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MÈRES ET FILLES. LA MORT DE LA MÈRE - YVONNE KNIBIEHLER






La transmission de l'identité sexuée est plus facile pour les hommes que pour les femmes [1]. Entre père et fils, seuls sont en jeu les ego respectifs. De mère à fille il s'agit de transmettre toute l'ambivalence de l'espèce humaine : nature / culture. La femme est un sujet humain à part entière, douée de conscience, de mémoire et de volonté, capable de projets et d'ambition. En même temps, elle reste une femelle mammifère, et de ce fait sa fonction maternelle, animale, est très lourde : elle doit non seulement mettre au monde mais aussi nourrir et élever les petits. Ces deux vocations sont-elles conciliables ? Une longue tradition a longtemps privilégié la seconde. L'anthropologie des lumières a même imposé comme un dogme la définition d'une "nature féminine" éternelle et universelle, qui prédestine toute femme à la maternité et au service familial, dans la dépendance et sous la protection de l'homme. L'éducation des filles devait les conformer à ce modèle. En conséquence, l'affinité entre mère et fille a été fortement idéalisée au cours du XIXe siècle.

    Pourtant d'importantes mutations culturelles ont ébranlé ces représentations. La IIIe République a valorisé l'instruction. Elle a imposé l'enseignement primaire à tous les enfants, filles comprises. Elle a créé un enseignement secondaire à l'intention des demoiselles, ensuite elle leur a ouvert les portes de l'Université, et peu à peu elle leur a donné accès à des professions longtemps réservées aux hommes. Dès lors, la vocation maternelle ne pouvait plus être considérée comme exclusive, ni même comme prioritaire. Cette révolution dans l'éducation des filles marque une coupure radicale entre deux générations, elle ouvre une ère nouvelle dans l'histoire du deuxième sexe. Aussi a-t-elle laissé des traces fortes en littérature.

    La seconde vague féministe (années 1960-1970), a fait lever une révolte. Des filles ulcérées reniaient avec passion l'ancienne définition de la différence des sexes. Elles réclamaient une liberté totale, liberté sexuelle, liberté de vivre à leur gré, où et avec qui elles voulaient, liberté de faire carrière. Militantes agressives, virulentes, scandaleuses, elles se nommaient sorcières, pétroleuses, chimères. "Nous sommes toutes des Lilith !". Figures démoniaques, Lilith et les sorcières bafouaient brutalement les fées du logis, les anges du foyer, mythes fondateurs de la culture féminine bourgeoise, exaltés encore au temps de Vichy, et durant le baby boom.. Les plus violentes lançaient l'anathème contre leurs mères, passivement soumises à la domination patriarcale, complices de toutes les oppressions. Maternité = aliénation ! Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) les a rassemblées pour des combats épiques. La loi Neuwirth (1967, dépénalisation de la contraception) et la loi Veil (1975, dépénalisation de l'avortement) ont été célébrées comme des victoires éclatantes.

    Au delà le ton change. Parmi les rebelles beaucoup deviennent mères à leur tour, et découvrent la complexité des relations mère-enfant. En même temps, elles voient leurs propres mères vieillir, puis disparaître, Le deuil s'avère étrangement douloureux car il fait ressurgir des conflits anciens. Souvent il ne peut se faire qu'au prix d'une réparation symbolique qui prend la forme d'un récit d'agonie, d'un poème, d'un "roman" autobiographique, comme s'il fallait à tout prix surmonter, dépasser, effacer la rupture.

    Simone de Beauvoir, pionnière encore une fois, avait ouvert la voie en publiant Une mort très douce (1963). "Pourquoi la mort de ma mère m'a-t-elle si vivement secouée ? Depuis que j'avais quitté la maison elle ne m'avait inspiré que peu d'élans (...) Comment étais-je retombée sous sa coupe ? Notre relation ancienne survivait donc en moi sous sa double figure : une dépendance chérie et détestée (...) La ' petite maman chérie' de mes dix ans ne se distingue plus de la femme hostile qui opprime mon adolescence : je les ai pleurées toutes les deux en pleurant ma vieille mère. La tristesse de notre échec dont je croyais avoir pris mon parti m'est revenue au coeur... Sa défaite m'a terrassée."

    Parmi les best-sellers des années 1970, on ne peut oublier Les mots pour le dire de Marie Cardinal (1976). L'amour-haine qui s'exprime dans cette plainte déchirante va bien au-delà du discours banal sur l'aliénation : c'est un vertige de douleur et d'angoisse. Ce thème de l'amour-échec, de l'amour-haine, est repris par d'autres auteurs : Menie Grégoire (Telle que je suis, 1976) ; Anne-marie de Vilaine (La mère intérieure, 1982) ; Pierrette Sartin (Souvenirs d'une jeune fille mal rangée, 1982) ; Brigitte Lozerec'h (L'intérimaire, 1982) ; Annie Ernaux (Une femme, 1987) . Et aussi Thérèse (La Revue d'en face, février 1978) ; Yolande (Les cahiers du Grif, n° 17, septembre 1977) ; Mariella (colloque Choisir de donner la vie, 1979). A quoi il faut joindre, un peu à part, le poème de Luce Irigaray (Et l'une ne bouge pas sans l'autre, 1979). La liste n'est pas exhaustive.

    "Je ne suis pas encore guérie de la maternité, ni de la mienne ni de celle de ma mère, surtout de celle de ma mère", écrit Yolande. Ces jeunes femmes ont souffert. Plusieurs (Menie Grégoire, Anne-Marie de Vilaine) ont traversé des années de psychanalyse. Elles ont aussi fait souffrir. Bouleversées par la déchéance, l'agonie, la disparition de leur mère, elles revivent le passé comme une suite désolante de querelles, de griefs, d'incompréhension. Mais elles n'accusent plus, ne condamnent pas, et leur rancune se teinte de remords.

    Aucune n'essaie d'analyser rationnellement la naissance puis l'aggravation de l'hostilité réciproque. Pourtant, d'un livre à l'autre, des motifs apparaissent. Dans quelques cas le père a pesé : certaines filles (Menie, Anne-Marie) adorent leur père et jouent les favorites, excitant inconsciemment (?) la jalousie de leur mère, qui reporte alors son affection sur un autre de ses enfants. L'hostilité de la fille ressemble parfois à une répugnance physique : "J'avais haï ton pas, ta coiffure, ton corps, le son de ta voix, ton écriture, tes gestes. J'avais honte de toi" (Anne-Marie). Cette répulsion exprime aussi la peur d'être envahie, asphyxiée. "La poussière de mère saupoudre mon quotidien. Sa fonction c'est de m'empêcher de vivre" (Thérèse). Plusieurs auteurs citent Kate Millett (En vol). "Mère, J'ai passé ma vie entière à te fuir. A m'efforcer de ne pas te copier, de ne pas être toi. Et c'est pourtant ce que je suis." Luce Irigaray : "Je te ressemble, tu me ressemble. Je me regarde en toi, tu te regardes en moi (...). Je suis sortie de toi, et là, sous tes yeux, je suis une autre toi vivante (...). Toi moi s'échangeant sans fin et demeurant chacune. Miroirs vivants... Je veux m'en aller de cette prison... Je partirai hors de nous."

    Cette peur d'être rivée à la mère tourne à la panique au moment de l'enfantement. Mariella : "Je ne supportais pas d'être enceinte devant ma mère, je ne voulais pas faire un enfant pour ma mère (...). Elle avait acheté le trousseau pour le bébé (...) elle m'accablait de mots, de lettres, de coups de téléphone (...). Elle voulait s'approprier le bébé, mon corps et jusqu'à mes sentiments. Je la haïssais, je la voulais morte (...). La fin de tout cela a été un accouchement atroce qui s'est terminé en césarienne." Brigitte, de son coté, ne supporte pas que sa mère assiste à son accouchement ; n'osant pas la chasser, elle feint le délire et hurle : 'Faites-la sortir ! Faites-la sortir ! '. Accoucher est chose trop intime et trop belle pour la vivre en présence de ma mère".

    Naguère, être le miroir, le double de maman n'était pas un tourment, au contraire : aux bonnes petites filles on faisait un mérite de se conformer au modèle maternel. Mais à mesure que les filles se sont lancées dans les études, un abîme s'est creusé : au cours des années 1970, la distance culturelle devient manifeste. Les filles qui écrivent se perçoivent plus cultivées, plus intelligentes que leurs mères ; évoluant dans le monde de l'esprit, de la pensée, elles regardent avec mépris ou du moins avec condescendance, la ménagère ensevelie dans sa routine quotidienne.

    La plupart des jeunes femmes se sont engagées dans des activités professionnelles. Les mères l'ont accepté tant que la fille n'avait pas d'enfant ; mais ensuite, elles se sont indignées de voir celle-ci mesurer le temps consacré à la progéniture. Appelées, en tant que grand'mères, à garder les petits, la divergence des principes éducatifs a provoqué de nouveaux affrontements.

    De leur coté, les filles apprécient l'autonomie économique que procure le travail salarié. La dépendance consentie de leur mère les choque profondément. "Je ne suis rien. Je suis à la disposition des autres. Je suis là pour servir si l'on veut de moi." Ainsi s'exprime, provocante, "la reine morte", mère de Menie. De quoi se plaint une femme au foyer ? De n'avoir jamais pu faire ce qu'elle voulait ? "Elle n'avait qu'à prendre sa vie en main au lieu de la subir (...) combien de fois ai-je dit à ma mère de divorcer !" lance Brigitte. Le pire est que la mère modèle, qui s'est immolée dans la maternité, se sent dépréciée, humiliée par les échecs de ses enfants. "C'était insupportable d'avoir le rôle de faire valoir et de mal le remplir." (Brigitte).

    Autre sujet de désaccord : la religion. Simone de Beauvoir s'étonne que sa pieuse mère, aux portes du tombeau, mais pleinement lucide, refuse la visite d'un prêtre. Cette mourante aimait passionnément la vie et s'y accrochait Sa dévotion aurait-elle été de pur conformisme ? Ce n'est pas si simple. Elle avait écrit à une amie : "Bien sûr, je voudrais aller au ciel, mais pas toute seule, pas sans mes filles." Sa religion ne prenait sens qu'en tant que communion avec ses proches et les êtres chers. Plus qu'un ensemble de rites et de croyances, c'était un partage d'amour et d'espérance. La fille qui rejette ce lien épouvante et consterne sa mère.

    La réprobation réciproque n'a été nulle part aussi dure que dans le domaine de la sexualité. Les filles reprochent aux mères un silence de plomb, des brimades répétées, une inquisition insupportable. "A l'adolescence je me suis détachée d'elle, et il n'y a plus eu que la lutte entre nous. Dans le monde où elle avait été jeune, l'idée même de la liberté des filles ne se posait pas, sauf en termes de perdition (...). Elle n'a pas aimé me voir grandir. Lorsqu'elle me voyait déshabillée, mon corps semblait la dégoutter." (Annie). Mais les filles s'indignent encore plus des humiliations que leurs mères ont acceptées. "Elle en était presque fière ma mère d'être frigide (...) Quand ma mère et ses soeurs allaient se coucher, elles avaient une formule toute faite pour dire bonsoir à la cantonade : ' Bonsoir ! Je vais à l'austère devoir pieusement fidèle'. Cela me suffoquait de rage, de colère et de tristesse" (Brigitte). Ces mères transmettaient une image jugée dégradante du deuxième sexe. Il y a pire. Certaines mères avaient furieusement refusé leur maternité, elles avaient multiplié les tentatives d'avortement. L'une, citée par Brigitte, cirait l'escalier quand elle avait un retard de règles, et s'arrangeait pour dégringoler. Cruauté suprême : Marie Cardinal, encore enfant, a appris de sa propre mère tous les efforts tentés pour l'empêcher de naître. De quoi nourrir à jamais la haine, ou la folie.

    Malgré tout, la mère de Marie, belle, active, généreuse a su se faire aimer. Mais c'est seulement après sa déchéance et sa mort que l'amour a pu se dire. "Que c'était bon de l'aimer enfin dans la lumière, dans le printemps, ouvertement, après la bataille terrible que nous nous étions livrée ! (...) Quels coups elle m'avait assénés, quel venin j'avais distillé ! Quelle sauvagerie, quel massacre !". Brigitte, pour sa part, se remémore de précieux moments d'intimité. "Le temps du sommeil des petites soeurs j'avais connu un bonheur ineffable (...) oui elle m'aimait, oui nous nous entendions à ravir toutes les deux, non elle ne pouvait pas regretter de m'avoir donné le jour." Menie trouve un mot qui surmonte l'échec : "Oui, je me suis réconciliée (...) Mon seul regret c'est de n'avoir pas pu la prendre dans mes bras pour la rassurer, lui expliquer, la convaincre qu'elle était une chère petite fille, et mère et soeur, tout à la fois." Anne-Marie s'interroge, éperdue : "De qui suis-je en deuil ? d'une femme que je n'ai pas su aimer, que j'ai toujours repoussée, écartée de ma vie, de mes joies, de mes peines ? Ou bien suis-je en deuil d'une partie de moi-même, que j'accepte, enfin, trop tard ?"

    Les mythes grecs ont donné deux représentations de la relation mère-fille : d'un coté, Déméter et Coré, unies par une affection indestructible ; de l'autre Clytemnestre et Electre que leur haine réciproque conduit à la mort. Les filles féministes des années 1960-1970 ressemblent à Electre : elles rompent avec la mère. Eprises d'absolu, refusant tout compromis, elles s'identifient à des valeurs supérieures : la liberté et la dignité du deuxième sexe. Devenues mères à leur tour, elles auront à repenser le lien mère-fille, pour de nouvelles transmissions.

    Yvonne KNIBIEHLER

[1] Ce texte s'inspire du chapitre VI de mon livre intitulé La révolution maternelle, Perrin 1997.