bandeau















MARIE BOUFFIER : PORTRAIT D'UNE MARSEILLAISE - ÉLIANE RICHARD






Roger Duchêne, avant d'être mon confrère, fut mon collègue à l'Université de Provence. Il me manifesta sa satisfaction quand je posai ma candidature à l'Académie des sciences, lettres et arts de Marseille et m'y accueillit avec chaleur quand j'y fus reçue en 2001. A celui qui a tant écrit sur les femmes, je dédie la partie de mon discours de réception à l'Académie consacrée à Marie Bouffier. Voici donc le portrait d'une Marseillaise qui avait une belle plume, avait rêvé d'être femme de lettres mais y avait renoncé pour se consacrer à Dieu et aux jeunes aveugles. Une femme peu connue qui, sans être Madame de Sévigné ou Ninon de Lenclos, mériterait qu'un jour on publia ses écrits profanes et religieux.

    Marie Bouffier est aujourd'hui tombée dans l'oubli. Seules deux institutions ont gardé son souvenir ; d'une part l'Académie de Marseille qui depuis huit décennies décerne chaque année un prix à son nom, d'autre part la congrégation des soeurs de Marie Immaculée dont la maison mère est à Marseille et qui entretient pieusement la mémoire de sa fondatrice. C'est d'ailleurs la supérieure de cette congrégation qui, la première, attira mon attention sur elle. A l'époque, avec un groupe d'historiennes, nous avions entrepris la rédaction d'un ouvrage qui se proposait de tirer de l'ombre des femmes méconnues dont la vie ou les oeuvres avaient marqué les vingt-six siècles d'histoire de Marseille. Marie Bouffier entrait tout à fait dans ce cadre par l'action sociale qu'elle a menée dans cette ville, par sa forte personnalité, par la façon aussi dont son rôle a été progressivement occulté au cours du temps. Mon intérêt pour l'histoire de Marseille, pour l'histoire sociale et pour l'histoire des femmes trouvait là un lieu de convergence que je me devais d'explorer.

    Marie Bouffier naît à Marseille le 30 septembre 1836, au n° 6 de la rue Breteuil, tout près du port et de la tonnellerie familiale installée en bordure du canal de la douane. A quelques dizaines de mètres de là, rue de la Darse (aujourd'hui Francis Davso), habite une famille de marbriers, les Dassy, dont l'entreprise est aussi sur le port, 3 quai de Rive-Neuve. Est-ce l'effet de ce voisinage, si une des soeurs aînées de Marie épouse un fils Dassy, Hippolyte ? Peu d'années séparent Marie de ses jeunes neveux et nièces et la fillette partage souvent leurs jeux. Elle rencontre donc fréquemment leur oncle paternel, Louis Dassy, prêtre depuis 1831 et membre de la jeune congrégation des Oblats de Marie Immaculée fondée par Eugène de Mazenod. Très tôt, Louis Dassy qui a vingt-huit ans de plus que Marie exerce sur elle un forte influence.

    Il semble que ce soit lui qui ait poussé les Bouffier à mettre la fillette alors âgée de dix ans chez les Dames de Saint-Thomas de Villeneuve, à Aix-en-Provence. Marie y reçoit une excellente éducation et y acquiert une bonne culture dont témoigne sa correspondance ultérieure ; elle n'hésite pas à utiliser le latin, a des connaissances littéraires, une belle plume et versifie avec facilité. Au fil des années, elle exprimera dans ses poèmes son amour de la nature et des voyages, toute la gamme de ses états d'âme et les émotions que lui inspirent les vicissitudes des jours. Les archives de la congrégation en ont gardé plus d'une soixantaine, rédigés entre 1854 et 1899, manuscrits et reliés en livrets. L'un d'eux, daté de juin 1877, a été imprimé ; il s'agit de Procession à Notre Dame de la Garde.

    A dix-huit ans, Marie quitte le pensionnat et revient à Marseille. L'abbé Dassy devient alors le directeur de conscience de cette jeune fille que l'on décrit intelligente, spirituelle, boute en train et dont on vante le charme et la grâce. Cette même année 1854, le 8 décembre, on fête la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception. Ce jour là, Marie décide de se consacrer à Dieu. "Ame ardente, imagination de feu" - ainsi se définit-elle - il est possible qu'elle ait vu un signe du ciel dans le fait que sa médaille de la Vierge soit sortie intacte d'un début d'incendie provoqué par la chute d'un cierge. Désireuse de se mettre au service des pauvres, elle envisage d'entrer chez les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, une congrégation féminine de vie active très présente dans tous les domaines de l'action sociale. Mais le père Dassy a pour elle d'autres projets.

    Depuis quelque temps, il mûrit l'idée de fonder une oeuvre consacrée à l'assistance et à l'éducation des jeunes aveugles : il souhaite la confier à une congrégation de femmes qu'il se propose de créer. Marie Bouffier serait, selon ses propres termes, "la première pierre et la pierre angulaire" de cet édifice. En octobre 1857, alors qu'elle vient d'avoir vingt-et-un ans, l'âge de la majorité, il lui confie ses vues, lors d'une réunion sous les ombrages d'une bastide familiale au quartier de Saint-Loup ; il lui remet alors le règlement qu'il a conçu pour la future fondation. Marie accepte avec enthousiasme mais, pressentant une opposition parentale, ni l'un ni l'autre ne divulguent leurs intentions. Marie en effet n'entretient pas avec sa mère des rapports très affectueux. "Heureuses, écrit-elle, les jeunes filles qui peuvent appuyer leur coeur sur celui de leur mère (...). Pour moi, je n'ai pas connu ce bonheur ; tremblante et effrayée sous le regard maternel, je n'ai jamais pu lire dans les yeux de ma mère ce monde de tendresse que tant d'enfants ont vu (...). Or, la crainte exclut l'amour". Deux mois après l'entrevue de Saint-Loup, Marie s'enfuit à l'aube du domicile paternel, rue Bel-air, laissant une lettre où elle expose les raisons de son acte et indique le lieu de sa retraite provisoire, une maison des soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, boulevard de la Madeleine, (aujourd'hui boulevard de la Libération).

    Cette fugue audacieuse inaugure une nouvelle phase de son existence. Jusqu'au décès du père Dassy, elle vit à ses côtés trois décennies à la fois exaltantes et difficiles. Tous deux doivent affronter d'abord le déchaînement de la famille. Imaginez le scandale ! Dans sa correspondance, le père Dassy écrit : "La mère est venue vomir contre moi de véritables abominations ; voleur de fille, voleur de fille" criait-elle en public. Quant à Marie, "tous ses parents, (père, mère, aïeule, soeur et autres) se sont présentés successivement. Les uns ont cherché à l'attendrir, les autres se sont irrités ; on l'a battue, égratignée, on lui a déchiré sa robe et elle a dû se cacher deux heures dans une armoire pour leur échapper. Trois d'entre eux avaient amené une voiture à la porte du couvent et criaient qu'ils la voulaient, morte ou vive". La lutte devait durer des semaines. "Je ne me souviens pas, confesse l'abbé, avoir jamais rencontré une si forte opposition". La grand-mère, à qui Marie vouait une grande affection, cède la première, d'autres suivent ; mais madame Bouffier, rendue furieuse par la résistance de sa fille, "brise le crucifix et, toujours aux dires de l'abbé, continue à vociférer calomnies et malédictions". Il lui faudra quatre mois pour capituler et sept ans pour se faire une raison, le temps que l'oeuvre soit bien établie et la position de Marie assurée.

    Ce qui ne se fit pas sans mal. Marie étant trop jeune pour assurer la direction de la petite communauté d'origine, celle-ci est confiée à une nouvelle recrue, soeur Joseph Roux, qui a le double de son âge. Marie n'en est pas moins toujours désignée sous le terme de "soeur aînée" par référence à l'antériorité de son engagement. Ce qui a été conservé de la correspondance échangée entre elle et le père Dassy prouve qu'elle partage avec lui tous les soucis inhérents à une fondation qui n'avait pas de précédent à Marseille et dont il n'existait en France même que trois exemples.

    Problème de recrutement d'abord, les familles même les plus croyantes étant souvent fort peu enthousiastes pour laisser leurs filles partir à l'aventure dans une communauté séculière que la hiérarchie ecclésiastique tarde à reconnaître. Deux ans s'écoulent avant que Mgr de Mazenod n'autorise la prise d'habit, le 8 septembre 1859, quatre ans avant que les voeux ne soient prononcés, le 15 août 1861. La reconnaissance légale de la congrégation n'est obtenue par décret impérial que le 6 juillet 1870. Et il faut attendre encore jusqu'en décembre 1886 l'approbation officielle des règles et constitutions par Mgr Robert. Ces diverses étapes sont franchies grâce à la ténacité du père Dassy et à la persévérance de Marie Bouffier qui pendant toutes ces années ne cesse de faire le siège des autorités tant laïques qu'ecclésiastiques. Mais ce provisoire qui dure effraie les soeurs les plus fragiles : certaines préfèrent rejoindre d'autres communautés et Marie perd ainsi quelques unes de ses meilleures amies.

    Il ne suffit pas d'accueillir les jeunes aveugles, encore faut-il les instruire. Par leur état, les religieuses étaient préparées à la première fonction ; elles ne l'étaient pas pour la seconde. Aussi en juillet 1860, Marie Bouffier accompagne t-elle l'abbé Dassy à Paris pour s'initier à l'Institution impériale des jeunes aveugles. A son retour, tandis que d'autres soeurs prennent en charge éducation religieuse, chants et travaux manuels, elle se consacre avec l'abbé à l'apprentissage de la lecture en braille grâce à des alphabets et syllabaires qu'ils confectionnent eux-mêmes. Elle écrit aussi des petites pièces, comme Le Distrait ou Le Maître d'école, destinées à être jouées par les jeunes aveugles et que l'Institut a conservées.

    Enfin, elle participe de ses propres deniers au financement de l'institution. Elle fonde avec le père et la mère supérieure une société civile sous forme de tontine pour procéder aux premiers achats de terrains sur la colline de la Garde et multiplie les acquisitions foncières, au fur et à mesure qu'elle recueille tout ou partie de son héritage. Sa fortune personnelle est donc mise entièrement au service des jeunes aveugles auxquels elle consacre aussi toute sa vie.

    Car les premières années sont pour la jeune femme celles des renoncements. Evoquant cette époque, elle écrit : "Plus on vit, plus on laisse de soi aux buissons de la route". Renoncement d'abord à la gloire littéraire qu'elle semble avoir un temps envisagée. "Je m'enthousiasme pour le beau, pour l'art et je voudrais produire", avoue t-elle en 1865. Mais l'abbé Dassy s'emploie à la décourager. Elle doit se résigner :
    La gloire à d'autres fronts réserve l'auréole ;
    A moi, l'obscurité, l'ombre du froid tombeau ;
    A d'autres, le soleil ; j'ai choisi les ténèbres.

    De ses études littéraires, il lui reste toutefois l'amour du beau langage, assorti d'une forte dose d'esprit critique. Ce dernier, elle l'exerce à l'égard de ceux qui, réservant aux hommes l'accès aux textes sacrés, cantonnent les femmes dans des lectures insipides. "La plupart des livres de piété me font peur. Je ne puis lire sans bouillir ces phrases longues et traînantes, embarrassées de que et de qui sans fin. Qu'on me donne les écrits des Saints, les chefs-d'oeuvre de Saint-Augustin, l'Ancien et le Nouveau Testament et je les lirai parce que j'y trouverai un cachet divin et une grande science". Elle n'épargne pas davantage les orateurs ennuyeux : "Je viens d'entendre prêcher la Passion. Le prédicateur n'était pas fameux, ce qu'on peut trouver de plus ordinaire, pour ne pas dire de plus mauvais. Mais enfin, c'était la Passion". Elle gardera toujours le goût des choses de l'esprit. Un jour de rentrée en 1865, elle soupire : "Mon coeur se serre en retrouvant ma pénible mission de charité et ma vie d'assujettissement. Ah ! les longues heures passées avec mes chers livres, moments bercés au doux chant de Virgile. Etude, étude, je voudrais te consacrer ma vie". "Les livres et les cahiers, aimait-elle à dire, ce sont mes enfants".

    Car il lui faut aussi renoncer aux joies de la maternité. En l'appelant au service des aveugles, l'abbé Dassy lui avait dit : "Marie, vous serez la mère de ces enfants". Elle avait accepté. De fait, les deux premières fillettes accueillies l'appellent spontanément "maman". Mais cette maternité spirituelle ne dure pas longtemps. En 1864, en l'espace de quatre mois, les deux petites filles décèdent, emportées par une de ces épidémies si fréquentes à l'époque. Marie confie sa peine à son journal : "Mon Dieu, vous m'aviez donné deux enfants que j'aimais, qui m'aimaient à leur tour ; j'avais doucement incliné vers leurs esprits mon intelligence et mon âme (...) et pendant que je contemplais ces jolies fleurs de notre jardin, vous les avez coupées".

    Renoncement enfin et surtout à tout espoir d'amour humain. En 1865, elle écrit : "J'ai rêvé la gloire, j'ai rêvé l'amour et je n'aurai ni amour ni gloire. La gloire, je la sacrifierai au pied de la croix mais l'amour ?" On sent bien à parcourir son journal et sa correspondance les efforts surhumains qu'elle s'impose tous les jours et pendant toutes ces années pour sublimer ses sentiments, pour les "surnaturaliser", selon sa propre expression. "On ne possède pas impunément un coeur si tendre, une sensibilité si profonde (...), avoue t-elle. Pour moi, je me sens encore enchaînée à la terre". Comme toujours, ses poèmes se font l'écho de cette longue lutte contre elle-même :
    Savez-vous ce qu'on sent de cruelles souffrances
    A faire de son être un sépulcre habité ?

    Heureusement, ces années difficiles sont aussi des années exaltantes marquées par le succès de l'oeuvre entreprise. La première pierre de la maison, montée de l'Oratoire, est posée par Mgr de Mazenod le 1er mai 1859 ; elle est encore visible aujourd'hui scellée au bas du mur. Par ailleurs, en 1866 l'abbé Dassy hérite d'un établissement de sourds-muets, qui avait été fondé en 1819 par un Monsieur Bernard, rue saint-Savournin. Il en confie la direction à soeur Joseph Roux tandis que Marie Bouffier qui vient d'avoir trente ans assume désormais celle des aveugles. En 1879, les jeunes sourds sont installés dans de nouveaux locaux construits à cet effet sur des terrains adjacents à la maison des aveugles, rue des Marseillais (devenue aujourd'hui rue Dassy).

    La renommée de la fondation marseillaise est telle que, cette même année, l'abbé recueille une nouvelle succession, un établissement lyonnais pour jeunes filles aveugles. Mais il n'est plus en état de procéder lui-même à la reprise en mains de la maison : il a soixante et onze ans et depuis plusieurs années déjà son état de santé se dégrade. Il délègue donc ses pouvoirs à Marie Bouffier pour mettre en place à Lyon la communauté des soeurs de Marie Immaculée. L'année suivante, Marie est de retour à Marseille car le décès de soeur Joseph Roux fait d'elle, à quarante-quatre ans, la supérieure générale de la congrégation. Ainsi devient-elle progressivement "la pierre angulaire" de l'oeuvre de l'abbé Dassy.

    Le processus s'achève en 1888 avec le décès du fondateur. Le choc est rude pour Marie qui depuis des années redoutait cette séparation et priait le ciel de raccourcir ses propres années d'existence et d'allonger celles de l'abbé afin de combler entre eux la différence d'âge. Elle qui aimait à se définir comme "la boussole tournée vers l'étoile polaire" faillit bien être désorientée. Mais cette force de caractère qui lui avait permis à vingt ans de braver l'opposition familiale allait lui donner le courage d'assumer, seule désormais, la succession.

    Elle a cinquante-deux ans et il lui reste encore trente-deux années à vivre, soit une période aussi longue que celle qu'elle a passée aux côtés de l'abbé Dassy. Elle avait toujours manifesté le désir d'assumer des responsabilités. A vingt-neuf ans, jugée trop jeune pour partir diriger une nouvelle fondation, elle piaffait d'impatience : "Trop jeune ! S'il m'eût mise à l'épreuve, il aurait vu si ma jeunesse l'aurait embarrassé !" Mais, par égard pour le père, elle se contenait. Ce qui ne l'empêchait pas de donner son avis car, disait-elle, "une femme, en fait de précautions, voit toujours plus loin qu'un homme". Elle redoutait d'ailleurs la tutelle masculine. Lorsqu'un rapprochement avait été envisagé avec les Oblats, elle en avait pesé les avantages et les inconvénients et avait conclu avec finesse : "Pour bien vivre ensemble, il faut que les congrégations de femmes soient au moins aussi puissantes que les congrégations d'hommes et que, tout en ayant l'air d'être patronnées, elles protègent à leur tour".

    Désormais la voici autonome. Pendant quatre ans, elle a des discussions interminables avec un religieux que le père Dassy avait placé auprès d'elle depuis deux ans pour la seconder et qui n'est autre que leur neveu commun, Léopold. Lorsqu'il tente d'empiéter sur ses prérogatives, elle n'hésite pas à s'en séparer. Quant à la direction ecclésiastique de l'institution assumée successivement par Mgr Castellan, Mgr Fabre, Mgr Borel, elle est, aux dires des autorités publiques, "plus morale qu'effective. En réalité c'est Mme Bouffier, supérieure de la congrégation qui perçoit les subventions nécessaires au fonctionnement de l'oeuvre". Mgr Castellan lui-même reconnaît : "Elle avait sa volonté très ferme et j'étais obligé de garder une certaine réserve. Je n'ai jamais réussi à la faire céder sur les idées qu'elle avait préconçues" Ce qui ne l'empêche pas de reconnaître ses qualités : "bonté, finesse et agrément d'esprit avec une point de gaîté et un caractère vaillant qui a toujours surmonté les difficultés et les peines de la vie".

    Sa vivacité de réflexion, sa promptitude de décision et cette autorité qui s'affirme avec la maturité et la vieillesse, Marie Bouffier les met au service de l'oeuvre à laquelle, pendant sa jeunesse, elle a tout sacrifié. En 1896, elle avoue : "J'ai pour ces institutions que m'a laissées l'abbé Dassy et auxquelles j'ai consacré ma vie entière un amour qui est presque de l'amour maternel". Pendant les trois dernières décennies, elle affronte de nouvelles difficultés. Celles-ci sont liées, pour l'essentiel, à la politique de plus en plus anticléricale menée par le gouvernement à partir des années 1880. Plusieurs rapports ou courriers officiels font état de menaces sur les biens et sur l'existence même des établissements, surtout après le vote de la loi sur les congrégations enseignantes. S'y ajoutent pour Marie les craintes - hélas justifiées - qu'à sa mort sa famille ne revendique son héritage et les acquisitions qu'elle a faites pour le compte de la congrégation. Pour prévenir ces dangers, elle ne ménage pas sa peine : "Il m'est impossible, moi directrice depuis la mort du fondateur, de laisser péricliter son oeuvre", explique t-elle en 1912.

    Loin de péricliter, celle-ci se développe. En 1897, la maison de Lyon déménage sur un terrain dont Marie Bouffier a fait l'acquisition deux ans plus tôt et dans de nouveaux locaux qu'elle a fait construire. La même année, est créée une maison de sourds-muets à Nice ; trois ans plus tard, l'achat de l'hôtel Jura à Fribourg permet de fonder le premier et alors le seul institut de jeunes aveugles de toute la Suisse. Puis c'est Talence, près de Bordeaux, qui accueille un temps un nouvel établissement des soeurs de Marie Immaculée. A un âge déjà avancé, Marie se déplace encore de maison en maison, surveille les travaux, s'occupe du financement, donne des instructions, règle les conflits, le tout avec la plus grande fermeté.

    A Marseille même, la grande maison blanche qui domine la ville ne cesse de s'agrandir. Au tournant du siècle, elle abrite une cinquantaine de religieuses, et 150 enfants, sourds et aveugles. Ceux-ci reçoivent un enseignement manuel, musical et intellectuel qui permet à certains d'obtenir le brevet élémentaire. Marie fait alors le siège des autorités pour leur trouver, au sortir de l'institution, un travail en rapport avec la formation qu'ils ont reçue. De nos jours, l'Institut régional des sourds et aveugles de Marseille (IRSAM) occupe toujours les lieux ; il héberge et éduque quelques 600 personnes, enfants et adultes, réparties en huit établissements dont cinq à Marseille, un à Lyon, un à Nice, un à La Réunion. Comme bien d'autres, cet organisme sanitaire et social plonge ses racines dans le grand mouvement de bienfaisance du XIXème siècle. Pour les Marseillais, c'est "l'oeuvre du père Dassy". Quant au souvenir de celle qui en fut pourtant "la pierre fondamentale", il s'est estompé jusqu'à s'évanouir après son décès survenu le 9 mai 1920.

    De cet oubli, elle est la première responsable. Si son action et sa personnalité ont été vite éclipsées par celle du père Dassy, c'est parce qu'elle s'est empressée d'organiser ce qu'on peut appeler le culte de ce dernier. Au sein de l'institution d'abord. Dans la crypte de la chapelle, auprès de son tombeau, elle fait construire un autel orné d'une copie de la Pieta de Michel-Ange. Dans son testament de 1889, elle prévoit de laisser à l'Institut des rentes "pour l'entretien des lampes qui y doivent brûler et pour les fleurs qu'on y doit continuellement apporter". Dans la chapelle même, elle fait réaliser par le sculpteur marseillais Lombard une statue en marbre de l'abbé. A l'extérieur, outre un prix académique qu'elle fonde à sa mémoire, elle prend l'initiative de former un comité pour l'érection d'une statue, celle qui fait toujours face à la ville, devant l'Institut, sur l'esplanade du jardin Puget. Réalisée par le sculpteur Falguière, elle est inaugurée le 12 juin 1892, en grande pompe et en présence des autorités civiles et religieuses.

    En dehors de l'établissement, l'action de Marie Bouffier est en effet relayée par les institutions publiques, notamment par l'Académie de Marseille. Louis Dassy qui s'intéressait aussi à l'archéologie y avait été admis en 1858 ; il en était devenu le secrétaire perpétuel dix ans plus tard et avait publié en 1877 un gros volume de 638 pages sur l'Histoire de l'Académie. Celle-ci avait alors obtenu pour lui la Légion d'honneur, en 1886. Le père Dassy était ainsi devenu une notabilité. Un demi siècle après sa mort, sa mémoire est encore honorée : en 1924 et 1938, deux ouvrages retracent en détail sa vie et son oeuvre ; en 1931, son nom est donné à la rue qui longe l'Institut ; peu de temps après, le musée du Vieux-Marseille expose son buste dans sa galerie des gloires marseillaises.

    Le contraste est grand avec le sort posthume de Marie Bouffier. A vingt-neuf ans, elle écrivait : "Je resterai dans l'oubli. Moi qui rêvais tant la gloire, je m'ensevelirai vivante". Elle ne croyait pas si bien dire ! Personne ne s'est soucié de perpétuer son souvenir. A l'exception des prix académiques qu'elle a fondés l'un à son nom, l'autre à celui de l'abbé Dassy, aucune statue, aucune rue, aucune inscription ne rappelle sa mémoire. Il n'est pas même un ouvrage pour mentionner le rôle qu'elle a joué. Lors de ses obsèques, le souhait avait été exprimé que lui soit consacrée "la notice qu'elle mérite". Même cela n'a pas été fait. Lors du centenaire de la fondation de l'Institut en 1958, une petite monographie paraît enfin. Elle est intitulée Les soeurs de Marie Immaculée. Mais les deux tiers des pages sont un éloge du fondateur, le reste est un rapide survol de l'institution au milieu du XXème siècle. Entre les deux, rien ; rien sur la fondatrice, pas plus d'ailleurs que sur celles qui lui ont succédé. Marie Bouffier a totalement disparu dans l'ombre portée de l'abbé Dassy.

    De telles éclipses de personnalités féminines par des hommes de leur entourage proche - père, mari, frère, collaborateur, supérieur hiérarchique -, loin d'être exceptionnelles sont dans la norme de l'époque. Il y a des raisons à cela et, de ce point de vue, l'itinéraire de Marie Bouffier est tout à fait révélateur. Par leur éducation, les femmes étaient tenues à une certaine réserve. Dès leur plus jeune âge, on leur apprenait la modestie et l'abnégation ; rien ni personne ne les poussait à se mettre en avant, sauf parfois leur tempérament, dont elles s'efforçaient alors de refréner les pulsions. Ce qui était vrai pour toutes l'était encore plus pour les religieuses. L'habitude devient vite une seconde nature et, les sentiments aidant, bien des femmes se sont volontairement effacées, laissant les hommes seuls sur le devant de la scène. Certes les contemporains n'étaient pas dupes. Plusieurs témoignages montrent qu'ils avaient conscience de ce qu'ils leur devaient. Mais les mentalités de l'époque, favorables au maintien des femmes dans leurs rôles traditionnels, interdisaient de les propulser au premier plan par des marques trop voyantes de reconnaissance publique ; bien plus, une fois l'homme disparu, les actions féminines ultérieures s'enveloppent d'une chape de silence d'autant plus paradoxale que certaines peuvent alors donner libre cours à leur volonté de puissance.

    Ce silence et cette invisibilité ont longtemps abusé les historiens. Certains en ont conclu un peu vite que les femmes n'exerçaient aucune fonction de responsabilité et ne présentaient donc pour eux aucun intérêt. En les excluant à leur époque de tout ce qui fait la notabilité, on les privait donc aussi, pour l'avenir, de toute notoriété. "Au théâtre de la mémoire, les femmes sont ombres légères" constate Georges Duby. En fait, pour immortaliser le souvenir de Marie Bouffier peut-être aurait-il fallu que, comme l'abbé Dassy, elle soit élue à l'Académie de Marseille.

    Eliane RICHARD
    Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille