bandeau















DOM JUAN, LE FAUX LIBERTIN - ANTONY MCKENNA






Les problèmes suscités par l'interprétation de Dom Juan découlent en partie du fait que les apologistes de l'époque refusaient de prendre le libertinage philosophique au sérieux ; le libertinage n'était pour eux qu'une posture sociale, un prétexte à la licence des moeurs. Chez Garasse, c'est évident :
    "J'appelle libertins, nos yvrognets, moucherons de tavernes, esprits insensibles à la piété, qui n'ont d'autre dieu que leur ventre, qui sont enroolez dans cette maudite conferie, qui s'appelle confrerie des bouteilles [...] Il est vray que ces gens croyent aucunement en Dieu, haïssant les huguenots et toutes sortes d'heresies, ont quelquesfois des intervalles luisans, et quelque petite clarté qui leur fait voir le miserable estat de leur ame : craignent et apprehendent la mort, ne sont pas du tout abbrutis dans le vice, s'imaginent qu'il y a un enfer, mais au reste ils vivent licentieusement, jettant la gourme comme jeunes poulains, jouyssant du benefice de l'aage, s'imaginant que sur leurs vieux jours Dieu les recevra à la misericorde, et pour cela sont bien nommez quand on les appelle libertins ; car c'est comme qui diroit apprentif de l'atheisme" [1].

    Le libertin croit donc en Dieu, mais se donne la licence de vivre comme s'il n'y croyait pas, comptant sur un repentir tardif. C'est donc une mauvaise foi, une confusion d'esprit et une corruption de coeur que Garasse dénonce : le comportement du libertin ne répond pas à sa véritable croyance.

    Pour le Père Marin Mersenne aussi, "l'impiété des déistes" témoigne d'abord d'une perversion de la volonté et ne découle pas d'une position philosophique solide. Comme le souligne son éditeur récent, D. Descotes [2], le libertin que met en scène Mersenne accepterait volontiers de rester au sein de la religion chrétienne, si celle-ci ne lui imposait pas une morale contraignante. Mais, voulant vivre librement selon ses désirs, il se heurte aux prescriptions de l'Évangile. Il adopte alors une "conduite magique" : il rejette ce Dieu chrétien qui le menace d'une peine infernale pour ne croire en aucun Dieu (athée) ou pour ne croire qu'en un Dieu indulgent (déiste). Sa prétendue incroyance n'est que le fruit de ses passions ardentes ; elle ne se fonde pas sur des arguments cohérents. Certes, Mersenne apportera ensuite, face au libertin, une batterie d'arguments théoriques empruntés aux uns et aux autres, mais, fondamentalement, le libertinage s'inspire, à ses yeux, de l'horreur et de la crainte que suscite la menace d'une peine éternelle. C'est une tentative de renverser la formule célèbre de Stace : "Primus in orbe Deos fecit timor" [3], puisque, aux yeux de l'apologiste, c'est la crainte qui suscite l'incroyance... Les arguments apologétiques, démonstrations de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, s'adressent essentiellement aux croyants, pour les rassurer en leur faisant voir que leur foi n'est pas sans défense face aux attaques des rationalistes et pour montrer que "les déistes et les libertins ne se servent que de calomnies, d'impostures pour faire haïr la religion catholique" [4]. L'incroyant qui refuse la foi apparaît ainsi, par ses arguments fragiles et trompeurs, comme l'insipiens qui en prouve la vérité.

    De même, dans son ouvrage suivant, l'ambition de Mersenne est de démontrer "la vérite des sciences" contre "un tas de libertins lesquels, n'osant faire paraître leur impiété, de peur qu'ils ont d'être châtiés, s'efforcent de persuader aux ignorants qu'il n'y a rien de certain au monde à raison du flux et du reflux continuel de tout ce qui est ici-bas" [5]. Or, leurs doutes se fondent "sur le sable mouvant du caprice des libertins" (p. 167) et ne suscitent dans le domaine des sciences, que "chicaneries et paralogismes" (p. 239) auxquelles Mersenne oppose tranquillement la certitude des mathématiques et celle d'une immense pétition de principe :
    "Les Sceptiques ne sauraient effacer le principe et le fondement des moeurs qui est gravé dans leur entendement, savoir est qu'il ne faut point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait, et qu'il faut aimer le bien, et fuir le mal : n'importe que les diverses nations, et les diverses personnes aient des lois, et des us et coutumes différentes, car elles sont permises pourvu qu'elles ne s'opposent point à la droite raison, ni à la volonté de Dieu, laquelle doit être la règle souveraine de toutes nos actions, et de toutes nos pensées" (p. 242).

    Car il ne s'agit pas d'opposer argument à argument, mais de dénoncer la mauvaise foi : "C'est là l'exercice d'une quantité de libertins qui sont marris de ce que Dieu est juste, et de ce qu'il punira les impies d'un supplice éternel, c'est pourquoi ils désireraient grandement qu'il n'y eût point de Dieu, ou du moins que l'âme raisonnable fût mortelle, afin qu'ils n'endurassent point la peine qui est due à leurs méchancetés : c'est ainsi que les voleurs, les banqueroutiers, et les meurtriers voudraient qu'il n'y eût ni juges ni justice, ni bourreaux pour les châtier" (p. 253-254).
    En effet, lorsqu'on met le libertin dans ce sac-là, il est difficile de prendre ses arguments au sérieux.

    Même chez Pascal, lui qui prend au sérieux les principes philosophiques d'un libertinage gassendiste, chez ce connaisseur donc, qui aime aller au fond des choses, on trouve cette même représentation du libertin. L'incroyant affiche une désinvolture qui est proprement insupportable aux yeux de l'apologiste, et Pascal ramène cette "indifférence" libertine à un raisonnement incohérent, à un paradoxe monstrueux. C'est une page célèbre des Pensées ; Pascal attribue le discours suivant à son interlocuteur libertin :
    "Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'en un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit.

    Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour.
    Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter." (S.681) [6]

    A cette étape de l'apologie, c'est le constat de la "vanité" de la condition humaine, autrement dit de son absurdité : "car il n'y a pas de raison pour quoi ici plutôt que là, pour quoi à présent plutôt que lors" (S.102). La condition humaine est absurde, elle est dépourvue de sens. Or, l'apologiste fonde sur ce constat une conclusion "libertine" paradoxale et provocatrice :
    "Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d'incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future." (ibid. : je souligne)

    En somme, il refuse d'attribuer au libertin une philosophie cohérente ; il lui refuse même le bon sens :
    "Qui souhaiterait d'avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ?
    Et enfin, à quel usage de la vie pourrait-on le destiner ?" (ibid.)
    Le libertin, en somme, ne sait pas vivre... : c'est un fou, une tête légère : "En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables..." (ibid. : je souligne).

    Le libertinage se fonde, par définition, sur des apories évidentes : c'est une déraison aux yeux de l'apologiste. Mais cette indifférence, cette désinvolture, cette déraison sont feintes :
    "Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état [de doute et d'indifférence], dans lequel il semble incroyable qu'une seule personne puisse être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug, et qu'ils essaient d'imiter..." (S.681)
    Le libertinage n'est, dans le fond, qu'une imposture.

    Cette vision apologétique du libertinage se confirme encore dans les Mémoires du Père Paul Beurrier, abbé de Saint-Geneviève, curé de la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont en 1662, qui a assisté Pascal sur son lit de mort et qui fait, vers 1692, le récit de ses victoires sur le libertinage [7] : il propose le portrait de trois libertins efficacement convaincus et convertis par les démonstrations qu'il trouvait dans ses propres ouvrages... et, à chaque fois, la leçon est assénée : "la volupté et l'orgueil conduisent assez ordinairement à l'impiété" [8]. L'incroyance se réduit toujours à la licence des moeurs, à l'indiscipline.

    Ainsi, du début à la fin du siècle, le libertin n'a pas de philosophie digne de ce nom [9] : aux yeux des apologistes, il se sert de prétextes divers et superficiels pour se donner un alibi et pour faire bonne figure ; il cherche le "bon air" selon une autre formule de Pascal (S. 681) : le libertin s'adonne à la licence des moeurs dans l'élégance mondaine. Il est de "mauvaise foi" ; son incroyance affichée n'est qu'une posture sociale. C'est une tautologie chez les apologistes.

    Or, précisément, le personnage de Dom Juan dans la pièce de Molière ne correspond pas à la figure mythique du séducteur satanique et on s'interdit de saisir l'intention du dramaturge, si on le situe dans la lignée des précurseurs, Tirso de Molina, Dorimon et Villiers [10]. En revanche, le Dom Juan de Molière répond parfaitement au portrait du "faux libertin" que s'acharnaient à peindre les apologistes : son libertinage est une imposture en ce sens qu'il est superficiel et qu'il sert de masque à ses passions impatientes et égoïstes : "il n'y a rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs" (acte I, sc.2), "j'ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m'attire" (acte III, sc.5). Son impénitence aussi fait de lui le type même du libertin dénoncé par les apologistes : "Oui, ma foi ! il faut s'amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous" (acte IV, sc.7), sarcasme auquel répondent, selon le modèle apologétique précisément, l'endurcissement de la fin : "Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir" (acte V, sc.5), et le défi insensé qu'il lance face à la menace de l'enfer : "Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur" (ibid.). Bossuet venait de consacrer un sermon célèbre de son Carême du Louvre (1662) à l'impénitence du "mauvais riche", enchaîné "par ses plaisirs, par ses empressements, par sa dureté" et qui "arrive enfin, le malheureux ! à la plus grande séparation sans détachement ; à la plus grande affaire sans loisir ; à la plus grande misère sans assistance" [11]. L'impénitence vigoureuse de Dom Juan fait sentir l'enchaînement des plaisirs et exprime parfaitement la mauvaise foi sous-jacente, par définition, à toute profession de libertinage aux yeux des apologistes.

    Or, ce Dom Juan, libertin imposteur, répond parfaitement aux exigences de la conjoncture créée par la censure de Tartuffe. Loin de défier les censeurs dévots, Molière pense se dédouaner à leurs yeux : ils lui reprochent de s'attaquer à la vraie dévotion sous prétexte de s'en prendre à l'hypocrisie ; il fait donc la satire du faux libertinage, démontrant ainsi que sa cible n'est pas la dévotion sincère mais l'hypocrisie sous toutes ses espèces.

    Un libertin libre penseur, un esprit affranchi, un philosophe avec un penchant pour la mathématique, un esprit universel ? Voyons. Comment est-il habillé ? À force de le voir vêtu de cuir noir, on oublie la réalité du XVIIe siècle [12]. Sganarelle nous la peint :
    "Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu [...], pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme..." (I. 2)

    Pierrot confirme : "[...] il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu'en bas [...] Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu tête ; et ils boutont ça après tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j'entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d'haut-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d'ici à Pâque ; en glieu de pourpoint, de petites brassières qui ne leu venont point usqu'au brichet ; et en glieu de rabats, un grand mouchoir de cou à reziau, aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l'estomaque. Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de rubans, tant de rubans, que c'est une vraie piquié. Igna pas jusqu'aux souliers qui n'en soient farcis tout depis un bout jusqu'à l'autre ; et ils sont faits d'eune façon que je me romprois le cou aveuc". (II. 1)

    C'est donc un philosophe qui suit de très près la mode de la Cour. Y reste-t-il, au fond, indifférent ? Regarde-t-il les péripéties de la mode d'un oeil narquois ? Pas du tout. Car, lorsque Elvire arrive habillée de son costume de voyage, il s'exclame, indigné :
    "Est-elle folle de n'avoir pas changé d'habits, et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne ?" (I. 2)

    La fonction dramatique du propos est peut-être de nous faire comprendre la hâte d'Elvire, mais il me semble qu'il trahit aussi une sensibilité excessive du héros à l'égard des apparences et des convenances mondaines. On imagine Dom Juan plus proche de Monsieur que de La Mothe Le Vayer ou de Gassendi : perruque, rubans, dentelles, habit doré, talons, certainement ; parfum, poudre et bijoux sans doute ... avec la suffisance et le narcissisme que supposent ces apprêts. Sans oublier le rite gestuel de celui qui prise le tabac et qui le propose aux autres, autre trait du jeune homme à la mode. Cet aspect de notre héros suscite la comparaison avec le rôle parodique que joue Mascarille devant les précieuses ridicules, Magdelon et Cathos :
    "Mascarille : Que vous semble-t-il de ma petite oie ? La trouvez-vous congruante à l'habit ? [...] Le ruban est bien choisi. [...] Que dites-vous de mes canons ? [...] Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait. [...] Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat. [...] Vous ne dites rien de mes plumes : comment les trouvez-vous ? [...] Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or ? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu'il y a de beau" (Les Précieuses ridicules, sc. 9) [13].

    La tenue de Dom Juan correspond ainsi à son statut dramaturgique, tel que le définit Georges Forestier : il est un petit marquis [14].
    Autre point qui vaut d'être souligné : Dom Juan n'est pas "l'épouseur du genre humain" par refus des conventions sociales. Notre héros ne vise pas à renverser la hiérarchie sociale, à abattre les cloisons de la vie bourgeoise, ni à dénoncer les fausses valeurs d'un ordre social fondé sur l'argent ou sur la Force. Le libertinage du XVIIe siècle ne peut pas être assimilé à l'anticonformisme ni aux revendications égalitaires du XXe. D'ailleurs, Dom Juan n'est aucunement ennemi des conventions sociales lorsque celles-ci ne s'opposent ni à ses intérêts immédiats ni à ses plaisirs. Par exemple, il profite très volontiers des conventions de la hiérarchie sociale lorsqu'elles lui permettent de prendre l'ascendant sur ses interlocuteurs : les paysans, le pauvre, M. Dimanche, Sganarelle. Les apparences du costume, l'argent, la hiérarchie des sièges et des salutations, l'autorité du maître, autant de moyens pour notre libertin d'imposer sa volonté tyrannique à ceux qui lui sont socialement inférieurs. Il exploite systématiquement les signes extérieurs de son statut social, statut privilégié auquel il n'est évidemment pas prêt à renoncer. Au contraire : il attend impatiemment la mort de son père pour mieux en jouir.

    Autre point qui me semble poser problème : les mariages successifs de Dom Juan : "... si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir" (I. 1). C'est donc là la technique de Dom Juan : c'est là sa façon habituelle de séduire. La trahison, la mauvaise foi, la parole bafouée, les promesses sacrilèges sont les moyens qu'il emploie systématiquement pour séduire celles qui se fient à la parole d'un homme d'honneur. Car, précisément, il n'est pas un homme d'honneur... Sans insister sur la question du sang et du rang, et sans anachronisme, on peut néanmoins s'étonner que ce champion de la séduction ait besoin de promettre toujours le mariage : certes, il est pressé, mais, dans le cas des paysannes, par exemple, la promesse de mariage me paraît un moyen disproportionné pour arriver aux fins qui sont les siennes [15]. Je ne pense pas que les nobles de la Cour aient toujours eu besoin de promettre le mariage pour séduire les paysannes. Mais enfin, cela est sans doute invérifiable, et, certes, on nous objectera que Dom Juan cherche et trouve, constamment, dans la promesse de mariage, le plaisir du sacrilège. Je me contenterai donc d'opposer à cette habituelle et mécanique promesse de mariage la description faite par Dom Juan lui-même des plaisirs de la séduction :

    On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. (I. 2)

    C'est un plaisir délicat et pervers, digne de Valmont. Mais ce n'est qu'une rodomontade, qui ne correspond en rien à la pratique de Dom Juan. Dès la scène suivante ce qui souligne le décalage cet habitué de la conquête délicieuse, celui qui se sent "un coeur à aimer toute la terre", reste singulièrement court lorsque sa femme le rattrape (I. 3), et elle dénonce fort justement son embarras ridicule :
    "Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez..." (I. 3)

    Piqué au vif par un tel reproche, que trouve-t-il ? Un prétexte de dévotion, une bassesse à laquelle Elvire elle-même ne s'attendait pas, elle qui se résignait à reconnaître en lui un séducteur insolent et désinvolte. On a du mal à reconnaître, dans cet embarras, l'élégance et le panache d'un héros du libertinage. Nous sommes confrontés plutôt à l'écart ridicule entre l'image que Dom Juan entretient de lui-même, tout en parole et en paraître, et la réalité fruste de ses naufrages, de ses gênes, de ses fuites... en avant. "Alexandre" s'enfuit et se dérobe toujours [16]. Il se ridiculise, et ce ridicule consiste toujours dans l'écart entre sa parole et son comportement. Est-ce là le portrait d'un grand seigneur libertin ?

    Il y a, en effet, un abîme entre ce qu'il dit et ce qu'il fait. Le scénario est construit sur ce principe. Il parle "tout comme un livre" (Acte I, sc. 2) ce qui est en soi un indice d'imposture chez Molière [17] , mais, loin d'étendre ses conquêtes au-delà des frontières tel un nouvel Alexandre, il est d'abord rattrapé par sa femme et reste coi devant ses reproches au point qu'elle est obligée de lui souffler le discours d'un véritable aventurier de l'amour (Acte I, sc. 3) ; il fait ensuite ridiculement naufrage à la poursuite d'une paysanne ; il est repêché, comiquement, par les paysans ; alors, il promet le mariage  belle séduction et digne d'un noble d'épée...  à deux paysannes et se trouve aussitôt pris entre les deux, n'échappant à cette nouvelle situation ridicule que par des équivoques embarrassées (comme le souligne la didascalie de Molière : acte II, sc. 4). Il se dérobe, il fuit, il se déguise. Il réduit sa qualité au seul point d'honneur, triomphe, par la parole ou par la brutalité, de ses interlocuteurs socialement inférieurs (les paysans, M. Dimanche, Sganarelle), mais fait l'objet du mépris de ses pairs. Il échappe enfin aux poursuites par le recours à l'hypocrisie religieuse : il devient Tartuffe pour mieux satisfaire ses désirs, comme il le déclare explicitement (Acte V, sc. 3) : "[...] si j'ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j'ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m'arriver".

    Il n'y a plus de honte maintenant à cela : l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée ; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. "[...] Enfin, c'est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai".

    Il substitue un rôle à un autre : à la posture brillante et scandaleuse du libertin qui a "secoué le joug", il préfère enfin la sécurité que lui promet le masque de la dévotion. Il apparaît ainsi comme l'incarnation de deux erreurs extrêmes : dans le rôle d'hypocrite, il endosse l'habit de Tartuffe ; dans le rôle du libertin fanfaron, c'est un enfant gâté qui couvre l'impatience de ses désirs sous un discours convenu : il cloue le bec à ses interlocuteurs avec des formules péremptoires : "2 et 2 sont 4" (Acte III, sc. 1), "l'amour de l'humanité" (Acte III, sc. 2).

    Abordons ces deux formules qui marquent les deux grandes scènes de libertinage dit "philosophique" : face à Sganarelle, d'abord (III. 1), face au pauvre, ensuite (III. 2). Quelle est la portée philosophique de la position de Dom Juan dans ces scènes ? Il y a certainement ici un clin d'oeil pour les initiés  comme l'a démontré Olivier Bloch [18]  mais j'insisterai sur un aspect plus évident : même si les formules de Dom Juan ont des résonances mystérieuses, à chaque fois il les prononce devant un interlocuteur incapable d'en comprendre la signification. Face à Sganarelle, apologiste ridicule, il se borne à proposer une boutade célèbre : "Je crois que deux et deux sont quatre ..." ; il lui suffit de se taire ensuite et d'attendre que Sganarelle et son raisonnement occasionaliste se cassent le nez. Face au pauvre, mendiant superstitieux, Dom Juan se plaît à souligner le paradoxe de son état, à le provoquer au blasphème ; enfin, il lance une boutade blasphématoire empruntée à La Mothe Le Vayer : "Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité". Dieu existe-t-il ? Existe-t-il des preuves de son existence ? Là n'est pas la question : Dom Juan se contente de triompher de son valet ridicule. Dieu existe-t-il ? Répond-il aux prières de ceux qui s'adressent à lui ? Molière ne pose pas cette question et ne cherche pas à y répondre. Dom Juan se sort d'une situation bloquée et tire son épingle du jeu : il triomphe encore une fois d'un adversaire au moyen d'une pirouette. La victoire du libertin repose ici sur la faiblesse de ses interlocuteurs, et c'est là précisément ce qu'il fallait démontrer : le triomphe du moi, l'orgueil de celui qui se présente comme un Alexandre et qui se contente de victoires faciles.

    On s'appuie sur ces boutades et sur leur sens pour les initiés pour démontrer que Dom Juan est un authentique libertin. Or, bien évidemment, ce sont des formules libertines, car il s'agit précisément de caractériser Dom Juan comme un "faux libertin", mais elles ne démontrent pas plus l'authenticité de son libertinage que les mots de Tartuffe ("serrez ma haire avec ma discipline", "l'intérêt du Ciel", "le Ciel l'ordonne" ..., etc.) et ses aumônes données aux prisonniers ne sont des signes authentiques de sa dévotion [19]. Comme chez Tartuffe, c'est précisément dans l'emploi détourné de ces formules et de ces gestes qu'on doit chercher la nature  c'est-à-dire l'imposture, la fausseté  de l'attitude affichée par le personnage : dévotion chez Tartuffe, libertinage chez Dom Juan. Ces formules ne sont pour Dom Juan  comme pour Tartuffe  que des formules : ce n'est pas la philosophie qui le préoccupe sauf dans la mesure où elle lui permet de faire bonne figure, de satisfaire ses désirs, de posséder son monde : séduction, ruse, mensonge, philosophie, insolence, brutalité, hypocrisie, tous les moyens sont bons pour assurer le triomphe de son moi, pour posséder, pour dominer, pour tyranniser les autres [20]. Au fond, il n'a qu'une hâte : de voir son père mourir pour mieux profiter de sa fortune et de son rang social : "Mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire" (Acte IV, sc. 5), et il précise que, par sa prétendue conversion, il cherche à "ménager un père dont il a besoin" (Acte V, sc. 2). Héros libertin ou enfant gâté ?