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POLITIQUE ET MYSTIQUE MONARCHIQUE CHEZ RACINE - CHRISTIAN DELMAS






La tragédie française emprunte largement ses sujets à l'histoire, et plus précisément à l'histoire romaine, qui offre une abondante matière à la réflexion politique, conformément à la conception aristocratique du genre élaborée à la Renaissance. À tel point que les questions de politique royale s'insinuent jusque dans les sujets empruntés aux tragiques grecs, et pas seulement autour du cycle légendaire de Troie, d'origine épique, ou de la geste royale des Labdacides à Thèbes : Racine introduit dans le mythe de Phèdre, qui met en jeu des relations essentiellement intra-personnelles, une rivalité successorale complexe qui sert de déclencheur à la tragédie. Le fait nous avertit qu'en retour une matière historique proprement politique peut être investie par l'imaginaire mythique, en particulier chez un poète tel que Racine, que l'on sait par ailleurs réceptif aux prestiges de la fable antique. C'est ce qui se vérifie sur les tragédies de politique romaine, tirées des historiens latins Tacite et Suétone, que sont Britannicus et Bérénice, que leur sujet, original ou repensé de façon personnelle, préserve d'un parasitage par la tradition du genre.

    Encore convient-il de se déprendre de l'opposition facile politique prise au sens de réalisme politique versus imaginaire tourné vers le mythe. C'est une position que j'ai moi-même naguère soutenue en prétendant que chez Racine "la thématique politique [...] ressortit à la superstructure de la tragédie, à une problématique de surface qui relève de l'héritage de la tragédie à la française, traditionnellement conçue comme une illustration, à l'intention des souverains, des problèmes de gouvernement relatifs à la cité [1]". En somme, dans cette perspective l'enjeu politique ne serait rien d'autre qu'un support permettant la mise en place, de la part d'un praticien fidèle à la lettre d'Aristote, des archétypes de violence intra-familiale entre "personnes qui entretiennent entre eux des relations d'alliance, de haine ou d'indifférence" tels qu'ils sont recommandés par la Poétique (chap. 14). Or, dans le même colloque de Sorbonne Alain Viala soulignait au contraire la constance avec laquelle Racine semblait poursuivre de pièce en pièce dans ses tragédies historiques comme un programme de réflexion politique, d'inspiration machiavélienne, sur les vertus et les dangers de la condition royale [2]. Aussi ai-je fait sur ce point amende honorable en reprenant, lors d'un colloque londonien en 1999 précisément animé par Viala, la question des rapports entre "Histoire et mythe [3]" : de cette mise au point il ressort qu'en fait d'opposition ou de juxtaposition la politique doit être considérée comme le lieu de l'investissement par l'imaginaire, l'objet d'un approfondissement essentiel analogue en son genre à la transmutation bien connue de l'amour galant en passion tragique. Contrairement à l'axiome de Péguy, selon lequel "tout commence en mystique, et finit en politique", chez Racine la politique finit en mystique, mystique monarchique s'entend.

    Peut-être n'a-t-on pas suffisamment remarqué l'importance du climat religieux qui dans Britannicus et Bérénice entoure l'évocation du pouvoir impérial romain, qui se confond avec l'imaginaire monarchique particulier aux mentalités et aux tragédies du siècle de Louis XIV qu'il suffise ici de mentionner la gloire rayonnante émanant du roi franc Mérovée dans Attila de Corneille, ou de l'Alexandre de Racine lui-même dans la tragédie du même nom. L'évocation du culte royal n'est pas simple ornementation verbale rehaussant la dignité du genre tragique, qui ressortirait de l'elocutio, elle met en place le cadre réel constitutif de chacune des pièces. Bérénice en effet se déroule sur fond de "fête" (v. 252), celle de l'avènement de Titus "Vespasien est mort, et Titus est le maître" (v. 248) , qui s'accompagne de manifestations religieuses : tandis qu'on voit "le peuple de fleurs couronner ses images" (v. 300), les "voeux pour Titus" prennent forme de "sacrifices" aux dieux qui "De son règne naissant célèbre [nt] les prémices" (v. 320). L'hommage rendu à ses statues est lui-même un rite sacré, comme le rappelle à l'acte IV encore la conjonction du geste personnel et du rituel collectif :
    Tous les temples ouverts fument en votre nom :
    Et le peuple, élevant vos vertus jusqu'aux nues,
    Va partout de lauriers couronner vos statues. (IV, 6, v. 1222-1224)

    Il y a là l'amorce d'un processus de divinisation populaire à mettre en rapport avec la cérémonie nocturne de l'apothéose de Vespasien, décrite avec l'enthousiasme que l'on sait par Bérénice, et qui a officiellement élevé l'empereur défunt, par crémation de son enveloppe mortelle, au rang des dieux. La reine n'a pas été seule sensible à "l'éclat" numineux dont dans la nuit Titus a rayonné sur son
[...] peuple, cette armée,
    Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
    Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat. (I, 5, v. 304-306)

    Britannicus pour sa part suppose comme une évidence l'éclat solaire attaché par nature à la fonction impériale. C'est ainsi que le jeune Néron est auréolé de "l'éclat dont [il] brille" (v. 450), et dont on ne peut même "de loin soutenir la clarté" (v. 617), qui est promesse pour lui de "jours toujours sereins" (v. 650). Racine souligne ici plus particulièrement le pouvoir d'attraction de sa personne, véritable foyer lumineux de l'empire dont il est "de ce grand corps l'âme toute puissante" (v. 96) : les rois satellites gravitent autour de sa personne "dans l'éblouissement de sa gloire" "au nom de l'univers" (v. 101-102), tandis que d'après Narcisse Junie devrait subir comme tout autre femme la fascination du moindre de ses regards (v. 973 et 1550).

    Comment dans ce contexte ne pas songer au culte du Roi Soleil érigé en système de gouvernement dès sa prise de pouvoir à la mort de Mazarin, tel que l'expose l'emblématique astrale du grand Carrousel de 1662, conçue autour du roi en soleil avec sa devise Nec pluribus impar, la reine ayant quant à elle pour emblème la lune accompagnant le soleil, et le dauphin "l'étoile du matin qui seule brille en présence du Soleil monté sur son char" ? La tragédie politique classique ne s'entendrait pas dissociée de l'imaginaire monarchique contemporain.

    Cet imaginaire commun aux contemporains du Grand Siècle est chez Racine le point de départ d'un approfondissement personnel qui sous-tend aussi bien la problématique politique que la structure dramatique de ses tragédies.

    Il est remarquable en effet que le dramaturge élise systématiquement une situation de crise successorale, neuve ou encore mal résolue, propre à rappeler les valeurs fondamentales du système monarchique, puisqu'il s'agit à chaque fois dans nos deux tragédies, plus que d'une contestation extérieure de la personne du nouveau monarque car la contestation verbale du pouvoir de Néron par Britannicus constitue un fil marginal dans l'intrigue , d'une initiation intime à l'empire vécue par l'élu lui-même. Il y a beau temps que Marc Fumaroli a remarqué que la conception rhétorique de la tragédie héritée de l'humanisme renaissant, en privilégiant le débat d'idées pro et contra, avait naturellement sécrété au siècle suivant un schème dynamique d'initiation dans lequel le héros est appelé à élire, devant deux voies possibles entre lesquelles il hésite, une figure de soi définitive, une persona désormais constitutive de sa personnalité [4]. S'agissant de personnages de condition royale, cette initiation prend naturellement forme d'initiation à la royauté, manquée dans le cas du Cosroès de Rotrou, où Syroès devenu roi à son corps défendant ne réussit pas à surmonter les sentiments privés de respect filial pour son père détrôné, mais réussie du moins en esprit pour l'Oropaste de Boyer, usurpateur qui sublime son défaut de légitimité pour se sentir littéralement investi par le caractère sacré de la royauté [5]. Mais tandis que dans le cas de ces deux personnages la problématique politique tourne surtout sur la reconnaisance publique d'un pouvoir obtenu à la suite d'un complot, chez Racine l'enjeu central de la tragédie réside dans la quête de son identité royale par l'empereur légitime lui-même. Ainsi, de simple problème de conduite politique l'initiation dynastique se convertit en confrontation avec la mystique de la royauté.

    Cette problématique est amorcée en creux dès Britannicus, dans la mesure où après deux années de règne effacé dans l'ombre d'Agrippine les conflits de Néron avec sa mère et son frère sont l'occasion pour lui de choisir enfin dans sa double ascendance masculine entre le patronage d'Auguste et celui des Domitius, autrement dit entre la vertu héroïque dégagée de l'emprise féminine telle que la rêve un Burrhus et la pente glissante du caprice et du vice tyranniques subtilement insinuée par Narcisse. Pour le premier, puisque
[...] enfin Néron naissant
    A toutes les vertus d'Auguste vieillissant (I, 1),

    pourquoi "n'ose-t-il être Auguste, et César que de nom" (I, 2), tandis que le modèle augustéen est dépeint par l'autre comme un carcan imposé par calcul pour le maintenir sous tutelle, dont il escompte qu'en s'en affranchissant le prince cèdera vite, conformément aux craintes d'Agrippine, à
    Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage (I, 1)
     et cela non sans raison puisqu'au dénouement qui, après son crime, laisse Néron égaré en proie à une crise de mélancolie suicidaire qui lui représente comme un vivant reproche l'image de la statue d'Auguste symboliquement enlacée par Junie. L'élection du nom tutélaire d'un ancêtre qui sculpte la figure encore indécise du prince est emblématique du règne à jamais.

    Racine est sensible à cette fonction d'investiture du nom, dont celui de Néron à son tour a pris pour la postérité valeur d'archétype : "Je croyais, dit la première préface, que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que cruel." Dans sa Poétique Aristote avait rappelé qu'à la différence de l'histoire, vouée à l'anecdote, le général "est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages" (51b11), proposition ainsi détournée par Racine dans une glose en marge de son exemplaire : "la poésie jetant son idée sur les noms qui lui plaisent, c'est-à-dire empruntant les noms de tels ou tels pour les faire agir ou parler selon son idée [6]" ou l'idée que s'en fait le public. Telle est en effet sur le dramaturge l'emprise des archétypes de l'imaginaire que ce modèle préside à l'invention de sa persona par le prince, comme l'adhésion idéologique à un nom qui l'inscrit mystiquement dans la lignée royale de son choix. Au demeurant, la difficulté de l'initiation monarchique signale l'impuissance caractéristique des héros raciniens de la génération des héritiers, tels Pyrrhus et Hippolyte, à assumer d'emblée l'imago paternelle qui se propose à eux en modèle, celle d'Achille ou de Thésée.

    Titus, aux yeux de qui Néron fait figure d'anti-modèle, offre quant à lui l'exemple d'une adhésion volontariste, mais non moins tragique, à la mystique de la fonction royale, symbolisée par son père Vespasien :
    Mais à peine le Ciel eut rappelé mon père,
    Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
    De mon aimable erreur je fus déabusé :
    Je sentis le fardeau qui m'était imposé. (II, 2)

    À la différence de Néron, le contact physique immédiat avec la dépouille paternelle donne lieu ici à la transmission directe de l'esprit du principat du mort au vivant qu'atteste par ailleurs le cri proféré aux funérailles des rois : "Le roi est mort, vive le roi !" Les discussions politiques ultérieures avec Paulin, qui incarne la voix de Rome, ne feront que confirmer rationnellement aux yeux de Titus la leçon d'une expérience ineffable préalable, dont il reconnaîtra encore l'inspiration sacrée dans le concours de peuple providentiel qui l'entraîne malgré lui vers le Sénat au terme de l'acte IV, en vertu de l'adage "vox populi, vox dei" :
    Je vous entends, grands Dieux ! Vous voulez rassurer
    Ce coeur que vous voyez tout prêt à s'égarer. (IV, 8, v. 1245-1246)

    En somme, à l'instar des imagines de cire des ancêtres morts promenées en procession à Rome, mais aussi de l'effigie royale, mannequin d'osier et de cire, exposée encore aux funérailles d'Henri IV, le masque mortuaire de Vespasien a en quelque sorte glissé sur les épaules de son fils pour lui imposer sa nouvelle persona d'empereur, au détriment de sa personne privée, profane, conformément à l'idéologie des deux corps du roi. Tandis que Néron reste confiné dans "son particulier et dans sa famille" comme le signale Racine dans la première préface de Britannicus, il s'agit pour Titus de renoncer à son "cabinet" particulier, lieu de ses amours privées, pour se conformer à son rôle public d'empereur. L'enjeu de la tragédie est précisément pour lui d'assumer cette déchirure douloureuse en dépouillant en lui le vieil homme. Les considérations de politique républicaine sur l'impossibilité du mariage avec une reine s'entent, pour l'amplifier et lui donner corps, sur une conversion intérieure proprement mystique, indicible, irreprésentable et à ce titre rejetée dans l'avant-texte, dont Racine ne peut que suggérer un analogon par le récit extasié de l'apothéose de l'empereur défunt, qui transmet son aura à son successeur.

    Cette mystique politique ne fait pas que sous-tendre la problématique des deux tragédies, elle commande également la structure de l'intrigue. On sait en effet que la publication de cette métamorphose intime de Titus scande le mouvement dramatique de Bérénice, au fil des faux-fuyants de l'empereur longtemps incapable de parler en empereur devant sa reine, interdit et quasiment aphasique
     Rome... L'Empire...
     Hé bien ? - Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire , (II, 4, v. 623-624)
    ou recourant vainement à l'organe d'un tiers, Antiochus, pour expliquer sa décision (acte III), tandis que lui-même au Sénat ne reconnaîtra pas la voix, celle de Vespasien, qui s'est officiellement exprimée par sa bouche (V, 6, v. 1375-1378). Autant d'atermoiements qui soutiennent une tragédie faite de rien, la matière d'une scène selon l'abbé de Villars : l'énonciation, et la prise en charge qu'elle implique, d'une métamorphose intime subite qui relègue au second plan le jeu politique habituel à la tragédie, et annule les rivalités politico-amoureuses y afférant.

    En raison de l'incapacité foncière de Néron et, partant, de l'importance dans la pièce des menées politiques dont Agrippine est l'inspiratrice, Britannicus ne participe que métaphoriquement de la mystique monarchique, tant il est vrai que l'empereur apparaît comme un faux soleil, "de sa grandeur [...] enivré" et "lui-même ébloui de sa gloire" (v. 98 et 100), qui à tort "croit éblouir vos yeux [ceux de Junie] de sa splendeur" (v. 1550). Il est bien plutôt un soleil noir empli d'" une malice noire" (v. 1600), enclin dans un palais à la pénombre inquiétante aux manoeuvres obliques nocturnes, enlèvement de Junie, empoisonnement de Britannicus :
    Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
    Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux. (v. 712-713)
    Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit. (v. 1606)

    Dans ces conditions la perversion de la mystique monarchique se donne à lire par voie métaphorique, comme dans les programmes iconographiques des fêtes royales, à travers la compétition entre ce soleil falot erratique et une Agrippine insatisfaite du statut de satellite lunaire que lui assigne sa condition de douairière, et qui entend que Néron continue de lui "renvoyer" les voeux d'une cour qui l'adore (v. 91-92), afin d'influer, quoique nominalement "sujette à [son] pouvoir", "derrière un voile invisible et présente" (v. 95) sur les délibérations du Sénat. Le dynamisme de la tragédie provient du mouvement perpétuel de course poursuite entre ces deux astres maudits, jusqu'à l'inattendu "Tu peux sortir" lancé finalement par Agrippine en V, 6 : l'empereur brûle désormais de "s'affranchir de cette dépendance" (v. 507) en la fuyant partout, dans l'espoir "qu'elle [l']évite autant qu' [il] la fuit" (v. 510), tandis qu'elle s'obstine dans sa volonté de captation dénaturée en "le poursuiv [ant] d'autant plus qu'il [l']évite" (v. 123). Dans ce monde renversé exposé au chaos, le seul point fixe est Junie, pôle discrètement lumineux étranger au violent clair obscur caravagesque que lui impose Néron, mais légitimé par "le sang de [ses] aïeux qui brille" en elle (v. 228) : par un retournement paradoxal mais fatal, l'empereur se voit lui-même soumis à son attraction solaire : loin d'elle il se sent "relégué", "exclu" (v. 545-546) du coeur de l'univers, alors même que son rival, qui aspire constamment au seul "bonheur [de se] rapprocher [d'elle]" (v. 1540), s'inscrit spontanément dans son orbite. Chez un authentique poète tel que Racine la métaphore, qui permet de dépasser le réalisme simplement politique pour accéder aux arcanes du pouvoir monarchique, relève plus de l'inventio que de l'elocutio, quoi qu'on dise, et cela en parfaite conformité avec la leçon d'Aristote, dont la Poétique recommandait "d'éviter la banalité et la platitude" par le "mélange" bien tempéré du nom rare et de la métaphore, soulignant que "s'il est important d'utiliser de la manière qui convient [...] les noms doubles et les noms rares notamment, il est plus important encore, et de beaucoup, de savoir créer des métaphores [...] : créer de bonnes métaphores, c'est observer les ressemblances" (1458a-1459a). Avec Racine, les noms deviennent la métaphore du pouvoir saisi dans son essence.

    La tendance actuelle de la critique dramatique en Sorbonne, comme l'a montré jusqu'à l'excès le programme du colloque racinien d'Ile de France en mai 1999 [7], est de privilégier le poéticien à l'exclusion du poète, par réaction peut-être contre la réduction naguère convenue de ce théâtre à un pur lyrisme poétique. Mais par delà le fonctionnalisme structural de la mécanique tragique, la poésie dramatique, par laquelle l'imaginaire verbal s'investit en imagination scénique, est au contraire l'instrument d'un approfondissement de la thématique positive, politique au premier chef, dans son rapport primordial avec les archétypes de la psyché touchant au principe mystérieux, d'essence quasi magique, de la royauté. Par là, dans la tragédie l'intronisation royale se perpétue dans son caractère primitif de rituel sacré révélateur de l'esprit de la monarchie. C'est pourquoi, autant qu'en rapport avec Aristote ou d'Aubignac, il serait opportun de replacer notre dramaturge dans le droit fil de la poésie renaissante et baroque dont sa sensibilité, tout en la filtrant, est si manifestement imprégnée, qu'il s'agisse de la conception par voie d'images des matrices dramatiques, de l'homologie première entre microcosme et macrocosme qu'implique, comme dans tel dizain de la Délie de Maurice Scève (CXLI), la métaphore astrale consubstantielle à la royauté, ou de l'investissement de la personne, comme chez les primitifs, par le masque d'un grand ancêtre défunt.

    Or, en ce XVIIe siècle qui vit la laïcisation de la pensée et de la pratique politiques, la diffusion de l'idéologie monarchique absolutiste depuis la Renaissance réactive, sous une forme rationalisée, des croyances ancestrales relatives à la transmission directe de l'esprit de la monarchie du monarque mourant à son héritier, par une opération mystérieuse transcrite dans le vocabulaire de la magie. Dans son Traité des offices encore réédité en 1666 le juriste Charles Loyseau rappelle "la première maxime de notre droit français" en matière de succession, "que le mort saisit le vif", ce qui autorise un Jean Bodin, premier en 1583 à formuler la théorie du nouveau droit monarchique, à proclamer qu'" il est certain que le roi ne meurt jamais, comme l'on dit, ains sitôt que l'on est décédé, le plus proche mâle de son estoc est saisi du royaume et en possession d'icelui auparavant qu'il soit couronné [8]". Or Louis XIV lui-même, dans ses Mémoires pour l'année 1661, dictés en 1666-1667, ne s'exclame-t-il pas à propos de sa prise du pouvoir : "Je me sentis comme élever l'esprit et le courage, je me trouvai tout autre, et je me reprochai avec joie de l'avoir trop longtemps ignoré."

    La bipartition et la coexistence dans Britannicus et Bérénice d'un réalisme politique d'origine machiavélienne et, à un niveau plus secret, d'une véritable foi monarchique d'inspiration absolutiste, coïncident avec le changement radical de régime politique qu'inaugure le règne personnel du Roi Soleil, qui frappe d'obsolescence le pur débat d'idées propre à la tragédie civique de l'époque Louis XIII. Ce qui n'était pas pour déplaire au dramaturge, lui qui de son côté, sous la simplicité lisse d'une dramaturgie soumise au principe de vraisemblance, aspirait à restituer sur la scène française quelque chose du climat irrationnel dans lequel baigne la tragédie grecque, de l'esprit d'Hector évoqué par Andromaque sur son cénotaphe à Thésée, présenté en revenant inspirant une terreur panique à son entourage, et à l'authentique liturgie funèbre célébrée par une Phèdre aux portes de la mort en attendant les tragédies bibliques d'Esther et d'Athalie, dans lesquelles toutefois la mystique politique cède le pas à un providentialisme proprement religieux pour lequel les rois ne sont plus que des instruments dans la main de Dieu.


    Christine DELMAS


NOTES


[1] Chr. Delmas, "Stratégie de l'invention chez Racine", Littératures classiques n° 26, 1996, p. 44. Repris dans le recueil Mythe et Histoire dans le théâtre classique, Hommage à Christian Delmas, F. Népote et J.-Ph. Grosperrin éd., Toulouse, SLC, diffusion Champion, 2002, p. 120-121.
[2] Alain Viala, "Péril, conseil et secret d'État dans les tragédies romaines de Racine : Racine et Machiavel", Littératures classiques n° 26, 1996.
[3] Chr. Delmas, "Histoire et Mythe chez Racine", dans Racine et l'Histoire, M.-Cl. Canova-Green et A. Viala éd., Tübingen, G. Narr, "Biblio 17", 2004. Repris dans le recueil cité en Hommage à Christian Delmas. On trouvera dans ce même volume, pour les cas de Britannicus et Bérénice ici envisagés, des analyses plus développées reprises de mes communications de Manchester en avril 1987 et de Nice en mai 1999 : "Bérénice comme rituel" et "Néron soleil noir".
[4] M. Fumaroli, "Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie classique", Revue d'Histoire du Théâtre, 1972-3, p. 246. Repris dans Héros et Orateurs, Genève, Droz, 1990.
[5] Voir mes éditions de Cosroès, dans Rotrou, Théâtre complet, t. 4, Paris, STFM, 2001, et d'Oropaste ou le faux Tonaxare, Genève, Droz, 1990 (en collaboration avec G. Forestier).
[6] Extraits de la Poétique d'Aristote, dans Racine, OEuvres complètes, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", vol. II, 1952, p. 924.
[7] Jean Racine, 1699-1999, G. Declercq et M. Rosellini éd., Paris, PUF, 2003.
[8] Cité par R. E Giesey, Le Roi ne meurt jamais, Paris, Flammarion, 1987, p. 270-271.