "l'Humanité / Inséparable en tout de la Divinité" ; on s'est beaucoup moqué de lui (déjà de son vivant), c'est un des "grotesques" de Théophile Gautier, Jean-Louis Barthélemy, de Valréas, plus connu sous le nom de Pierre de Saint-Louis. L'auteur du poème en douze livres sur La Madeleine au désert de la Sainte Baume en Provence [22] a continué un temps sa vie de carme, après son noviciat en Avignon, au couvent des Aygalades, dont La Ceppède avait été le voisin et le protecteur. Il n'a donc eu aucun mal à ouvrir et à lire les Théorèmes [23]. Il ne parle jamais de La Ceppède, mais il paraît l'avoir présent à sa mémoire. Les mots sur lesquels joue La Ceppède : pécheur, pêcheur, prêcheur, changent de genre ; ils se féminisent et deviennent la pécheresse, la pêcheresse, la prêcheresse, mots sur lesquels joue Pierre de Saint-Louis [24]. On retrouve chez lui "les cahiers sacrés" [25], la "tragique histoire" [26], "le royal Mithridat" [27, un équivalent du "poignant diadème", ou de "l'épineux Diadème" devenant "l'épineux et piquant diadème" [28], des équivalents approximatifs des deux soleils éclipsés [29], des cailloux qui s'entrefendirent [30], du Christ d'un vieux roseau sceptré [31], du funeste convoi [32], de ce plus que Salomon [33], des habitudes au mal quittées avec les habits... [34] Je vois bien que ce ne sont là que des détails, et tout rapprochement, pris isolément, n'est rien. Leur accumulation cependant commence à faire preuve. Et certaines expressions ou certains vers paraissent bien contenir en eux comme l'aveu d'une influence acceptée, mais qui refuse tout plagiat.

    Le vers "Dont les troupes toujours aux combats animées" du carme rappelle "Êtes-vous bien toujours au combat animés ?" de La Ceppède [35]. "La sainte débauchée" de La Ceppède est chez Pierre de Saint-Louis "une sainte publique" [36]. Chez La Ceppède, Madeleine est près du Christ mort "Sans plaintes à la bouche, et sans larmes aux yeux" - toute la douleur est à l'intérieur, mais prête à éclater - ; chez Pierre de Saint-Louis, on la voit dans sa grotte "les larmes aux yeux, les plaintes à la bouche" [37] ! Et si la Ceppède a invité les Amphions et les Timantes à chanter le Christ, Pierre de Saint-Louis convie à chanter Madeleine les peintres, musiciens, écrivains, graveurs, historiens sacrés, orateurs et poètes [38].
    Il semble que les mots et les rimes de La Ceppède aient exercé sur Pierre de Saint-Louis une véritable fascination, le carme les réemploie, dans un autre contexte. Il a été impressionné par "Cette grondeuse, ireuse et cruelle Atalante" qui est, chez La Ceppède, la foule de ceux qui entraînent le Christ au prétoire, et il fait de Madeleine, avec un jeu de mots sur coureuse, "...l'échevelée et coureuse Atalante" [39]. Sans avoir aucun rapport de sens avec lui, le vers du carme paraît faire écho à celui de La Ceppède : coureuse rappelle ireuse, et le nom d'Atalante est placé à la rime, après les adjectifs (deux au lieu de trois). Pierre de Saint-Louis n'apprécie pas dans les Théorèmes les mêmes qualités que nous, mais, me semble-t-il, il les a vraiment lus et sus par coeur. Et c'est peut-être pourquoi son second ouvrage, L'Éliade, débute sur un vers : "Je chante les combats, triomphes et victoires", qui paraît devoir moins au début de l'Énéide qu'à l'ouverture des Théorèmes : "Je chante les amours, les armes, la victoire".

    Un chartreux qui prend des notes sur les Théorèmes
    De l'intime conviction, je passe à une certitude, car il existe un lecteur incontestable des Théorèmes au XVIIe siècle. Ce lecteur est un chartreux [40].

    La Bibliothèque municipale de Marseille permet de lire, dans le manuscrit 447, jadis conservé dans la chartreuse de la ville, et qui date du milieu du XVIIe siècle, des "Collections tirées des théorèmes du sieur de La Cépède [sic]". D'après Furetière, une collection est un "recueil qu'on fait des plus beaux passages qu'on trouve dans les Auteurs, ou des endroits qui servent à quelque dessein qu'on a entrepris" [41]. Selon une note au crayon du catalogue de Marseille, ce manuscrit aurait été composé par Dom Nicolas Thienne, vicaire de la nouvelle chartreuse fondée à Marseille en 1632 [42]. Le vicaire secondait le prieur, et si le prieur était le père du cloître, on a pu dire que le vicaire en était la mère. Ainsi Dom Nicolas devait prendre des notes dans les Théorèmes pour son usage personnel, mais aussi pour l'instruction de sa communauté. Nous tenons là 67 pages de notes serrées [43], peu lisibles, prises dans l'ensemble du livre de 1613 en allant de l'Avant-Propos [44], puis du premier sonnet, jusqu'au bout, Mélanges compris. Ces notes suivent le déroulement de l'oeuvre. Deux ou trois fois seulement on voit le chartreux revenir en arrière, probablement parce qu'il pense avoir oublié un texte important.

    Comme, en feuilletant ces notes, on n'aperçoit pas de vers à première vue, le chartreux ayant la détestable habitude de ne pas distinguer vers et prose, on croit d'abord qu'il ne s'est intéressé qu'aux informations données par les annotations du poète, parmi lesquelles celle qui retient le plus son attention est, comme on pouvait s'y attendre, la note sur la sueur de sang. Impuissant à la résumer, il renvoie au texte intégral de la dispute (c'est le mot qu'il emploie), dispute où, dit-il, le sieur de La Ceppède "prouve particulièrement bien que cette sueur fut naturelle et non pas miraculeuse" [45]. Cependant il ne s'en tient pas là. Par exemple, il note : "Sonnet 7 à la louange de la solitude", remarque bien digne d'un chartreux. Non content de recopier ou de résumer les explications données par La Ceppède, sur le ciel, la terre, la mort, le propitiatoire..., le moine amalgame vers et prose. Il résume le sonnet 6 du premier livre : "Notre Seigneur commença ses tourments parmi les oliviers pour nous marquer la grâce et la paix qui [sic] apporte". La Ceppède avait écrit : "ce parfait amant / Parmi les oliviers commence son tourment / [...]". De même, Nicolas Thienne résume le sonnet 21 en écrivant : "Jésus-Christ enfanta son Église en mourant sur la Croix" [46]. Parmi les sonnets du premier livre, celui que notre chartreux admire le plus est probablement le sonnet des "paoureux oiselets" [47] puisqu'il le fait précéder des mots "Omnes relicto eo fugerunt. Belle similitude", et qu'il le recopie en entier. Une inexactitude (" Au simple mouvement, au simple petit bruit", là où La Ceppède a écrit "Au simple mouvement, au moindre petit bruit ") pourrait même faire supposer que le chartreux se fie à sa mémoire, au lieu de suivre le texte des yeux. Plus loin, là où La Ceppède met une note sur "Magnanime Samson", le chartreux recopie tout l'alexandrin : "Magnanime Samson, Nazarien Alcide" [48].
    Prenant des notes dans les livres II et III, il cite de plus en plus souvent des vers. À plusieurs reprises il recopie un ou deux quatrains, un ou deux tercets [49], les trois premières strophes de "L'amour l'a de l'Olympe ici-bas fait descendre "et parfois tout un sonnet : "Cet arbre est foisonnant en mille fruits divers...". Si mes comptes sont exacts (et ils doivent l'être à peu de chose près), 170 sonnets des Théorèmes de 1613 sont représentés, soit par leurs annotations, soit par leurs vers : 51 sonnets du livre I ; 49 du livre II ; 70 du livre III. Et 164 vers sont recopiés : 38 du livre I ; 47 du livre II ; 79 du livre III.

    Nous avons, avec Nicolas Thienne, un lecteur qui a voulu s'instruire en lisant les Théorèmes, et qui a été pris par la force poétique de l'oeuvre [50]. Lui qui, au début, n'hésite pas à rompre les alexandrins en insérant au beau milieu annotations ou références, finit par rétablir scrupuleusement dans son intégrité un vers qu'il avait d'abord modifié [51].

    Nicolas Thienne fut probablement un lecteur tel que La Ceppède rêvait d'en avoir : un lecteur pour qui les annotations avaient autant d'importance que les sonnets, un lecteur qui cherchait à s'instruire en lisant les Théorèmes, pour son profit et celui des moines de sa communauté, et enfin un lecteur dont le goût poétique s'affine à mesure qu'il avance dans sa lecture.

    Conclusion
    Il est donc vraisemblable, finalement, que les Théorèmes de La Ceppède ont trouvé quelques "véritables" lecteurs au XVIIe siècle, probablement surtout en Provence et plutôt parmi les religieux que parmi les laïcs. Le nombre ridiculement réduit des lecteurs identifiés empêche de tirer des conclusions définitives, mais si l'on doit penser que le "peuple moins savant "auquel songeait La Ceppède n'a pas connu ou goûté un ouvrage difficile à comprendre, inversement les couvents l'ont assez bien accueilli. Un des volumes des Théorèmes, au Musée Arbaud, porte la mention "Ad usum fratris..." (je n'ai pas déchiffré le nom du frère) ; les exemplaires de la Bibliothèque municipale d'Avignon viennent du couvent des carmes de la ville. La Bibliothèque municipale de Toulouse a deux exemplaires de 1613, dont l'un a appartenu au collège des Jésuites de Paris, et l'autre au couvent Sainte-Marie de Toulouse . La Ceppède avait tellement voulu s'entourer de garants, et dire la pure orthodoxie, qu'il a vu son lectorat se restreindre non pas même aux âmes dévotes, mais aux personnes engagées dans les ordres et les cloîtres. Il a fallu attendre le XXe siècle et Henri Bremond, suivi par quelques poètes et auteurs d'anthologies poétiques, et par un certain nombre d'universitaires, pour que La Ceppède soit enfin vraiment lu, oui, mais - je le dis avec quelque mélancolie - par un petit nombre de lecteurs. Faut-il dire que le nombre ne fait rien à l'affaire ? Je me remémore avec plaisir la lettre d'un consul français à l'étranger, grand amateur de sonnets et passionné de versification, qui avait détecté, au seul examen des vers, une erreur dans mon édition des Théorèmes et me l'avait signalée . Je pense aussi avec joie à ces étudiants de première ou deuxième années qui, à la lecture de certains sonnets du poète, observaient un silence religieux, et à ces étudiants de maîtrise que La Ceppède a vraiment passionnés. Et quand un peintre provençal m'écrit son émerveillement à la lecture des vers "somptueux" de La Ceppède, et m'explique comment une de ses oeuvres picturales (c'est, selon moi, la plus belle et la plus originale de toutes) rejoint certain sonnet du poète, je me dis que La Ceppède n'a pas écrit en vain.

    Jacqueline PLANTIÉ
    Aix-en-Provence