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AMATEURISME LITTÉRAIRE ET VÉRITÉ SUR SOI - JEAN GARAPON






Amateurisme littéraire et vérité sur soi, de Marguerite de Valois au cardinal de Retz

    S'il est un lieu commun de l'écriture des mémoires aristocratiques à l'âge classique [1], c'est bien celui, mille fois proclamé, du refus de la littérature et du métier d'écrivain [2]. Il y a là comme un mot de passe entre initiés, la revendication d'une affiliation particulière, et une clé de lecture. Tout se passe comme si le mémorialiste franchissait pour une exception unique, et en l'assortissant de mille excuses et affirmations d'ingénuité, la frontière d'un monde qui lui est radicalement étranger, celui de la littérature, pour un périple qui conservera sa nature propre, celle d'un récit de vie neuf à lui-même, aimanté par une intransigeante exigence de vérité.

    Pareille proclamation d'innocence littéraire revêt la valeur, sous la plume de l'auteur, d'un véritable rite du seuil, et conditionne le plaisir du lecteur qui peut ainsi goûter de façon durable un contact rafraîchissant avec la vérité, recueillie d'une plume sûre. De très nombreuses raisons favorisent pareil refus de la littérature qui appelle à n'en pas douter examen critique, sans être pour autant simple artifice rhétorique. Raisons sociales d'abord : l'entrée en littérature, pour un membre de l'aristocratie au XVIIème siècle par exemple, entraînerait dérogeance, et l'amateurisme proclamé de cette famille de textes ne souffre pas exception. Raisons liées ensuite à la diffusion prévue des récits, toujours confidentielle et réservée au moins de façon avouée à un lecteur unique, le dédicataire, ou à un groupe connu de l'auteur, et restreint ; les mémoires entendent ainsi demeurer manuscrits, diffusés auprès d'un public trié sur le volet, et toujours en circuit fermé. Raisons d'existence aussi : l'écriture du mémorialiste est une écriture de l'isolement, volontaire ou subi ; elle implique un décalage avec l'actualité littéraire immédiate, voire une indifférence au temps présent et à ses modes qui participe à sa puissance de séduction, et doit se traduire en termes esthétiques. En profondeur cependant, la solitude, tout comme le refus de la publication, peuvent à l'occasion exercer une influence inverse, et rendre secrètement à la littérature une écriture qui se proclame pourtant indépendante de celle-ci : de telles conditions de rédaction en effet (solitude, écriture du secret, comme dit un critique récent [3]), prédisposent à une libération de l'imaginaire, permettent au mémorialiste de recréer à son gré un passé personnel selon une mythologie que ne vient contredire (et pour cause, vu la rareté des témoins des faits, et le petit nombre des destinataires du texte) aucun rappel indiscret de personne à l'historicité des faits.

    C'est sur deux exemples de cette écriture paradoxale, écriture décalée, écriture de l'ailleurs, indifférente à la littérature et en définitive très littéraire, que je voudrais faire porter mon analyse, l'exemple des Mémoires de la Reine Marguerite de Valois [4], et celui des Mémoires de Retz [5], mémoires royaux ou aristocratiques qui entretiennent plus d'une parenté, et affirment chacun à leur façon un très fécond refus de la littérature publiée, refus exemplaire pour une tradition. Deux récits ou l'amateurisme, proclamé et rappelé, reflètent en premier lieu une conscience orgueilleuse de soi, étrangère à la littérature et à ses patientes disciplines, à son pédantisme, à ses soumissions multiples. La désinvolture dans la conduite dit de façon fondamentale l'appartenance de l'auteur, par le sang et par l'action, à l'ordre inaccessible au commun des mortels des premiers rôles de l'Histoire. Dans un autre sens, et au sein du grand débat entre honnêteté et pédantisme qui agite la littérature à la suite de Montaigne, ces textes font à leur façon fructifier l'héritage esthétique des Essais. L'amateurisme y apparaît comme un refus de la littérature entendue comme pratique savante et rigide dans ses formes, et simultanément, comme une recherche très originale et neuve, privilégiant la grâce de la variété, la pratique d'une écriture improvisée, à fleur d'existence, qui trouve dans le récit d'une vie une occasion privilégiée de pratiquer ce que l'on pourrait appeler les "exercices de styles" d'un mondain cultivé. Ces mémoires, avec leurs nombreuses inflexions vers des genres littéraires ou des inspirations variés, ouvrent sans trop le savoir des domaines nouveaux pour la création. D'un autre côté, au-delà des éclairages contrastés offerts sur une vie, et jouant du clavier des genres, ils ne peuvent oublier l'impératif de vérité sur soi, consubstantiel à leur entreprise. Il y a donc un lien entre l'amateurisme du projet du mémorialiste, son refus d'une littérature contraignante et rigide, et l'utilisation souple de la palette des genres au profit d'un autoportrait progressif qui, au travers de vérités successives, choisies, ou simplement observées, approche peu à peu pour nous le plus profond d'un être.

    Commençons par le premier de ces textes, ces Mémoires de Marguerite de Valois, écrits vers 1600 par la reine recluse depuis de longues années à Usson, en Auvergne, publiés pour la première fois en 1628, et unanimement salués, de Pellisson à Huet [6], comme un modèle de réussite littéraire. Le jugement tient du paradoxe, si l'on découvre le début de ce texte, tout entier de refus de la littérature et animé par un sens scrupuleux du vrai : il présente l'entreprise de la reine Marguerite comme une réponse à l'Eloge dithyrambique et souvent erroné sur le fond que Brantôme, son ami d'enfance, vient de publier à son sujet dans ses Dames illustres. A un texte purement littéraire et disqualifié par sa convention, la mémorialiste va répondre par la force nue d'un témoignage vrai, dont la véracité se trouve attestée par la véracité d'une forme sans nul apprêt : "Je tracerai mes mémoires, à qui je ne donnerai un plus glorieux nom, quoiqu'ils méritassent le nom d'histoire, pour la vérité qui y est contenue nuement et sans ornement aucun, ne m'en estimant pas capable, et n'en ayant aucunement le loisir [7]". Plus loin, la mémorialiste compare cette "oeuvre d'une après-dînée" à de "petits ours", marchant "en masse lourde et informe". Récit d'amateur donc, jeté avec négligence sur le papier, et remis avec une feinte humilité à un homme de lettres professionnel pour qu'il en fasse une oeuvre accomplie, ce que Brantôme, et pour cause, s'est bien gardé de faire. Tel quel en effet, ce récit d'apparence humble, et d'esthétique informulée, mais qui servira de modèle pour l'avenir présente des caractéristiques très générales : élégance sobre du style, discontinuité des scènes, qui autorise des infléchissements variés vers des genres différents, présence en arrière-plan d'une culture humaniste très sûre qui élargit les perspectives, familiarité fréquente du ton tranchant avec la prose guindée de Brantôme [8].

    La narratrice assure que son récit peut faire concurrence à l'histoire humaniste : sans oublier ce genre, elle n'en adopte nullement la monotone régularité, la richesse d'ornements rhétoriques, la largeur de champ. Nous partageons en revanche l'expérience d'une conscience plongeant dans le merveilleux de sa mémoire, et offrant ses souvenirs au lecteur sous les formes très diversifiées de la culture mondaine, essentiellement culture de fiction ; le texte tranche aussi, par la vivacité de son rythme, avec le souci d'exhaustivité narrative que l'on rencontre chez les hommes de guerre et diplomates mémorialistes tout au long du XVIème siècle. Il privilégie au contraire les scènes, au sens théâtral du terme, qui accordent le premier rôle à l'héroïne, mettent en valeur, dans une perspective discrète d'apologie, la fidélité qu'elle a maintenue dans les circonstances les plus dramatiques, à ses frères Charles IX et Henri III, à sa mère Catherine de Médicis, à son mari enfin le futur Henri IV. Une suite de scènes très diverses, mais fédérées par la présence d'un personnage central, enrichies d'anecdotes et de jugements, imposant peu à peu une image héroïque de sa personne, c'est en somme la structure des Vies des Hommes illustres de Plutarque, traduites par Amyot, dont on sait qu'il avait été le familier de la cour des Valois. De façon générale, les Vies de Plutarque, lues comme des romans, apparaissent comme un des modèles les plus constants des Mémoires jusques à la Révolution (il suffit de penser à Campion, ou à Retz, aux générations suivantes) : Marguerite de Valois inaugure cette tradition. Sans nul pédantisme d'auteur  on sent ici la leçon de Montaigne et plus en amont, du Livre du Courtisan de Castiglione - elle reprend la structure très générale des biographies de Plutarque qu'elle associe à d'autres influences. Le plus souvent, au début de l'oeuvre, c'est l'influence de l'histoire romaine (on sait que Marguerite connaissait le latin), non celle de Tite-Live, mais celle de Tacite, peintre du huis-clos étouffant de la cour de Rome, de la violence criminelle des princes [9]. La mémorialiste se souvient à n'en pas douter des Annales de Tacite dans l'évocation de ses démêlés avec sa mère et son frère : le Louvre sous sa plume évoque clairement le palais de Néron, avec ses pièges pour l'innocence persécutée, ses traîtrises, son odeur de mort. Parfois, pour solenniser un moment-clé d'une vie, intervient un discours humaniste, placé par exemple dans la bouche du futur Henri III proposant à sa jeune soeur de devenir son alliée et lui révélant par là même l'ambition politique. De l'histoire humaniste, ou de la tragédie, Marguerite de Valois conserve un goût marqué pour les sentences politiques et morales, si fréquentes chez Tacite ou Robert Garnier ("A la cour, l'adversité est toujours seule, comme la prospérité est accompagnée [10]", écrit-elle par exemple). Moderne héroïque de Plutarque, elle revoit également sa vie selon le filtre des romans, dans la lignée de l'Amadis de Gaule, ou des épopées italiennes à la mode chez les Valois, avec leurs aventures exaltantes mêlées de sentiment ; ce n'est pas sans raison que trois siècles plus tard, les Mémoires de cette reine inspireront l'imagination d'un Dumas. Les récits d'évasion, les voyages, la fidélité affichée à un époux inconstant, ces thèmes si présents dans le texte, semblent en effet pressentir la parenté des Mémoires avec le genre romanesque, largement exploitée dès la fin du XVIIème siècle.

    Au-delà de ces deux modèles très généraux, l'histoire sous ses diverses formes ou le roman, et dont l'effet n'est pas le même sur l'esprit du lecteur (le second adoucissant l'effet du premier, rapprochant le personnage principal de l'imaginaire du lecteur), il faudrait citer beaucoup d'autres genres qui traversent l'inspiration de la narratrice penchée sur son passé, et font de son texte un récit à enchâssements, à perpétuelles métamorphoses : je me limiterai au journal de voyage, à la nouvelle, aux formes variées de théâtre, tous genres où la mémorialiste nous offre si l'on peut dire ses gammes. Le récit de voyage, qui se répand comme l'on sait à la fin du XVIème siècle, occupe en nombre de pages plus du quart des Mémoires : c'est la longue narration du voyage aux Pays-Bas, en 1577, où Marguerite de Valois exerce ses qualités de diplomate pour le comte de son frère, le duc d'Alençon [11]. L'esthétique du mouvement, qui tranche soudain avec le statisme étouffant des scènes du Louvre, nous fait découvrir de nouvelles facettes d'une sensibilité, la curiosité pour les villes traversées et leurs habitants, une aptitude à voir et à faire voir, un goût pour la magnificence des fêtes et des spectacles, qui va jusqu'à la poésie. Au milieu du voyage, nouveau changement de registre, vers la nouvelle cette fois, avec le récit de la mort dramatique d'une dame d'honneur, Mlle de Tournon, victime de l'ingratitude de l'homme qu'elle aime [12] ; clos sur lui-même, et suivi d'une forte refléxion morale, l'épisode dans sa violence peut se lire comme une nouvelle de l'Héptaméron, de Marguerite de Navarre, ou une histoire tragique (l'auteur parle de "funeste histoire"), à la manière de celles du recueil de Boaistuau, en 1559. Quant à l'imprégnation de l'esthétique théâtrale, elle nous semble s'accentuer et se diversifier au fil des pages. Grand amateur de tragédie humaniste, et accueillant à Usson des troupes de comédiens, Marguerite de Valois souligne les dilemmes tragiques qui sont les siens lors de son mariage à la veille de la Saint-Barthélémy, avec un prince protestant, en 1572, écartelée qu'elle est entre des solidarités conjugale et dynastique, ou lorsque plus tard elle réside à Pau, reine catholique d'un pays protestant : sa solitude pathétique appelle dans les deux cas la comparaison avec celle des héroïnes de Robert Garnier [13]. Beaucoup plus fréquente est l'irruption du rire au milieu des scènes les plus noires, le goût de la pantalonnade en plein pathétique. La mémorialisste, qui goûte le mélange des genres, aime à détendre les scènes d'affrontement par de brusques effets de farce [14], et le terme de tragi-comédie, que l'on rencontre dans le texte [15], rendrait parfaitement compte de nombreuses pages des Mémoires.

    Au total, on mesure combien ce récit de non-écrivain prétendu trahit à toutes les pages, outre une vaste culture littéraire, une ambition neuve, mondaine d'esprit, et placée dans le sillage des Essais : elle consiste à jouer en amateur des genres littéraires en prose pour improviser une oeuvre confidentielle, réservée à un ou des lecteurs complices, et nourrie du merveilleux propre à une mémoire princière ; mais la confidentialité souhaitée ne doit pas tromper, et n'est au fond que convention. L'envoi du texte à Brantôme, s'il n'équivaut pas à publication, assure à terme la lecture par un public d'élite. Le récit, en réalité, joue sur les apparences ; affectant de n'être qu'un divertissement d'ordre privé, il diffuse en réalité une image du personnage central soigneusement corrigée et embellie, magnifiée en outre par l'évidente virtuosité avec laquelle l'héroïne-narratrice s'approprie souplement nombre de genres bien connus des mondains pour les faire servir à son dessein. En somme, le récit dans sa puissance de séduction, conçu comme un "fondu-enchaîné" de tons et d'inflexions successives vers des genres différents, est au service d'une apologie. Mais que pour cette raison il en prenne à son aise avec la vérité historique, qu'il pratique par exemple l'omission intéressée pout tout ce qui regarde la vie privée du personnage principal, cela ne le disqualifie pas pour autant comme témoignage historique. A coup sûr, la vérité invoquée avec tant d'insistance par la mémorialiste au début de son ouvrage, comme l'acte de baptême de son texte, appelle examen critique [16]. Elle n'est pas la véracité critique exhaustive, qui d'ailleurs n'aurait guère de sens. Elle n'est assurément pas cette vérité "contenue nuement et sans ornement aucun" qu'invoquaient les premières lignes du récit, alors que précisément celui-ci apparaît d'un bout à l'autre comme une mise en scène du moi, appelant à la rescousse nombre de genres de fiction.

    Elle demeure pour nous bel et bien vérité - autrement précieuse que celle de Brantôme - précisément pour ces travestissements révélateurs qui nous introduisent dans l'état présent d'une mémoire au moment où la reine recluse prend la plume. Que serait une mémoire conservant du passé une image totalisante, objective, immobile ? L'imaginaire de la fiction, qui a imprégné la sensibilité d'un être depuis sa naissance (quand on se souvient de la féérie de la cour des Valois), est si intimement lié à un rapport à soi, qu'il pénètre, en toute sincérité pourrait-on presque dire, le rapport de cet être à son passé. Chez Marguerite de Valois, et cela d'autant plus que le présent est disgracié, la culture de la fiction donne forme à la mémoire, lui offre ses schémas réparateurs et rêvés, gages en outre de complicité avec le lecteur. Et l'amateurisme si talentueux de ces Mémoires royaux prend en définitive valeur d'hommage à la littérature, à la puissance d'intercession et de révélation qu'offrent ses genres de fiction, à leur valeur commune d'arche de salut. Sans trop le savoir enfin (et à horizon lointain), cet amateurisme se révèle être inventeur d'une forme littéraire neuve, adaptée à des besoins nouveaux, ceux des consciences individuelles face aux prétentions du pouvoir d'Etat dans les combats pour la vérité.

    Les Mémoires de Retz, composés à partir de 1675, se situent dans le même sillage esthétique, sans pour autant imiter à proprement parler un modèle : le livre est à lui-même son propre modèle... L'amateurisme de son auteur, maintes fois affirmé dans le texte, tout à fait réel à s'en tenir aux stricts critères d'une sociologie littéraire moderne (Retz ne saurait être un écrivain de profession), nous apparaît en réalité très relatif, et renvoie à la pratique généralisée et bien connue des milieux mondains, à l'âge de ces salon-bancs d'essai littéraires où une oeuvre nouvelle se trouve comme portée par un premier public ami, lui-même rompu à l'écoute critique, à la discussion littéraire, ou entraîné sans prétention à l'écriture des petits genres. Amateurs paradoxalement en littérature, Mme de La Fayette, La Rochefoucauld, qui ne signent pas leurs oeuvres, plus enore Mme de Sévigné ou Retz, qui ne publient rien, ou à peu près rien de leur vivant. Dans le cas de Retz, nous avons de lui, non signée il est vrai, La Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, publiée en 1665, et pendant la Fronde, plusieurs mazarinades de sa main, évidemment non avouées. En revanche, l'homme qui prend la plume en 1675 à Commercy, en Lorraine, dispose, à la manière plus tard d'un Saint-Simon, d'une très vaste pratique de l'écriture et de la parole, qu'il s'agisse de correspondance, de conversation, de prédication. Depuis toujours, et mis à part les dix années de sa prison et de son exil (après 1652), il est demeuré très au fait de l'actualité littéraire, ayant été l'animateur d'un cercle d'esprit avant la Fronde, à l'Archevêché, avec des hommes de lettres comme Chapelain, Ménage, Sarrazin, un romancier comme Gomberville, avec Scarron, qui lui dédie la première partie de son Roman comique en 1651. Au retour de l'exil, il renoue bien vite avec le monde des lettres, grâce notamment à sa cousine Mme de Sévigné, et à la fréquentation du grand monde qui raffolait de ses récits de la Fronde, vrais morceaux de bravoure. C'est donc au fond un amateur suprêmement averti qui, en 1675, va entreprendre un récit faussement improvisé, en réalité depuis longtemps mûri, essayé par épisodes, et sans doute rêvé. Par son titre qui fait référence à Plutarque (La Vie du cardinal de Retz), il se présente lui aussi comme une continuation moderne des Vies, mais rédigée à la première personne et présentée à la façon d'un immense monologue offert à distance à une auditrice amie (sans doute Mme de Sévigné) dont l'auteur intègre l'attente, la sensibilité, la culture dans son récit. Là réside la trouvaille formelle décisive, sans précédent dans la littérature de mémoire, jamais imitée par la suite. Trouvaille d'amateur caractéristique d'un climat littéraire, qui greffe spontanément son oeuvre écrite sur l'élégance souple d'une conversation du grand monde, et invente pour son propre récit le naturel unique d'une parole certes théâtrale et offerte à l'admiration d'une femme, mais adoucie par une impalpable ironie, une ancienne complicité. Le récit est surplombé par ce double regard du narrateur et de sa destinataire mettant à distance les agissements du héros pour s'en enchanter, mais aussi, avec la distance temporelle, pour la goûter en sagesse.

    Dès le début, l'auteur souligne l'amateurisme de son entreprise, mais la notion évoque davantage chez lui, c'est le moins que l'on puisse dire, l'originalité radicale que l'humilité [17]. Elle renvoie à une hiérarchie des hommes et des talents qui accorde la première place aux grands acteurs de l'histoire, à ces vies extraordinaires qui ne ressortissent pas au jugement moral commun et par conséquent, dans le récit qui va suivre, ne peuvent pas davantage se plier à une esthétique commune. Le refus de la littérature renvoie ici à un au-delà inaccessible des esthétiques connues, à l'idée d'une transgression des lois habituelles du récit autorisée par la singularité de son objet. "Je vous supplie très humblement de ne pas être surprise de trouver si peu d'art et au contraire tant de désordre en toute ma narration [18]", écrit Retz à sa destinataire. C'est que son projet est en réalité hybride, récit de vie héroïque cherchant à se déployer sur un arrière-plan de grande histoire humaniste, avec ses tableaux et ses scènes, et enrichi des ornements traditionnels de celle-ci que sont les discours, les maximes et les portraits, comme chez Salluste ou Tite-Live [19]. En fait, cet assemblage trop complexe se simplifie peu à peu au fil des pages et trouve son équilibre dans le double registre d'un passé d'aventures héroïques recrée par la mémoire, qui emprunte pour ce faire à l'imaginaire des genres de fiction, et d'une vitalité d'intelligence toujours en éveil qui cherche à analyser, et fait des aventures du héros le support d'une réflexion très générale sur l'homme. En ce qui concerne le premier de ces registres (l'itinéraire personnel glorieux retrouvé par la mémoire), si le narrateur y proclame sans cesse son respect scrupuleux de la vérité, comment croire pourtant qu'une plume aussi fougueuse que la sienne puisse, à un quart de siècle de distance, reconstituer sans erreur l'enchaînement de journées aussi fertiles en intrigues que celles de la Fronde ? En réalité, fort de la complicité de la destinataire, libéré par la confidentialité d'un texte qu'à aucun moment il ne cherche à publier, et conscient de compter au nombre des derniers survivants de la Fronde, Retz s'abandonne largement à une recréation fabuleuse de lui-même [20].

    S'il avait souhaité, dans une hypothèse absurde, devenir un écrivain au sens propre, le mémorialiste aurait peut-être multiplié vérifications et précautions, et de ce fait bridé sa plume ; n'évoquant au contraire pas un instant dans ses Mémoires la moindre publication immédiate, Retz libère son imaginaire. Comme un personnage de roman, le héros qu'il est mène dès son plus jeune âge une vie de défi envers un ministre tyrannique (Richelieu), de jeu avec la mort, d'affinité avec un grand destin. Parvenu aux premiers rôles, c'est une existence de griserie qu'il retrace, entre l'ambition d'être maître de Paris, de s'imposer à la reine et à son ministre, et le souvenir de ses multiples succès féminins. Se rêvant en César de Plutarque et en Polexandre de Gomberville, il est aussi, à l'occasion, héros de tragédie, plein d'audace et d'insolence comme un héros de Corneille. Avec le recul du tremps, il enrichit son personnage principal d'une pénétration psychologique peu commune, d'une science des comportements humains qui doit beaucoup plus à la sagacité du mémorialiste, qui écrit vingt-cinq ans après les événements, qu'à celle, plus problématique, du frondeur. Ainsi, les étages superposés d'une mémoire font vivre un héros littéraire à la fois artificiel et plus vrai que le Retz de l'histoire ; certes chargé de ses aventures, de ses passions et de ses rêves, mais sublimé par une "surmémoire" littéraire (entendons une mise en scène du moi portée par une culture de fiction) : enrichi surtout par la sagesse de l'homme mûr ourdie peu à peu pendant vingt-cinq années d'exil et de disgrâce, et superbement amalgamée au personnage du récit en une revanche (littéraire) qui vaut la plus belle des victoires, celle que l'on gagne devant la postérité.

    Ce faisant, dans son artifice, dans sa plénitude qui est un effet d'art, pareil récit demeure fidèle à la spécificité radicale du "grand homme" que Retz entend être, et qui le rend seul apte à écrire une histoire que les historiens de métier souhaiteraient annexer, en une usurpation bien digne d'une "littérature" entendue en mauvaise part. La conception étroitement aristocratique que Retz se fait de la vérité, de la vérité des "grandes affaires" (entendons des grands intérêts d'Etat), qui réclament une étoffe humaine plus fine que n'en montre le commun des hommes (grand courage, parole éloquente, génie du coup d'oeil), cette conception disqualifie tout autre que lui pour entreprendre le récit de sa vie. Et le mémorialiste s'indignerait, au nom même du caractère extraordinaire de son expérience et de l'élitisme radical que celle-ci respire, d'être pris pour un écrivain... Les Mémoires de Retz, miroir d'une grande âme, renvoient au héros de l'Histoire que l'auteur prétend être, et qui leur est consubstantiel. Retz, tout comme César, son grand homme, refuse d'être d'abord un écrivain.

    On devine pourtant quel rapport intimement existentiel cet homme de lettres par surcroît entretient avec la littérature, avec la vie seconde et indéfiniment jouée qu'elle rend possible. Revoyant un passé marqué en définitive par l'échec, Retz parvient à le convoquer à nouveau, à le rejouer en en fractionnant les moments, tous riches de virtualités légitimes entre lesquelles un destin arbitraire a tranché, mais sans faire pour autant oublier à une mémoire artiste et passionnée comme celle de l'ancien frondeur la richesse d'une durée retrouvée dans ses espoirs fous, ou ses mirages. Retz la plume à la main parvient à réenchanter l'instant, à le dilater dans la multitude de ses possibles, à en restituer l'incandescence vécue. Sans paradoxe, on peut dire que sous sa plume le passé se révèle être plein d'avenir, tant chez lui l'imagination proteste contre la sanction du temps historique. On me permettra ici un seul exemple, emprunté au récit de l'évasion du château de Nantes, en août 1654, qui devait mener le fugitif jusqu'à Notre-Dame de Paris ; une malencontreuse chute de cheval met un terme rapide à cet espoir fou. Racontant sa fuite vingt ans plus tard, Retz retrouve intact l'enthousiasme du fugitif au galop : "Il n'y eût rien eu de plus extraordinaire dans notre siècle que le succès d'une évasion comme la mienne, s'il se fût terminé à me rendre maître de la capitale, en brisant mes fers" [21]. On saisit comment l'imaginaire flamboyant de la tragi-comédie, familière à la jeunesse du mémorialiste, rachète ici le récit d'une déception. La littérature, avec les catégories somptueuses qu'elle offre à l'imagination, laisse la possibilité d'une réinvention permanente de soi. De manière inévitable pourtant, la logique même du récit mène le narrateur là où celui-ci n'aurait pas voulu aller, à l'entrée en disgrâce, en obscurité. Une autre vérité se fait alors jour sous sa plume, plus désenchantée, celle d'un héroïsme plus intérieur, apparenté à la hautaine philosophie du personnage principal de Suréna, tragédie toute récente de 1674. Cette inflexion du texte, qui va jusqu'à des aveux crus de détresse [22], demeure malgré les apparences tout aussi maîtrisée, et transfigurée par la littérature que les précédentes : une adversité durable est aussi la marque d'un grand destin. En revanche, l'interruption définitive du récit, après l'année 1655, prend valeur d'aveu : le Retz fugitif des années d'errance en Europe, avec sa vie d'expédients, est trop difficile à intégrer dans la suite des personnages glorieux interprétés par le héros. Il faudrait ici que l'autobiographie héroïque que sont les Mémoires de Retz anticipe sur l'évolution moderne du genre, dans le sens d'une introspection radicale sans beaucoup d'exemple à l'époque si ce n'est du côté de Port-Royal. Sans doute cette évolution eût-elle appelé, chez l'homme d'Eglise si peu religieux qu'est Retz quand il est écrivain, une démarche de conversion qui, si elle a eu lieu, ne s'est jamais traduite pour nous en termes littéraires.

    Concluons brièvement. Avec Marguerite de Valois et Retz, il me semble que nous sommes en présence de deux vaincus de la vie, qui sont par ailleurs deux amateurs portés par la haute culture d'un milieu et pour qui l'entrée en littérature, si l'on peut dire, entrée toujours strictement confidentielle, connue tardivement des lecteurs, et limitée pour l'essentiel à un livre unique, revêt une valeur exemplaire quant à la fécondité de l'amateurisme. Chez eux, le refus de la littérature officielle et publiée reflète à mon sens la conscience confuse, presque stendhalienne avant la lettre, d'une audace que seuls quelques "happy few" peuvent pleinement goûter : celle du refus des vérités officiellement admises, et plus en profondeur, du refus des destins scellés à vue humaine par l'échec. L'origine sociale des deux mémorialistes prend ici valeur de symbole, dans la résistance sourde que manifeste l'aristocratie, au sens large du terme, à l'emprise politique et idéologique de la monarchie, si bien analysée plus tard par Tocqueville. Chacune de ces deux consciences en définitive atteste qu'elle est dépositaire de vérité, d'une vérité diverse et progressive, souvent mise en scène et acclimatée par le recours aux genres littéraires, d'une vérité qui passe par le rêve, mais n'exclut ni l'aveu cru sur soi ni aussi, à l'occasion, la révolte. Enfin, cet amateurisme littéraire se révèle inventif, pour la suite des temps, sur le plan formel : il est ainsi simultanément proclamation d'une vérité personnelle, et affirmation d'un goût.


    Jean GARAPON (Nantes)