bandeau















CHIMÈNE APRÈS CHIMÈNE - MARIE-FRANCE SCHMIDT






L'idée de l'opéra intitulé Rodrigue et Chimène, d'après un livret de Catulle Mendès, est venue à Claude Debussy en 1890, alors qu'il est attiré par le thème des amours rendus impossibles par un tiers qui détient le pouvoir : Rodrigue et Chimène sont séparés par l'épée qui a tué le Comte, gardien de sa fille. Chimène rejoint Rodrigue au pied d'une tour, alors qu'il se prépare à aller combattre, et sur un signe de son écharpe qu'elle agite dans la nuit, tous deux demeurent seuls et chantent leur amour reconnu par l'accord de leurs pères respectifs.

    Ils se séparent pour céder la place aux hommes de Gormaz qui, sous l'empire de l'ivresse, assouvissent leurs appétits sur les filles de Bivar. Survient Don Diègue, le père de Rodrigue, qui prend la défense de ces victimes, tandis que Don Gormaz plaide pour ses serviteurs éméchés. Tous deux tirent l'épée, mais don Diègue laisse retomber la sienne et se sent déshonoré. Il soumet à une épreuve chacun de ses trois fils et choisit le cadet Rodrigue pour le venger. Rodrigue, d'abord partagé entre son amour et son devoir, finit par tuer le Comte, qui, moribond, demande à sa fille de le venger de Rodrigue.

    Ce dernier souhaite mourir de la main de sa bien-aimée, mais Chimène préfère que Rodrigue périsse sur l'échafaud. Don Diègue veut sauver son fils, et lui propose de combattre les Maures pour que vive la "Castille Chrétienne". Rodrigue forme le voeu de sacrifier sa vie pour Chimène en triomphant pour son roi.

    L'oeuvre s'achève sur cette scène et Debussy, avant d'aborder un nouveau thème, celui de Pelléas et Mélisande, en 1893, justifie son abandon : "c'est tellement contraire à tout ce que je désirais exprimer ; le côté traditionnel de ce sujet appelle des musiques qui ne sont pas les miennes". Il confesse préférer l'impalpable, les choses suggérées. Il n'en est pas moins vrai que cette oeuvre est montée en 1993 à l'opéra de Lyon.

    Au début du XXème siècle, le dramaturge espagnol Eduardo Marquina(1879-1946), intitule une de ses pièces Les Filles du Cid. (1908). La scène se situe d'abord à Valence, où Chimène entourée de ses deux filles, évoque devant elles son passé de jeune noble solitaire. Sa confidence est interrompue par l'arrivée des Infants de Carrión, futurs maris d'Elvira et Sol, fort critiqués par l'entourage du Cid, mais qui bercent d'illusions des deux fiancées.

    Quant à Chimène, elle se sent perdue dans son palais et attend son époux, mais ne manifeste aucune réserve à l'égard des deux prétendants. Le Cid, de retour, se montre en revanche réticent sur le choix des fiancés, mais invoque une sorte de raison d'état qui les lui impose. Les scènes successives retracent la préparation du mariage dans un contexte de luttes civiles entretenues par les Maures, elles soulignent également le comportement suspect des Infants, leurs compromissions avec l'ennemi.

    Seule dans ce climat de noirceur, Sol en impose à la foule en distribuant du pain aux affamés. Et elle regrette de devoir quitter Valence pour la pluvieuse Galice.et avec un mari qu'elle n'aime pas, qui se livre avec son frère à toutes les turpitudes. Mais les deux soeurs se mettent en route, et rencontrent sur un sentier un vieillard qui les met en garde contre leurs époux. Peu de temps après, elles subissent leurs outrages et sont abandonnées, puis ramenées à Valence. Chimène réapparaît alors, offrant l'image du désespoir, filant la laine, à son habitude, et versant des torrents de larmes, tandis que le Cid s'enferme dans son palais. Il a envoyé des émissaires à Tolède pour avertir le roi, et le jugement de Dieu a rétabli son honneur, sans qu'il soit présent. Bref, peu après, les deux filles épousent les Infants de Navarre et Aragon.

    En cette même année 1908, en France, Ernest Dupuy publie une série de poèmes réunis sous le titre de Le Roman de Chimène Le premier, intitulé "première rencontre de Rodrigue et de Chimène", se situe à Oviedo, dans le contexte historique de la prise de Coimbre sur les Maures, et Chimène, une enfant blonde aux cils d'or, semble indifférente à l'atmosphère de fête qui règne dans chaque maison. Elle brode sur une étoffe des griffons s'affrontant et des paons adossés, et voit apparaître avec émerveillement un cavalier souriant qu'elle observe de son balcon, et dont elle surprend les desseins à travers ces paroles : "je chasserai les Maures de l'Espagne".

    Le second poème présente "le jour des noces de Chimène", et l'évêque de Burgos coiffé d'une mitre d'or, dans l'église de Santa Gadea, unit Chimène et le Campeador. Chimène sort voilée, et le cortège nuptial est accueilli par Don Diègue veuf, sur le seuil de Bivar. Mais l'époux doit repartir aussitôt combattre les Maures, et jure à Chimène de lui offrir une couronne.

    Le troisième poème, ou"le voyage des relevailles de Chimène" nous montre, à l'instar de la fuite en Egypte, Chimène sur une ânesse avec un petit enfant, suivie de Rodrigue à pied, en blouse de laine et barbu ; ils se rendent au monastère de Silos pour faire bénir leur fille. Parfaitement démunis, comme la Vierge, Joseph et l'Enfant Jésus, ils s'abritent du vent dans une maison de paille et de terre battue. Tandis que Rodrigue se repent d'avoir cru au vol des oiseaux, Chimène affirme haut et fort son christianisme.

    Ils sont rejoints par des bergers qui leur offrent gîte et repas. Cette "sainte famille" gagne Silos à l'aube, où l'abbé les bénit et leur donne l'hospitalité pendant neuf jours, au terme desquels ils offrent une terre au couvent avant de s'en retourner.

    "A Bivar", tel est le titre du quatrième poème, dans lequel se déroulent plusieurs scènes de vie quotidienne : Don Diègue suveille les travaux des champs, tandis que Chimène sur son balcon instruit ses filles. La nuit qui tombe annonce le retour du Cid et de ses compagnons qui ont été courir le lièvre et les loups. Chimène, sous ses voiles, sert le repas à son mari et à son beau-père.

    Un saut dans le temps avec le cinquième poème, "l'Oraison de Chimène", et nous sommes au couvent de Cardeña, où l'épouse du Cid vient de passer douze ans d'une vie uniforme, participant aux offices et aux fêtes religieuses. Mais ce jour là elle récite une prière qu'elle a dédiée à la Sainte Trinité pour réclamer un miracle.

    Il faut croire que son appel a été entendu, car le sixième poème intitulé "La gloire de Chimène", montre la ville de Valence délivrée après un an de siège, par le Cid, qui envoie son lieutenant et neveu Minaya chercher à Cardeña Chimène et ses filles. Non sans verser quelques larmes, les trois femmes se mettent en chemin jusqu'à Molina où le gouverneur maure leur offre étoffes précieuses et objets d'or puis leur fournit une escorte pendant trois jours. A son arrivée à l'alcazar de Valence, Chimène assiste aux spectacles qui lui sont offerts et contemple avec ravissement les musulmans disant leurs prières.

    "Le testament du Cid" : tel est le titre du septième poème qui se situe pendant l'ultime maladie de Rodrigue, veillé par un Maure converti au christianisme, Gil Diaz. Son père, puis St Pierre lui apparaissent et lui recommandent de se repentir. L'apôtre lui annonce que Chimène restera à Valence encore deux ans après sa mort, puis gagnera Cardeña. Mais plus tard, les Maures seront vaincus. Le Cid confie à Gil Diaz son cheval Babieca qu'il devra enterrer prés de lui, puis boit un élixir composé de baume et de myrrhe. Il se tourne enfin vers Chimène pour lui enjoindre de combattre dans Valence et de mettre le feu à la ville avant de la quitter.

    Le huitième et dernier poème est consacré à la "mort de Chimène". Au terme de deux ans de lutte de Chimène en compagnie de cinq neveux du Cid, l'épouse fait déterrer le corps de son mari, l'habille et le fixe sur son cheval jusqu'à Cardeña avec une escorte. Parvenue au monastère avec Gil Diaz, Chimène fait inhumer Babieca à côté de deux ormeaux, puis elle revoit son passé, au seuil de la mort.

    Peu après la Première Guerre Mondiale, en 1922, Magdeleine de Charmeray, sous le pseudonyme d'Ernest Tisserand, fait paraître parmi d'autres textes une nouvelle intitulée Chimène Le personnage de l'épouse du Cid est plus un prétexte qu'une réalité, et c'est un des rôles que joue un collégien, appelé Jallifer lors de la préparation d'une représentation du Cid de Corneille. Or, ce jeune homme ne répond pas aux critères de beauté qui correspondent à l'épouse de Rodrigue, puisqu'il est contrefait et ridicule, et provoque les railleries de ses condisciples.

    Survient la Grande Guerre, et Jallifer retrouve au front un de ses camarades de collège, qui continue à lui donner le nom de Chimène auquel il répond sans hésiter. Apprenant que son ancien condisciple a été tué, il cherche à retrouver sa tombe. En réalité, il est mort dans les lignes allemandes, et un officier français retrouve la plaque avec le nom germanisé de "Schimein". La dérision du personnage, qui transparaît dans l'oeuvre française, dérive vers la franche critique dans une pièce espagnole écrite en pleine époque franquiste, par l'auteur et acteur Luis Escobar.

    Cette comédie en deux actes porte le titre de L'Amour est un cheval emballé et a été représentée en 1 959. Chimène y apparaît d'abord dans son milieu familial avec une autorité incontestée sur la domesticité, en l'absence de son père retenu à la guerre. Des bruits circulent sur l'identité d'un prétendant à la main de cette jeune fille de 17 ans, qui n'accepte pas d'épouser un homme de cour oisif, mais lui préfère Rodrigue Díaz, célèbre par ses prouesses.

    Voici que son père revient et, en se portant à sa rencontre, Chimène s'entrave dans sa robe et tombe dans les bras du comte. La nourrice de Chimène désapprouve l'amour exclusif de la jeune fille pour son père, un père possessif à ses yeux. Surviennent Rodrigue et l'Infante Urraca, rivale de Chimène dans le coeur du Cid. La fille du roi reproche à Chimène de mener une vie de recluse, et l'invite à un dîner, auquel elle refuse de se rendre, sous prétexte qu'elle doit accompagner son père à la chasse.

    La mésentente entre Rodrigue et le père de Chimène se manifeste, le comte accusant le Cid d'avoir razzié toute la région, mais Urraca prend la défense de son amoureux, arguant qu'il n'a pris qu'une seul château. En réalité le comte cherche à éloigner sa fille de Rodrigue pour lui faire épouser un certain Martín, et va demander au roi l'autorisation de réaliser cette union. Chimène, déjà attachée à Rodrigue, n'accepte pas le projet de son établissement, mais elle s'aperçoit que Urraca éprouve un tendre sentiment pour le Cid. Ce dernier avoue son amour à Chimène et prononce la phrase qui l'engage : "l'amour est un cheval emballé", et embrasse cette adolescente hésitante, lui enjoignant de ne pas donner sa parole à Martín. Survient le comte, furieux d'avoir été évincé pour la charge de précepteur du Prince au profit de Diego Laínez, père de Rodrigue. Il avoue qu'il lui a donné un soufflet, et Chimène, mesurant la gravité du geste, essaie en vain d'empêcher le duel, au nom de l'amour qu'elle professe pour Rodrigue.

    L'Acte II s'ouvre sur une scène de deuil pour la mort du comte, avec un choeur de pleureuses qui évoquent les qualités de leur maître. Mais Chimène apporte une note discordante à ce concert de lamentations, en prenant la défense de son amoureux. Rodrigue présente à sa bien aimée son épée pour qu'elle l'en transperce, mais elle refuse. En revanche, devant Urraca qui vient lui rendre visite, elle prétend que Rodrigue la courtisait contre la volonté de son père, puis se repent d'avoir menti.

    Le roi songe d'abord à faire exécuter Rodrigue. Chimène est partagée entre un sentiment de culpabilité pour son infidélité à son père, et son amour pour Rodrigue. Elle ne veut pas offrir à la cour l'image du scandale et du déshonneur. Mais l'amour de Rodrigue s'impose à elle, tandis que Martín lui propose la voie de la respectabilité. A une servante qui prononce cette phrase célèbre :" Venez tous, regardez Chimène avec l'assassin de son père", Rodrigue n'a qu'une seule réponse : "Chimène et Rodrigue, et Rodrigue et Chimène" puis entraîne sa bien aimée dans sa fuite.

    L'association habituelle de ces deux noms connaît une éclipse dans les années soixante, qui coïncident avec le boom économique en Espagne et la prise de conscience des droits de la femme, et lors de cette décennie des biographies consacrées à la seule Chimène voient le jour. En 1960, précisément, l'épouse de Rafael Alberti, María Teresa León fait paraître aux éditions Losada de Buenos Aires, une biographie de l'épouse du Cid, écrite dans une prose imprégnée d'images poétiques, et intitulée pompeusement : "Doña Chimène Díaz de Bivar, grande dame de tous les devoirs". : : .

    La deuxième partie du titre indique bien que l'oeuvre n'est pas consacrée à la personnalité exclusive de l'épouse du Cid, mais que celle-ci revit grâce à l'illustre Rodrigue. L'enfance de Chimène n'y est pas retracée, et l'histoire débute au moment où le chevalier de Bivar, exilé, s'apprête à laisser les siens à Cardeña. La solitude de Chimène au couvent est rythmée par les tâches quotidiennes dans cet univers préservé, où le temps s'écoule avec lenteur et permet à la protagoniste d'évoquer, à travers ses soliloques, ou ses dialogues avec ses enfants, le passé qui l'a menée à son mariage. Les références à la première Chanson de Geste contribuent à recréer ce climat empreint d'une souffle poétique nostalgique.

    Les trois parties de ce roman suivent d'ailleurs la division de l'épopée, puisque la vie de Chimène se poursuit à Valence, mais à l'espoir de la rencontre des deux époux et au triomphe des retrouvailles succède la désillusion provoquée par la série d'événements tragiques vécus par Chimène : la mort du fils et celle de Rodrigue la replongent dans la déréliction initiale, après l'épisode transitoire des noces de leurs filles.

    C'est donc le désenchantement et le retour définitif au passé derrière les murs de San Pedro de Cardeña, et Chimène cède la parole à un jongleur resté à son service, qui perpétue la figure du Cid à travers un dialogue avec un mendiant. L'oeuvre sera rééditée trois fois, en 1968, 1993, et en 1999, cette dernière date coïncidant avec le huit centième anniversaire de la mort du Cid.

    Mais revenons en arrière, peu après les deux premières éditions de l'oeuvre de María Teresa León. Toujours en Espagne, Un certain Juan de Luz ne veut pas être en reste pour retracer la vie de l'épouse du Cid. En 1973 il publie une biographie intitulée tout simplement Doña Jimena, dans laquelle pour la première fois il donne la parole à son personnage principal. Il imagine Chimène derrière les murs du monastère, deux mois après la mort du Cid, racontant à une de ses dames de compagnie les prouesses de son époux.

    Du rôle de spectatrice qu'elle s'attribue lors de la cérémonie de l'adoubement de Rodrigue, elle passe à celui d'actrice, au cours de cette même célébration, en tenant l'étrier de son héros et en lui offrant un voile qu'il noue autour de son bras. Vient ensuite la scène du duel entre son père et son futur époux, après lequel, selon la tradition littéraire, elle demande justice, puis voit fuir Rodrigue et croit qu'il l'a oubliée. Mais il n'en est rien.

    Chimène se trouve en communion de pensée avec Rodrigue, en entendant un jongleur chanter les exploits de son héros, mais elle maudit le destin qui la condamne à la solitude. Elle assiste bientôt aux tournois et duels victorieux du Cid, décrits par elle avec une profusion de détails sur les vêtements et harnachements des chevaliers. En gage de fidélité, il offre à sa bien aimée son épée. Elle raconte leurs accordailles et leurs promesses mutuelles.

    Puis elle expose son angoisse après le siège de Zamora, sa crainte de la rancoeur du roi à l'égard de son époux., se réfugiant dans la prière dans sa demeure de Bivar. A la fin de l'exil de son époux, elle dépeint les élans de tendresse qu'elle lui manifeste avec grande précision La voilà de nouveau recluse au monastère de Cardeña, communiquant avec Rodrigue par l'intermédiaire d'un jongleur qui la met au courant notamment de la conquête de Valence. Elle suit la progression des événements jusqu'à 'son départ pour la cité où elle reçoit l'hommage de ses nouveaux vassaux. Elle retrace son existence souvent vouée à la solitude et à l'appréhension Elle décrit enfin les conséquences de la mort de Rodrigue et souligne le rôle qu'elle a joué lors de la défense de Valence et la résistance aux Almoravides. Après avoir livré ce récit à la postérité représentée par sa suivante, elle meurt.

    En 1987, en France, malgré l'exemple espagnol, ce n'est pas encore Chimène qui joue le premier rôle, mais le Cid, dans la biographie écrite par Monique Baille et intitulée pompeusement : La véritable histoire de Rodrigue de Vivar, dit le Cid Campeador. Dans la cérémonie de l'adoubement, la future épouse de Rodrigue n'est même pas mentionnée, et il faut attendre que le roi cherche un beau parti pour son vassal afin que l'auteur retrace brièvement l'enfance de la fille du comte d'Oviedo.

    Elle insiste sur son austérité et sa piété, son âge avancé, et la fiancée potentielle ne manifeste aucun enthousiasme au projet de mariage négocié par ses parents. Cette union est pourtant célébrée avec faste, comme en témoigne par exemple la description des costumes des deux époux. Il semble qu'elle n'accompagne pas la suite royale au fameux pèlerinage d'Oviedo, mais attende le retour de Rodrigue à Bivar. C'est de là qu'elle écrit au souverain pour se plaindre de sa solitude et de sa grossesse avancée, et dans sa réponse Alphonse VI s'efforce de la rassurer en promettant des présents à son époux, si toutefois elle donne le jour à un fils. Cet échange épistolaire s'inspire de deux romances du Moyen Age tardif. Si la naissance d'un fils est mentionnée, avec les avantages financiers qu'elle implique pour la famille, le personnage de Chimène disparaît jusqu'à la période de l'exil, qu'elle passe avec ses enfants au monastère de Cardeña, où le Cid la rejoint pour lui faire ses adieux. Dans cette scène, l'auteur brosse enfin un portrait de l'épouse du Cid, mais n'insiste guère sur les effusions du couple lors de la séparation.

    Pendant sa fuite, Rodrigue lui laisse un bref message pour réclamer le secours de ses prières. Quelques années plus tard, lors de l'emprisonnement de Chimène par ordre du roi à Burgos, suite au rendez-vous manqué d'Aledo entre le souverain et son vassal, seul le Cid se manifeste pour déplorer sa disgrâce. La liberté est rendue rapidement à la famille de Rodrigue, et Chimène réintègre le monastère où elle a déjà passé tant d'années, et attend que Valence soit conquise pour y rejoindre son époux.

    L'accueil que Rodrigue réserve à Chimène est empreint de faste, et l'auteur s'attarde sur la description des costumes, les décorations des maisons. Les sentiments des deux époux contemplant le panorama depuis la plus haute tour de l'Alcazar ne sont pas pris en compte. Lorsqu'elle doit défendre la cité après la mort de Rodrigue, les tractations qu'elle entreprend en vue d'alliances contre l'envahisseur lui redonnent un rôle actif, et à peine parvenue au monastère de Cardeña avec le corps de son époux, elle s'éteint dans l'humilité totale.

    Dans une récente biographie espagnole intitulée Le Cid, le dernier héros, José luis Olaizola privilégie la présence de Chimène aux côtés du Cid notamment dans le déplacement de ce dernier auprès du roi de Séville, lors de son ambassade. Il évoque les retrouvailles des deux époux dans le cadre austère de Cardeña en leur prêtant quelques espiègleries. Enfin Chimène fait preuve d'un certain réalisme en conseillant à son époux d'offrir ses services à des potentats dont la générosité lui permettrait de chercher des partis avantageux pour leurs filles.

    Chimène semble avoir quitté la scène proprement théâtrale, qui avait fait sa célébrité dans les siècles passés, au profit de la prose historique ou romancée, au cours de la deuxième moitié du XXeme siècle . De ce fait, la Chimène amoureuse et jalouse a laissé la place soit à l'humble épouse dévote et à la mère attentive, soit au personnage qui acquiert une dimension poétique en idéalisant les souvenirs de son existence avec le Cid.

    Curieusement, on assiste à une évolution du mythe de la Chimène amoureuse d'où Rodrigue semble exclu, dans une récente tentative réalisée en France par le dramaturge Alioui Djillali, sous le titre de Roméo et Chimène . Dans cette libre adaptation parue en 1993 à Saint Ouen, Rodrigue apparaît d'abord à l'arrière plan, pour tuer Capulet métamorphosé en Comte don Gormaz, avec l'approbation du metteur en scène, Juliette. Pendant ce temps, Chimène fait figure de jeune fille dévote et austère : elle tient une bible convoitée par un Maure qui lui propose vainement en échange deux Corans.

    Son forfait commis contre le comte, Rodrigue, homme moderne habillé par New man, escalade le balcon de Juliette, la volage qui a oublié Roméo. Celui-ci se venge de l'infidélité de sa belle en courtisant Chimène . la jeune femme férue de principes moraux lui rappelle sa liaison avec Juliette dont elle est devenue la dame de Compagnie. Le mariage entre Chimène et Roméo est célébré sous les regards placides de Rodrigue.

    Le septième et le huitième art ressuscitent la passion qui unit Rodrigue à Chimène, à quarante ans d'intervalle. En effet, dans les années soixante, le film épique d'Anthony Man, intitulé Le Cid, a immortalisé les figures de Sofia Loren et de Charlton Heston sous les traits respectifs de Chimène et Rodrigue. Leur rencontre a lieu dans l'enceinte du palais Royal et leur amour naît aussitôt. Mais le père de la jeune fille allègue qu'elle est trop jeune pour épouser le chevalier de Bivar. Malgré la mort du Comte, Chimène persiste dans son amour pour Rodrigue, assiste avec angoisse à travers une jalousie au nouveau duel entre son amoureux et le prétendant Garcia. Rodrigue sort vainqueur de cette confrontation et les noces ont lieu.

    Chimène subit les contrecoups des épreuves traversées par son mari, et garde toujours l'espoir, même derrière les murs de San Pedro de Cardeña, accompagnée par le chant des moines et la présence de deux tourterelles, symboles d'un amour indéfectible. Elle retrouve Rodrigue à Valence et suit ses pas jusqu'à l'ultime lutte qu'il mène contre la mort.

    Dans le dessin animé signé de José Pozo, sorti en août 2004 sur les écrans français, et qui porte le titre de la légende du Cid, Natalia Verbeke, d'origine argentine mais émigrée en Espagne à l'âge de cinq ans, joue le rôle de Chimène, tour à tour tendre et volontaire, mais n'apparaît jamais comme une épouse soumise. Elle rejoint Rodrigue dans l'action héroïque, et le sauve en faisant irruption à cheval dans la geôle où il est retenu par décision royale.

    Chimène n'a sans doute pas fini de faire parler d'elle, car une bande dessinée lui est aussi consacrée. L'amour qu'elle voue à Rodrigue et qui est payé de retour survit à toutes les interprétations plus ou moins fantaisistes, et c'est Chimène qui a le dernier mot pour nous léguer ses pensées les plus intimes inspirées par la vie aventureuse et partagée, même dans l'absence, de son illustre époux.


    Marie-France SCHMIDT