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MADAME DE SÉVIGNÉ, CLASSIQUE À SON INSU. CONCLUSION - MARCEL GUTWIRTH






Mme de Sévigné est un grand écrivain qui n'a jamais été une femme de lettres. Sa fortune littéraire, jusqu'ici, en a profité. L'amie intime de Mme de Lafayette et de M. de La Rochefoucauld n'a jamais été tentée, semble-t-il, par la fiction ou la maxime - ou, pour cette dernière, à peine. Son talent était la relation, son génie l'expression d'une passion d'une qualité rare, d'une intensité peu commune. La place que cela lui a valu au Panthéon littéraire lui apporte de nos jours quelque contestation. La critique féministe n'a pu voir d'un bon oeil cette écrivaine si bien accueillie au Panthéon des sommités à peu près exclusivement masculines de la littérature. Canonisée à quelles fins patricarcales ? interroge Michèle Farrell. "My reading of Mme de Sévigné's writing", annonce-t-elle d'emblée, "calls into question the ideological functions of her canonization." Solange Guénoun, de son côté, jette un regard soupçonneux sur un brouillage épistolaire qui cherche à minimiser l'écart (tout en l'affirmant), qui affirme une volonté douce c'est-à-dire une rhétorique mixte faite à la fois de prescriptions, de jugements, de séduction et de séductrices séduites.

    La machine épistolaire, à son sens, s'avère machine diabolique ! Ni l'une ni l'autre de ces interrogations critiques ne mettent en cause pour autant la qualité de cette correspondance. Elles se contentent de la mettre au service, l'une d'une performance - la maternité exemplaire -, l'autre d'une volonté de fusion de la mère et de la fille. Le classicisme de Mme de Sévigné en sort peut-être terni de visées équivoques, mais il n'entre pas dans les attributions d'une critique littéraire un peu consciente de ses limites de statuer sur les motivations profondes, sur l'inconscient même d'un auteur. Elle ne s'en prive guère, il est vrai, mais ces considérations n'entrent pas dans notre propos.

    Notre auteur a-t-elle même été effleurée par le démon de la littérature ? les lettres ont-elles été un succédané, faute de mieux, des belles-lettres ? Rien ne permet de l'affirmer. Il est vrai que les circonstances à l'époque, si magistralement analysées par Myriam Maître, rendaient bien problématique, selon le titre de son ouvrage, La naissance des femmes de lettres au XVIIe siècle. Il ne s'ensuit pas qu'une telle vocation, en Marie de Rabutin-Chantal, ait été étouffée. Il faut même une belle dose de surévaluation romantique de la chose littéraire pour vouloir à tout prix qu'une telle vocation soit irrésistible, que tout - esprit de classe, passion amoureuse, gestion domaniale, préoccupations familiales - lui cède, sans tergiverser, le pas. Il ne paraît pas que Mme de Sévigné ait souffert de n'être pas imprimée, et la modeste circulation de quelques-unes de ses lettres en un lieu ami capable de les apprécier correspond assez bien à un mode établi de la circulation des écrits à l'époque. La vanité d'auteur (si toutefois elle en avait) a pu s'en satisfaire. La suprématie reconnue aux femmes dans le domaine de la parole, et sa transposition supposée dans le domaine de l'épistolarité, n'est peut-être, comme l'avance M. Maître, qu'une concession sournoise de la part de la gent littéraire visant à écarter les femmes du domaine des belles-lettres, à les renfermer dans celui de l'oralité. Si cependant elle en a eu vent, si la marquise de Sévigné en a conçu le moindre dépit, elle l'aura magistralement camouflé. On peut le regretter à sa place, et se complaire à imaginer son talent attelé à de plus nobles tâches, mais rien ne dit qu'elle eût brillé dans d'autres domaines, et c'est donc là une bien vaine spéculation.

    L'ouvrage qui en est arrivé ici à sa conclusion s'est proposé une tâche plus circonscrite. C'est celle de rattacher plus étroitement la correspondance de Mme de Sévigné, prise en tant qu'oeuvre littéraire, à la mouvance classique, dans le dessein de mieux circonscrire cette dernière. L'entreprise est hasardeuse, car c'est prendre par le biais d'une oeuvre qui stricto sensu n'en est pas une le raccourci menant à la définition d'un ensemble dont, nous l'avons vu, l'existence même, pour plus d'un, fait problème. Est-ce là fabriquer du noir avec de l'obscur ? il est évident que je ne le pense pas.

    L'appellation a posteriori de "classicisme", quelles qu'en aient été les circonstances historiques ou les considérations déterminantes, n'a rien d'arbitraire. Elle n'a pas réuni tout simplement des auteurs qui n'avaient de commun que l'époque où ils sont nés. Sans doute n'a-t-il pas été possible jusqu'ici de leur attribuer de façon tout à fait convaincante une commune essence. Racine et Molière, Pascal et Bossuet, La Fontaine et Corneille ne se réclament pas à première vue d'une commune appartenance. Les traits qu'on leur a attribués en commun pèchent par euphorie : ce sont - sobriété, rigueur, clarté, maturité etc. - toutes les facettes de notre admiration. Le scandale de la circularité - ce sont des chefs-d'oeuvre parce que ce sont des chefs-d'oeuvre, ils sont admirables parce que nous les admirons - va nous amener à chausser des lunettes nouvelles. Plutôt que de s'évertuer à poursuivre la définition d'une matière rebelle aux catégorisations totalisantes, optons pour la confrontation d'une oeuvre marginale à l'ensemble de celles que l'on a jusqu'ici réunies sous une appellation commune, et ceci par une manoeuvre de type a fortiori. L'oeuvre de Mme de Sévigné ne se prête pas à l'assimilation pure et simple à ce qu'on a appelé le classicisme. Sa publication tardive, son caractère utilitaire de communication personnelle l'interdisent. Cette distance, renforcée par son statut féminin et donc minoritaire permet un recul critique qui se révèle fécond. Tout ce que l'on peut dire d'assuré sur cette oeuvre reconnue classique universellement, qui s'applique en tout ou en partie à l'ensemble du classicisme, nous fait faire un pas en avant dans la définition de cet ensemble. Certains de ces traits que nous avons énumérés sont plus facilement généralisables que d'autres. Plaire, par exemple, est reconnu de tous ces auteurs plus ou moins explicitemnt comme un desideratum. La liberté de Bossuet, par contre, est certes moins évidente que sa rigueur. La santé, dans la mesure où elle brille surtout dans le rire et le sourire, n'embrasse pas absolument tous ceux que nous nommons classiques. Aussi les catégories qui se sont proposées à nous à travers la correspondance de Mme de Sévigné ne prétendent-elles pas épuiser la matière, - il y en a d'autres assurément qui se présenteront à d'autres,- ni à constituer, une à une, un sine qua non.

    La fluidité d'une correspondance, d'une oeuvre donc qui n'en est pas une à proprement parler, nous aura donné la chance de prendre dans ses filets un ensemble imparfaitement unifié et lui prêter la forme fluide qui peut-être lui convient. Aux considérations relevant de l'esthétique, en effet, - la règle des règles, glose, rigueur, naturel - se surajoutent en la compliquant des catégories morales - santé, tristesse - ou même politiques - liberté, la cour. Il en résulte, mieux qu'une définition, une physionomie du classicisme. Ce n'est ni une doctrine, ni une école, ni un mouvement, et surtout pas un artefact : à l'image de cette correspondance, se dessine une personnalité. L'honnêteté surnage, en quoi se reconnaît l'exigence d'un public qui se veut reflété dans des oeuvres qui lui livrent une image non pas simplement idéalisée mais sévèrement décantée de lui-même : décente dans son relâchement, flexible dans sa rigueur, ne se faisant pas illusion sur soi. C'est un peu le portrait que la correspondance de Mme de Sévigné nous livre de celle qui y tient la plume. Classique, elle l'est donc en dernière analyse comme par mégarde, n'ayant pas cherché à se peindre en s'adressant à autrui. Et le classicisme, de cette resemblance, sort lui-même embelli. Ne lui a-t-elle pas prêté la douceur de son caractère, son aménité à l'égard de ceux qui sont à son service, son amour de la promenade dans les bois au clair de lune ?

    Marcel GUTWIRTH