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VOYAGE FAIT À MUNSTER EN WESTPHALIE - ARLETTE LEBIGRE






Voyage fait à Münster en Westphalie et autres lieux voisins en 1646 et 1647

    L'ouvrage publié sous ce titre en 1670 par Claude Joly, chanoine de Notre-Dame de Paris, n'est pas seulement un précieux témoignage sur des pays généralement peu fréquentés par ses contemporains. Il nous révèle aussi en la personne de son auteur un esprit curieux, éclairé et doué d'une plume alerte. Deux raisons de savoir gré au duc de Longueville, plénipotentiaire à la Conférence de Münster réunie pour mettre fin à la guerre de Trente Ans, de lui avoir demandé d'accompagner sa femme et sa fille venues passer quelques mois avec lui.

    Né en 1607, petit-fils du célèbre juriste Charles Loyseau et oncle de Guy Joly, un temps secrétaire du cardinal de Retz, Joly a d'abord été avocat avant d'entrer dans les ordres. Très cultivé, il avait été chargé par la princesse de Condé [1] d'enseigner la littérature à sa fille alors adolescente Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, future duchesse de Longueville. Bien que celle-ci préférât la lecture des romans à l'étude des classiques, elle avait gardé un bon souvenir de son professeur. De là l'idée de M. de Longueville de le lui donner pour compagnon de voyage, délicate attention d'un vieux mari (il a 24 ans de plus qu'elle) qui depuis plus d'un an qu'il était à Münster réclamait en vain la venue de son épouse.

    La belle, comme l'appelait son admirateur transi le poète Sarrasin, n'avait en effet aucune envie de quitter Paris et surtout le prince de Marcillac, futur duc de La Rochefoucauld, avec lequel elle ébauchait une liaison passionnée. Comble de malheur, elle devrait supporter la présence de Mlle d'Orléans, la fille du premier mariage de M. de Longueville, une pimbêche de 21 ans, aussi gracieuse qu'un buisson d'épines et qui la détestait.

    Après bien des atermoiements il fallut pourtant en passer par là. Le 20 juin 1646 trois carrosses quittaient Paris [2], un pour la duchesse et sa belle-fille, un pour leur suite, le troisième ayant pour unique passager notre chanoine, implicitement commis à la garde des

    30 000 écus de pierreries de ces dames. On comprend son inquiétude lorsqu'en pleine nuit le carrosse se perdit dans la nature aux environs de Coulommiers, première étape du voyage :que pourrait-il bien faire en cas d'attaque de brigands, seul avec le cocher et un valet dans ce carrosse où il n'y avait aucune arme ? Il finit toutefois par arriver sans encombres à Coulommiers où une mauvaise surprise l'attendait. A l'exception du château, propriété de la famille de Longueville où les princesses étaient descendues, rien n'avait été prévu pour le reste de la troupe. Désespérant de trouver un gîte à minuit passé, il dut se résoudre à coucher sur la paille, sans que ce fâcheux contretemps altérât sa bonne humeur. Il s'empresse d'ailleurs de préciser que par la suite un maréchal des logis fut envoyé en éclaireur pour préparer l'hébergement de tous les voyageurs.

    Il ne leur fallut pas moins de cinq semaines pour rallier Münster, coupées de pauses plus ou moins longues selon les ressources du pays . Par voie de terre de Paris à Charleville, en bateau sur la Meuse de Charleville à Venlo [3], puis de nouveau en carrosse jusqu'à Münster, on passe d'un royaume unifié à une mosaïque de villes et de pays d'obédiences diverses. Dinant est aux Liégeois, Namur et Gueldre au roi d'Espagne, Liége est ville d'Empire mais son prince évêque laisse, paraît-il, tant de libertés aux bourgeois qu'en fait ce sont eux qui gouvernent etc.

    Si Joly dresse ainsi une sorte de carte politique des régions traversées, c'est sans doute moins par souci d'être exhaustif que pour souligner la qualité de l'accueil fait à la duchesse de Longueville dans toutes les villes où elle passe, quelles que soient le relations des puissances dont elles dépendent - à commencer par l'Espagne [4] avec le roi de France.

    Visiblement fier et heureux des honneurs quasi royaux rendus à son ancienne élève, il ne se lasse pas de les décrire, compte les coups de canon et les salves de mousqueterie, évoque les quatre cents bourgeois de Namur en armes, ceux de Dinant "qui pensèrent nous étourdir à force de tirer", ou encore le gouverneur espagnol de Venlo et ses cent cavaliers venus saluer la duchesse au débarcadère.

    Seule fausse note, l'arrogance d'un capitaine espagnol rencontré près de Maastricht qui ose lui demander son passeport. Comme si les banderoles brodées de fleurs de lys flottant sur les bateaux ne signalaient pas qui elle était ! Vertement remis à sa place par un lieutenant des gardes du duc de Longueville qui a rejoint l'expédition et le menace d'en référer à don Castel Rodrigo gouverneur des Pays-Bas, l'homme finit par s'incliner et le voyage se poursuit sans autre incident jusqu'à l'apothéose finale de l'entrée à Münster.

    Passons sur les quinze carrosses à six chevaux, dont quatre aux housses de velours cramoisi frangées d'or et d'argent, les seize pages à cheval également en velours rouge chamarré d'argent, la quinzaine de gardes et la douzaine de Suisses avec leurs toques et leurs hallebardes. Tel un reporter commentant une visite princière, Joly ne fait grâce d'aucun détail, maniant l'hyperbole avec un enthousiasme communicatif.

    Il est moins prolixe à propos des villes où il s'est arrêté au cours de ces cinq semaines. Les étapes étaient-elles trop brèves ? Ou n'a-t-il eu d'yeux que pour les festivités qui s'y déroulèrent ? Toujours est-il que, contrairement à ses contemporains , il se contente la plupart du temps de notations sommaires, voire expéditives. Rethel, "petite ville assez mal bâtie" ; Dinant, longue et étroite, serrée entre le vieux château et la rivière ; Liége, vaste et peuplée, "mais de petit peuple". Gueldre , petite et "extrêmement fortifiée".

    Deux d'entre elles ont néanmoins droit à quelques développements, Charleville et Wesel. La première, due à Charles de Nevers, duc de Mantoue, se distingue par l'unité de construction de ses maisons régulièrement alignées et surmontées chacune d'un "pavillon" couvert d'ardoises. Au centre, une belle place, conçue dans l'esprit de la place Royale de Paris. Quant à Wesel, c'est une très jolie ville aux maisons peintes et décorées comme Joly en verra plus tard en Hollande. Dans la principale église transformée en temple depuis la Réforme, lui et quelques uns de ses compagnons font une discrète apparition pendant la célébration du culte. Mais un des assistants les a vus et leur intime l'ordre de s'asseoir et d'écouter, ou bien de sortir. Loin de s'en offenser et impressionné par la tenue des fidèles, il ajoute : "ce que j'ai voulu remarquer (rapporter) pour faire honte à nos catholiques indévots, pour ne pas dire impies, qui non seulement se promènent dans nos églises (...) mais aussi qui causent et s'entretiennent de choses profanes et quelquefois criminelles, et y tiennent des postures tout à fait indécentes pendant les plus augustes sacrifices de notre religion." Avouons qu'il est plutôt rare de voir un dignitaire ecclésiastique donner des huguenots en exemple à ses ouailles. Première manifestation d'une largeur d'esprit que l'on retrouvera un peu plus tard lors de son voyage en Hollande.

    Moins surprenant, en revanche, chez un citadin du XVIIe siècle, son manque total d'intérêt pour la nature vierge. Seule allusion aux paysages, "les montagnes affreuses couvertes de bruyères et de rochers" vues du bateau en traversant l'Ardenne. Joly est un intellectuel, pour qui le voyage est avant tout le moyen d'enrichir son esprit par les rencontres que l'on peut y faire et la découverte des multiples facettes du génie humain.

    Il est donc possible que s'il n'avait pas quitté Münster du 27 juillet 1646 au 27 mars suivant, date à laquelle la duchesse repartira pour la France, il s'y serait mortellement ennuyé. Car la ville n'a rien d'attrayant, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle a beau être la capitale du duché de Westphalie, elle fait plutôt penser à unes grosse bourgade, avec ses maisons de bois généralement mal bâties, sauf dans la rue principale qui va de l'Hôtel de Ville à l'église Saint -Lambert. Ce que Joly ne dit pas mais que d'autre Français présents à Münster ne se gênent pas pour écrire, c'est que les rues sont sales, mal pavées - quand on sait ce qu'était le Paris de l'époque ! -, que des "processions de pourceaux" y déambulent, et que les maisons sont "des nids à rats". Encore plus critique, le comte d'Avaux, un des deux principaux représentants de la France à la Conférence [5], va jusqu'à déclarer dans une lettre à Voiture que la Westphalie "est une vive (vivante) image de la barbarie de l'ancienne Allemagne". Et de déplorer que, de tous les étrangers qu'il a connus dans sa carrière diplomatique, ceux-ci soient "les plus éloignés de nos moeurs".

    Ajoutons que tous ces Français trouvent la cuisine allemande détestable, en particulier Joly pour qui les sauces "gâtent" les aliments au lieu de les assaisonner. Bien sûr, les habitants de ce pays y sont habitués, mais ils sont néanmoins obligés de reconnaître "que nous sommes meilleurs en cuisine qu'eux".

    Maigre consolation pour le pauvre chanoine, qui finirait peut-être par regretter de s'être laissé embarquer dans cette aventure s'il n'avait eu la chance de se lier d'amitié avec le très érudit Théodore Godefroy. Historier, juriste, archiviste [6], Godefroy a été envoyé dès octobre 1643 à Münster en qualité "d'historiographe de France" pour seconder les plénipotentiaires "dans la conservation des droits du roi". Né à Genève en 1580 d'un père professeur de Droit, il a abjuré le calvinisme à Paris en 1602. Ce qui ne l'a pas empêché de mettre une traduction des Psaumes dans une des six caisses de livres et de documents qu'il emportait en Westphalie.

    Au début de son journal Joly raconte qu'au cours d'une conversation cet "honnête vieillard" lui avait suggéré de rédiger ses souvenirs de voyage. Il répondit qu'il avait commencé et apporta son manuscrit à Godefroy qui l'incita vivement à poursuivre.

    Une circonstance inattendue (inespérée ?) va lui permettre d'échapper à la morosité des jours dans cette petite ville dépourvue d'attraits, perdu au milieu d'une nuée de diplomates venus de toute l'Europe continentale, trop occupés à "construire le temple de la paix" pour prêter attention à sa discrète personne.

    Pour distraire son épouse qu'il trouvait mélancolique - on ne parlait pas encore de dépression -, M. de Longueville imagina de lui organiser un petit voyage en Hollande. Elle quitta donc Münster le 21 août, accompagnée de sa belle-fille , de leurs dames et de quelques personnes de leur suite. Joly en était et le récit qu'il en a laissé compte parmi les meilleures pages de son journal. Alors que la vie quotidienne à Münster ne semblait guère l'inspirer, à part quelques aperçus d'ailleurs bien tournés sur les rivalités de prestige des délégués à la Conférence, on retrouve dès son arrivée en Hollande le sens de l'observation et le talent de chroniqueur qui caractérisaient la première partie de son journal. A Deventer, capitale de la province de "Transisulanie (...), vulgairement appelée Over-Yssel", il admire les maisons peintes de couleurs vives, le joli petit Hôtel de Ville, la grande et belle église transformée en temple comme toutes ses semblables (ce qu'il constate sans acrimonie), éclatante de blancheur à l'intérieur, et le joyeux carillon qui sonne les heures en musique.

    Mais à Amsterdam c'est l'émerveillement. Pendant quatre jours Joly arpente la ville, fasciné par les belles maisons hautes et étroites qui s'illuminent à la tombée du jour, s'attarde au bord des canaux "droits et longs à perte de vue", ombragés de grands arbres plantés sur des terre-plains parfois "trois fois larges comme les rebords du Pont-Neuf à Paris". Partout des ponts de bois "dont le milieu se lève par le mât des vaisseaux qui passent par-dessous, et se referme incontinent, de soi, comme une trappe".

    Autre sujet d'étonnement, la ville est interdite aux véhicules, sauf quelques rares carrosses autorisés à titre exceptionnel. On s'y déplace à pied et on utilise des traîneaux pour les marchandises, y compris les bateaux que l'on transporte à terre. De là la propreté des rues, préservées de la saleté et de la puanteur du crottin de cheval. Les hôpitaux aussi sont d'une "merveilleuse propreté", les malades étant regroupés dans des établissements distincts de ceux qui recueillent les rebuts de la société, chose inconnue en France. Orphelins, pauvres, fous, prostituées, chaque catégorie à son hospice. Envers les mineurs délinquants on pratique la correction par le travail, par exemple en leur faisant scier du bois de Brésil, très dur, dans des salles inondables où l'eau monte , au risque de les noyer, s'ils interrompent leur travail.

    Chaque ville de Hollande est organisée selon le même système, "ce qui est cause qu'on n'y voit pas de mendiants par les rues". La mendicité est interdite, les pauvres valides employés à des travaux d'utilité publique financés par le revenu des biens confisqués à l'Eglise catholique. A la surprise du lecteur Joly trouve l'idée excellente. Sans doute estime-t-il que, confiscation pour confiscation, autant qu'elle serve à une cause d'intérêt général. Il n'en reste pas moins que venant d'un membre éminent de ladite Eglise, le commentaire ne manque pas de sel.

    Symbole de la prospérité commerciale et financière d'Amsterdam, sa Bourse rassemble chaque matin à onze heures précises une foule de négociants, si nombreux, dit Joly, qu'on se croirait dans la Grand Salle du Palais à Paris [7]. Par beau temps ils se réunissent dans la cour, en cas de pluie dans les galeries qui l'entourent. Autre pôle du commerce, la Maison des Indes où s'accumulent "toutes les épiceries, porcelaines et fruits" venus de l'autre bout du monde.

    Le lendemain de leur arrivée la duchesse et ses invités se rendent à la Grande Synagogue. Dans ce fief calviniste toutes les religions sont permises... sauf la catholique. Mais les célébrations privées, à l'intérieur des maisons, sont si bien tolérées que les "papistes" ne sont pas obligés de se cacher. A fortiori les membres de la riche et importante communauté juive qui a fait construire cette synagogue. Si Joly se borne à en donner une description rudimentaire - une immense salle, très haute de plafond, des galeries à mi-auteur pour les femmes, les Tables de la Loi sur l'autel, la petite armoire qui abrite le Pentateuque, il n'a garde d'oublier ce qui fut pour lui les deux moments forts de la visite.

    D'abord l'hommage rendu à la duchesse par l'ensemble des fidèles, au signal d'un des chantres qui , prenant à bras-le-corps l'armoire du Pentateuque, la déposa vers le bas de la synagogue "sur une espèce de perron ou tribune, où il chanta quelques versets en hébreu. Et puis tous les Juifs ensemble se mirent à chanter, aussi en hébreu, des bénédictions à Leurs Altesses". Il n'en dit pas plus, mais on devine son émotion devant ces gens si souvent persécutés pour leur religion, qui, dans leur propre temple, donnent une touchante leçon de tolérance à des chrétiens.

    Le second épisode le concerne directement. Pendant la visite un rabbin l'accoste et se présente, Manassé ben Israël. Manassé ben Israël ! Joly exulte : le savant théologien, le "docteur fort célèbre entre eux (les Juifs) par ses écrits" ! Aussitôt la conversation s'engage, probablement en latin, Joly tout heureux de lui parler d'un de ses livres, le Conciliator, qu'il a lu à Paris. Le lieu étant peu propice à de longs entretiens, fussent-ils théologiques, rendez-vous est pris pour le lendemain chez Manassé, où Joly arrive flanque de quelques uns de ses compagnons de voyage, curieux d'assister à la rencontre insolite de ces deux hommes de foi et de savoir. La discussion, très pointue, porte sur l'interprétation d'un verset d'Isaïe dans le texte hébreu de l'Ancien Testament à propos de la virginité de Marie, mère du Christ. L'issue du débat importe moins que la volonté de dialogue entre un illustre rabbin et un chanoine de Notre-Dame de Paris.

    Après quoi l'infatigable Joly va voir ce qu'il appelle "la plus belle imprimerie d'Europe" avec ses dix presses qui fonctionnent en continu, ses planches de géographie, dont celle du "Grand Atlas", ses réserves iconographiques et ses caractères adaptés à tous les alphabets. Quelques jours plus tard, à Leyde, il court les bibliothèques et les librairies, acquérant au passage un plein coffre de livres qu'il rapportera en France.

    Moment privilégié de son séjour dans la capitale intellectuelle de la Hollande, la réception de la duchesse de Longueville et de sa suite à l'Académie [8] par le fameux Claude de Saumaise [9], surnommé "le prince des doctes", dont on dit volontiers que "l'Académie ne pourrait pas plus se passer(...) que le monde de soleil".

    Converti à la Réforme après des études de philosophie à Paris, il a enseigné à Heidelberg avant de s'établir à Leyde, d'où Richelieu, Mazarin et même Christine de Suède tenteront vainement de le faire revenir. Latin, grec, hébreu, langues orientales, il est le Pic de la Mirandole de son époque. C'est aussi un redoutable polémiste, hargneux jusqu'à la grossièreté envers les confrères qui ont le malheur de lui déplaire - et ils sont nombreux !

    Tel n'est évidemment pas le cas des visiteurs qu'il accueille, ce 31 août, et qu'il promène à travers toute l'Académie, du jardin des simples à l'amphithéâtre de dissection. Plantes exotiques, "corps secs" d'animaux inconnus, momies égyptiennes que Saumaise date de "plus de deux mille ans", rien n'échappe à la curiosité de Joly. Fasciné par les squelettes d'hommes et d'animaux pendus au plafond, "les escarpins en peau d'homme" venus du Siam, la dépouille d'un baleineau extrait du ventre de sa mère par des marins, il note tout. Après le départ des dames (peut-être un peu lasses de tant de science), il prolonge la visite. Toujours guidé par Saumaise, il découvre la bibliothèque publique de l'Académie où des milliers de livres et de manuscrits s'offrent au lecteur, le collège des professeurs et, last but not least, l'imprimerie Elzévir, réputée dans toute l'Europe pour l'élégance de ses caractères, le choix de ses textes et le soin de ses corrections.

    A une exception près, la suite du voyage ne lui offrira plus les mêmes satisfactions qu'Amsterdam ou Leyde. La Haye ne semble avoir d'autre intérêt à ses yeux que d'être la résidence du prince d'Orange, "dans un enclos appelé la Cour" (!) C'est aussi à La Haye que vivent la reine de Bohême en exil [10] et ses enfants. Peu porté sur les mondanités, Joly expédie en quelques lignes la visite protocolaire que lui rend la duchesse, et en deux mots le trajet en bateau qui le mène à Utrecht via Delft et Rotterdam.

    A Utrecht le journal reprend du souffle. Ayant entendu parler d'une certaine Anne-Marie Schurman, demoiselle de 35 ans, à la fois polyglotte, théologienne et artiste, Mme de Longueville n'a pas voulu quitter la Hollande sans voir ce phénomène. Ce n'est sûrement pas un hasard si elle prie Joly d'accompagner son aumônier chargé de prendre contact avec la jeune femme : elle connaît assez sa culture et son ouverture d'esprit pour être sûre que si la réputation d'Anne-Marie Schurman est surfaite ou si quelque supercherie se cache sous l'apparence du génie, il aura tôt fait de le déceler.

    Il revient ébloui. Outre le français qu'elle parle à la perfection, l'italien, l'espagnol, elle a étudié le grec, le latin, l'hébreu " et quelques autres langues orientales". Savante en théologie, calligraphe à ses heures, elle sculpte sur bois, peint des portraits, a découvert le secret de " portraire sur du verre avec une pointe de diamant", et s'est portraiturée elle-même en se regardant dans un miroir. Enfin, elle a écrit " une dissertation" sur l'instruction des filles, contre l'opinion commune qui les voue exclusivement aux soins du ménage. Serait-elle une Philaminte avant la lettre, une pédante imbue de sa supériorité sur le commun des mortels ? Nullement. Melle Schurman est simple, modeste, réservée, bref " une merveille de notre siècle".

    La mésaventure survenue lors de la dernière étape avant Münster (logé chez un pasteur d'humeur joyeuse, il a dû ingurgiter malgré lui force vin et bière " à la santé de Son Altesse Madame") lui inspire ce jugement où la bienveillance l'emporte finalement sur la critique :" bière ou vin, il faut que les Hollandais boivent." Et que leurs hôtes en fassent autant. Sinon, "ils se défient" et ne les considèrent plus comme des amis. Mais ce sont de bonnes gens, exempts de bien des défauts répandus ailleurs. Et Erasme a eu raison de dire qu'ils sont d'une propreté exemplaire. La vaisselle est si nette "qu'on n'oserait quasi sans servir." Pas plus qu'on ne se permettrait de cracher sur les planchers ou de marcher en dehors des nattes qu'ils y mettent pour les protéger. Dans toutes les maisons, "le cuivre y reluit comme de l'or, l'étain comme de l'argent".

    De retour à Münster, Joly y passera encore quatre mois, d'interminables mois d'hiver où la Conférence piétine, où tous les jours se ressemblent. Fait significatif, son journal se borne à quelques considérations sur la pluie, le froid, les patineurs qui glissent, marchent ou tournoient sur la glace et les traîneaux que l'on propulse avec des bâtons. Seuls évènements notables, la venue d'un éléphant savant qu'il avait déjà vu à Paris, la nouvelle de la mort du prince de Condé, père de la duchesse, et les visites de condoléances qui s'ensuivirent, ou le bref passage d'un saint homme venu d'Orient.

    Il se faisait appeler Thomas Antiochenus, se disait patriarche des Arméniens et présentait des lettres de recommandation du nonce apostolique. M. de Longueville, qui était fort dévot, l'accueillit à bras ouverts dans l'hôtel qu'il occupait sur la grande place. Le dimanche suivant, en longue robe noire à manches pendantes, le patriarche dit la messe en présence de Leurs Altesses et de leur suite, venues par curiosité. Une messe "en langue samaritaine", expliqua son interprète, mélangée de latin, très semblable à la messe catholique. Il édifia l'assistance par sa piété et... disparut peu après, nanti de 100 "richedalles" soutirés à M. de Longueville. L'homme n'était qu'un escroc, un vulgaire imposteur, assez habile pour avoir trompé le nonce lui-même.

    Quelques jours plus tard, la duchesse repartit pour Paris [11]. Comme on le voit chez la plupart des voyageurs, Joly escamote le récit du retour, réduisant son journal à une sorte de calendrier, doublé du nom des villes et régions traversées.

     Pendant les longues années qui lui restent à vivre, il publiera plusieurs autres ouvrages et mourra à quatre-vingt-treize ans, en 1700, en tombant dans une excavation creusée pour la reconstruction du maître-hôtel de Notre-Dame de Paris.


    Arlette LEBIGRE


    Référence : Bibliothèque de l'Arsenal, 8° H 923


NOTES


[1] Née Charlotte de Montmorency, elle fut, à 14 ans le dernier amour d'Henri IV qui la maria au prince de Condé, pensant à tort qu'il serait un mari complaisant.
[2] Plus celui de la princesse de Condé qui voulut accompagner sa fille jusqu'au relais de Lagny.
[3] Ville du duché de Gueldre.
[4] Rappelons que, de tous les Etats et principautés représentés à la Conférence de Münster, seule l'Espagne n'adhèrera pas aux traités de Westphalie, et qu'il faudra attendre 1660 pour que la "paix générale" soit enfin signée.
[5] Claude de Mesmes, comte d'Avaux (1595-1650), conseiller d'Etat en 1623, ambassadeur à Venise en 1627, puis dans plusieurs principautés d'Italie et d'Allemagne, en Suède et en Pologne .
[6] On lui doit, entre autres, un inventaire du Trésor des Chartes.
[7] Avec la galerie Mercière, la Grand Salle du Palais de Justice était un des hauts lieux du commerce de luxe.
[8] Université.
[9] Claude de Saumaise (1588-1653), fils d'un conseiller au parlement de Bourgogne. Il laissa 80 ouvrages d'érudition imprimés et de nombreux manuscrits.
[10] Elisabeth Stuart, fille de Jacques Ier d'Angleterre et veuve de l'Electeur palatin Frédéric V. Proclamé roi par les protestants de Bohême en révolte contre l'Empereur, il fut vaincu à la bataille de la Montagne Blanche et se réfugia avec sa famille en Hollande où il vécut jusqu'à sa mort.
[11] Enceinte de 7 mois, elle voulait accoucher à Paris, près de sa mère et de ses médecins habituels.