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UNE COMPLICITÉ DE QUARANTE ANS - JEAN CONTRUCCI






Il en va des amitiés comme de certaines histoires d'amour : elles débutent mal, mais c'est pour mieux se rétablir et ce sont souvent les plus durables.

    La nôtre, à Roger et à moi, commença par un désastre.
    "Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître...", comme dit la chanson. On y passait des licences de Lettres "à certificats". J'étais d'un côté de la table d'examen, Roger Duchêne de l'autre. Autant dire chacun d'un côté du mur. On s'observait en silence. Un silence qui ne présageait rien de bon. C'était la première fois que je le voyais. Et pour cause ! Personne à la Faculté des Lettres d'Aix ne le connaissait encore, il ne rejoindrait officiellement son poste qu'à la rentrée universitaire et nous étions en juin. Il avait été commis d'office pour faire passer les oraux de littérature, par le professeur responsable d'un programme dont il n'avait pas assuré le quart. Comme il se doit, il avait demandé au "petit nouveau" d'interroger les candidats uniquement sur la partie qu'il n'avait pas traitée : La tragédie avant Corneille (vaste programme et terre à découvrir !).

    Mais cela, je ne devais l'apprendre que bien plus tard. De la bouche même de l'examinateur...

    Or, celui-ci venait de faire sous mes yeux une chose épouvantable pour un candidat qui s'apprête à plancher : coller, avec un zéro à la clef, l'ami avec qui nous avions préparé nos révisions d'oral. Il faut dire, à la décharge de l'examinateur (encore) néophyte, que l'ami en question au lieu de tenter de donner le change, lui avait déclaré tout de go : "On ne l'a pas traité en cours, je ne sais rien."

    Le couperet était tombé. Et le ciel sur ma tête. J'allais subir le même sort. Alors, je fis une chose déraisonnable, mais qui devait s'avérer payante. Je sortis de la salle pour aller illico passer le plus rapidement possible toutes les autres épreuves orales du certificat de littérature française, me réservant de me représenter devant l'exécuteur de mon camarade à l'ultime minute, juste avant qu'il ne ferme boutique. Entre temps, je me ruai à la B.U et ingurgitai tout ce que pouvait contenir ma cervelle sur la question maudite du théâtre pré-cornélien.

    J'entrai dans l'arène à 15h. 45, quinze minutes avant le coup de gong final des épreuves, avec la tête du gladiateur qui sait que Caesar ne lèvera pas le pouce s'il faillit. J'étais le dernier candidat. Je tirai la question comme on appuie sur le détonateur d'une bombe sur laquelle on est assis : "Quelques pièces à succès avant Corneille."

    Je n'ai pas le moindre souvenir de ce que j'ai pu raconter. Je dus prononcer des titres de tragédie dont je n'avais jamais lu le premier vers, des noms d'auteurs dont j'ignorais jusqu'à l'existence quelques heures auparavant et me lançai dans une comparaison aventureuse "avant" et "après" le séisme du Cid sans être certain qu'il y en eût un.

    Roger m'écoutait dans un silence neutre, mais plutôt bienveillant. Il faut croire que ce que je lui dis lui suffit, puisque j'eus mon certificat.

    J'ignorais, lors de cet épisode calamiteux, que débutaient quarante années d'une amitié complice. Comment eus-je pu l'imaginer ? Pas plus que Roger lui-même, d'ailleurs. Mais elle me valut, cette amitié, lorsque plus tard je rapportais à l'intéressé les péripéties de cette folle journée, cette étonnante confidence : "Moi aussi, sur la question, je n'avais que de très vagues notions. A l'époque j'en savais à peine plus que vous-même, car on m'avait jeté dans l'arène sans m'avoir prévenu à l'avance du programme sur lequel porteraient mes interrogations. En vérité, ce jour-là, j'attendais que vous m'appreniez quelque chose !"

    Il faut croire que j'ai donné suffisamment le change pour que le professeur Duchêne ait eu ce jour-là, l'impression d'apprendre quelque chose de moi sur le XVIIème siècle ! Ou alors, il aura eu pitié de mon état et aura apprécié en connaisseur de Molière la farce pitoyable que je lui jouais pour le séduire.

    Toujours est-il que tout part de là. Je ne suis pas devenu le "cher collègue" de Roger Duchêne et pourtant je l'ai fréquenté plus assidûment et plus amicalement que bien de ses condisciples ou pairs universitaires. J'ai bifurqué vers le journalisme, mais cet homme de communication m'a rattrapé par le bras. J'ai pu mesurer non seulement ses incroyables capacités de travail et d'initiatives, son dynamisme foncier, mais aussi le souffle de vie qu'il savait faire lever sur tout ce qu'il entreprenait à propos de son cher XVIIème siècle. Il ne se contentait pas d'être celui qui le connaissait le mieux, il voulait faire partager son savoir et ses découvertes. Pour cela, il fit de Marseille la capitale des dixseptièmistes avec la création du CMR 17, et fit tirer de l'oubli des partitions oubliées de Lully, de Campra, de Mouret pour les donner à entendre.

    Enfin, il parsema sa belle carrière universitaire de maîtres-livres qui ont rendu plus familier et surtout plus vivants des auteurs qui avaient parfois plombé nos années de lycées, dont il savait comme personne mettre en lumière la modernité. Je pense non seulement à sa chère Sévigné - la seule rivale de Jacqueline Duchêne - mais plus précisément à Molière à La Fontaine, Ninon de Lenclos, Mme de La Fayette ou Bussy-Rabutin qui passionna aussi bien Roger que Jacqueline.

    Et puis, vint, pour moi, une sorte de consécration quand l'historien de Marseille qui côtoyait le dixseptièmiste chez Roger, m'appela auprès de lui pour collaborer à ce grand oeuvre qu'aura constitué le Marseille, 2600 ans d'histoire, paru chez Fayard en 1999. Non qu'il n'eût pu le mener à bien tout seul  on connaît ses capacités - mais pour lui permettre de l'achever à temps et célébrer le 26ème centenaire de la fondation de la doyenne des villes françaises. En me chargeant de l'époque contemporaine, je lui permettais de livrer à la date fixée les huit-cent soixante-deux pages de la plus longue histoire de France, dont il rédigea seul les cinq-cents quarante-trois premières !

    Il voulut que nos deux noms cohabitassent sur la couverture, mais c'est son oeuvre. Je ne fus que son collaborateur. "C'est un livre pour les trente prochaines années" me disait-il quand nous eûmes écrit le mot fin. Je le vérifie chaque jour. Pas une signature où quelque lecteur ne vienne me dire que c'est pour eux l'ouvrage de référence et pour longtemps.

    J'espère que là où il est, Roger entend ces mots qui constituent l'hommage posthume mérité à son oeuvre dont je demeure le témoin survivant avec tous ceux qui l'ont aimé.

    Jean CONTRUCCI