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DOM JUAN, LE FAUX LIBERTIN - ANTONY MCKENNA






Mais le courage, du moins, ne manque pas à notre héros : même si sa première réaction, en entendant que douze hommes à cheval le recherchent, est d'échanger ses habits contre ceux de son valet (II.5), ne se précipite-t-il pas au secours de Don Carlos (III. 3) ? Certes. Il a ici le réflexe d'un homme de courage. Et, par ailleurs, il nous apprend qu'il a tué le Commandeur en duel, dans les règles : il est sensible au point d'honneur. Il a eu, précise-t-il " [s]a grâce de cette affaire" (I. 2). Il s'engage, face à Dom Carlos, à "faire raison" par le duel de l'injure qu'il a commise à l'égard de Done Elvire et du déshonneur que sa trahison a entraîné sur toute sa famille (III. 3), quitte, il est vrai, à se dérober sous des prétextes indignes et dévots par la suite (" J'obéis à la voix du Ciel" : V. 3). Dans le contexte des édits de Louis XIV concernant le duel [21], Dom Juan représente ici non pas dans sa dérobade hypocrite, évidemment, mais dans le recours initial au combat la survivance d'une tradition ancienne : il réduit sa qualité au point d'honneur ; il a, dit-il, du "coeur". Mais cette tradition aristocratique du point d'honneur est regardée de plus en plus comme une survivance brutale, néfaste pour l'ordre social et pour la vie civile : le roi ne cesse de combattre la pratique du duel, et Molière le sait fort bien puisqu'il a fait l'éloge de la politique royale dans Les Fâcheux, pièce jouée pour la première fois, précisément, devant le roi à Vaux-le-Vicomte...

    Éraste : "Je ne veux point ici faire le capitan ;
    Mais on m'a vu soldat avant que courtisan ;
    J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
    De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,
    Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté
    Le refus de mon bras me puisse être imputé.
    Un duel met les gens en mauvaise posture,
    Et notre roi n'est pas un monarque en peinture ;
    Il sait faire obéir les plus grands de l'État,
    Et je trouve qu'il fait en digne potentat.
    Quand il faut le servir, j'ai du coeur pour le faire ;
    Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire ;
    Je me fais de son ordre une suprême loi :
    Pour lui désobéir, cherche un autre que moi".
    (Les Fâcheux, I.6, v.273-286)

    Dom Juan démontre donc qu'il a une conception caduque de la noblesse : les qualités de la nouvelle noblesse de la Cour sont des qualités de sociabilité.

    Le mépris dans lequel le tiennent ses pairs mérite d'être souligné. Dom Louis, son père, dénonce sa "bassesse" et précise les exigences de la qualité sociale dont il a hérité :

    De quel oeil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d'actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d'adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! (Acte IV, sc.4)

    L'allusion au Souverain est ici significative, me semble-t-il, et confirme que Molière exprime ici une conception de la noblesse conforme aux volontés de Louis XIV devant qui il comptait bien jouer la pièce... L'indignation contenue du vieillard n'en est que plus éloquente et il définit parfaitement la qualité intérieure qu'exige la véritable noblesse :
    "Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Et qu'avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d'être sorti d'un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. Aussi nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants".

    Les frères d'Elvire reprennent le même commentaire avec plus ou moins de virulence. Et leur mépris ne constitue pas simplement le jugement étriqué de conformistes à l'égard d'un rebelle : il désigne comme indigne de son sang, et donc de son rang social, celui qui ne pourrait vivre comme il fait s'il ne tenait pas ce rang. C'est un jugement sur l'ordre et sur le désordre social. Comme dans Tartuffe, l'ordre social est garanti par le roi et cet ordre apparaît ici comme la correspondance entre le mérite et le privilège, entre les qualités et la qualité. Loin de se réduire au point d'honneur, la véritable noblesse repose sur des qualités intérieures qui s'expriment en un comportement vertueux :
    "Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait, et que je ferais plus d'état du fils d'un crocheteur qui serait honnête homme que du fils d'un monarque qui vivrait comme vous".

    Or, cette conception de la noblesse est parfaitement conforme, non seulement aux nouvelles normes que lui prescrit Louis XIV, mais aussi aux vertus sociales de l'honnête homme. Dans la pièce de Dom Juan, Don Carlos exprime et incarne ces mêmes valeurs. À mon sens, il représente, dans l'intention de Molière, un modèle de comportement : modéré, loyal, lucide, ferme, respectueux des autres, exigeant à l'égard de lui-même. Ses qualités ne font que mieux souligner la bassesse de l'enfant gâté, du prétendu libertin.

    Certes, même si l'on concède que Dom Juan n'est pas un "vrai" libertin, un libertin authentique et sincère  c'est-à-dire, comme je l'entends, un incroyant dont le refus de la doctrine chrétienne s'appuie sur une réflexion philosophique et sur un système de valeurs , on ne doit pas minimiser le libertinage implicite que véhicule la pièce. L'impiété s'exprime entre les lignes : Sganarelle croit en Dieu et au moine bourru comme il croit à la casse, au séné et au vin émétique ; la superstition médicale est ici, pour la première fois, mise explicitement en parallèle avec la superstition religieuse ("impie en médecine" : Acte III, sc. 1) ; le dernier mot de la comédie rappelle que la punition du libertin n'est qu'une farce et que les interventions du Ciel ne sont que des effets de machinerie théâtrale. Les critiques dévots tels que le "sieur de Rochemont" se contentent de ces constats pour faire supprimer la pièce et Molière renonce à la défendre : en effet, son propos est trop ambigu et il a donné le bâton pour se faire battre... D'ailleurs, les critiques auraient pu aller plus loin : les initiés devaient reconnaître dans l'éloge du tabac la reprise d'un thème-clef de Lucrèce aux implications matérialistes redoutables, comme l'a démontré O. Bloch [22]. Ils devaient également apprécier l'échec de l'occasionalisme nouvelle philosophie chrétienne, ici empruntée à Géraud de Cordemoy dans la chute de Sganarelle, qui "casse le nez" à son raisonnement (III.1) : Dieu n'était donc pas là pour assurer le lien entre la pensée et le corps : Il n'a pas joué son rôle occasionaliste ; Il a donc des défaillances, ou bien Il est paresseux... [23]

    P. Dandrey a récemment souligné la ressemblance entre le "discours d'Alexandre" et la conception du libertinage incarnée par le Francion de Sorel [24] : ce libertinage consiste essentiellement dans le désir :
    "Il ne luit pas au Ciel tant d'étoiles, que de beaux yeux [qui] m'ont éclairé. Mon âme s'enflammait au premier objet qui m'apparaissait, et de cinquante beautés que j'avais le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvais discerner laquelle m'agréait le plus ; je les poursuivais toutes ensemble, et lorsque je perdais l'espoir de jouir de quelqu'une, je recevais un déplaisir sans pareil". [25]

    Il se réduit à un hédonisme assez fruste : "Il m'est avis (ce disait-il en lui-même) qu'il n'importe pas beaucoup quelle manière de vie nous suivons, pourvu que nous ayons du contentement. Il ne faut pas se soucier non plus de quelle sorte de contentement vient pourvu qu'il vienne selon notre souhait". (éd. A. Adam, p. 370 ; éd. F. Garavini et al., p. 473)

    Le désir de Francion est frénétique : "[...] j'ai plus de désirs qu'il n'y a de grains de sable en la mer ; c'est pourquoi je crains grandement que je n'aie jamais de repos !" (éd. A. Adam, p.315 ; éd F. Garavini et al., p. 399) ; "[...] de vérité, après avoir reçu des assurances de la bonne volonté que Naïs avait pour moi, et après avoir même juré plusieurs fois que je ne trouvais rien de si beau comme elle, je n'ai pas laissé d'avoir la curiosité de voir d'autres beautés dont j'ai même fait de l'estime. Mais quoi, l'empire de cette dame devait-il être su tyrannique que j'eusse les yeux bandés pour tous les autres objets ? La nature n'a-t-elle pas donné la vue et le jugement aux hommes pour contempler et admirer toutes les beautés du monde ?" (éd. A. Adam, p. 470 ; éd. F. Garavini et al., p. 603)

    Suivant son désir insatiable, le libertin obéit aux lois de la nature, elle aussi toujours en mouvement : on sent que Francion s'est éduqué auprès de Théophile et a ainsi goûté à la philosophie de Vanini [26].

    En effet, il est parfaitement possible que Dom Juan emprunte à Sorel sa profession de foi libertine [27], puisqu'il parle "tout comme un livre". Cependant, en 1665, la multiplication des conquêtes et des provocations ne suffit pas à définir le libertinage aux yeux de Molière : comme nous le verrons, il vise une philosophie anti-chrétienne plus cohérente et plus profonde, compatible avec les valeurs de l'honnêteté, une philosophie qui ne se réduit pas au sentiment de l'honneur vanté par Francion et lancé par lui à la tête du comte de Bajamond : "Comte, avez-vous oublié les vertus qu'un homme comme vous, qui fait profession de noblesse, doit ensuivre ? Comment, vous voulez faire assassiner la nuit vos ennemis par des voleurs ? Ne savez-vous pas bien qui je suis, et qu'il ne me faut pas traiter de cette façon ?" (éd. A. Adam, p.300 ; éd. F. Garavini et al., p.370)  avant de le défier en duel. D'ailleurs, Sorel lui-même annonce un aspect capital de cette honnêteté, telle qu'elle s'exprimera dans la harangue de Dom Louis : il ne s'agit pas seulement des propos d'un vieux "radoteur" [28], mais des termes de la "Lettre aux Grands" : "Il faut vous apprendre que je ne regarde le monde que comme une comédie et que je ne fais état des hommes qu'en tant qu'ils s'acquittent bien du personnage qui leur a été baillé. Celui qui est paysan et qui vit fort bien en paysan me semble plus louable que celui qui est né gentilhomme et n'en fait pas les actions ; tellement que, ne prisant chacun que pour ce qu'il est et non pas pour ce qu'il a, j'estime également ceux qui ont la charge des plus grandes affaires et ceux qui n'ont qu'une charge de cotrets sur le dos, si la vertu n'y met de la différence" (éd. A. Adam, p.1326 ; éd. F. Garavini et al., p. 566-567).

    C'est cet aspect de la philosophie morale de Francion qui, à mon avis, sera développé par Molière [29].

    La pièce de Dom Juan ne manque donc pas d'allusions à une culture libertine et comporte une mise en cause audacieuse de la nouvelle philosophie chrétienne issue du cartésianisme, ainsi qu'un détournement amusant d'un passage célèbre de Lucrèce. Il n'empêche, ces impiétés sont destinées aux initiés : dans le fond et dans l'intention de Molière, Dom Juan est un "faux libertin" qui répond au "faux dévot". Le discours libertin lui permet d'assumer une posture sociale. C'est ce qu'indique sans ambiguïté le mot de Sganarelle : Dom Juan "fait l'esprit fort parce qu'il croit que cela lui sied bien" (Acte I, sc. 2). La fausseté de ce libertinage est identique à la fausseté de la dévotion de Tartuffe, et la comparaison entre les deux personnages est soulignée par le subterfuge de Dom Juan lui-même, qui quitte l'imposture du libertinage pour l'imposture de la dévotion : " ... et si j'ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j'ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m'arriver". (Acte V, sc. 2).

    Seule cette interprétation de Dom Juan dans la perspective de la fausseté, de l'imposture, répond à l'analyse dramaturgique de la pièce, telle qu'elle a été brillamment menée par G. Forestier, d'où il ressort que Dom Juan joue le rôle d'un "petit marquis".

    Soulignons enfin, sur ce point, le rôle néfaste des historiographes du "libertinage" tels que Fr. Lachèvre [30] : convaincu que le libertin du XVIIe siècle est la précurseur du bolchévique de 1917, Lachèvre le charge de toutes les inepties et de toutes les incohérences. Il va de soi pour ce critique que le libertin rejette, non seulement la religion chrétienne, mais aussi toute philosophie morale et sociale ; l'indiscipline serait son mot d'ordre. En d'autres termes, Lachèvre confirme, au XXe siècle, la vision du libertinage qui était celle de Garasse et des apologistes du XVIIe : les libertins sont par définition de "mauvaise foi" ; ils ne recherchent que la licence des moeurs. Or, cette image apologétique du libertinage a perduré : ainsi, lorsqu'un personnage de fiction transgresse toutes les règles non seulement de la religion mais aussi de la vie sociale, lorsqu'il bafoue la famille et sa propre parole, exploite les conventions sociales pour mieux berner ses victimes, lorsqu'il ne cherche qu'à posséder et à tyranniser les autres, témoignant de son mépris de leur personne et de leur point de vue, lorsqu'il refuse la critique en se rendant sourd aux "remontrances" comme à des sermons insupportables... se satisfaisant de pirouettes et de jeux de mots et supposant que les autres vont s'en satisfaire et admirer son sang-froid..., ce personnage est envisagé sérieusement comme l'incarnation du libertinage "flamboyant" du XVIIe siècle. Faut-il que notre vision des choses, et singulièrement de la séduction, ait été bouleversée par le Valmont de Laclos (au prix d'un autre contresens d'ailleurs...), que notre imagination ait été enflammée par le panache de Don Giovanni et par le portrait du séducteur satanique de Baudelaire ! Alors que, dans la cohérence des pièces portant sur l'imposture, il s'agit ici, sous la plume de Molière, du portrait comique d'un fanfaron du libertinage, d'un "faux libertin" tel qu'il est vu et combattu par les apologistes

    En somme, Dom Juan, incident de parcours provoqué par la censure de Tartuffe, a été le moyen pour Molière de réitérer son propos initial, de mieux définir l'imposture et l'aveuglement, l'écart entre le paraître et l'être, entre l'amour-propre et le moi, entre ce qui est dit et ce qui est fait, l'illusion et l'aveuglement des uns et des autres, qui sont, comme le dit Elmire, des effets de l'amour-propre :
    "... on est aisément dupé par ce qu'on aime.
    Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même". (v.1357-1358)

    En d'autres termes, Dom Juan devient Tartuffe pour mieux nous inculquer cette même leçon : le grand aveuglement, l'illusion et l'imposture consistent à croire et à faire croire que les principes professés avec dogmatisme, avec autorité et avec ostentation, qu'il s'agisse de la foi chrétienne ou de la philosophie libertine, soient autre chose qu'un masque du désir, du moi. Or, l'astuce d'Elmire avait déjoué les artifices de Tartuffe et assuré le triomphe des honnêtes gens. Qu'est-ce que Molière oppose au dévergondage de Dom Juan ? La superstition ridicule de Sganarelle ? La dévotion populaire, la foi du charbonnier du pauvre ? La foi est ici sans consistance. La seule barrière efficace et raisonnée est incarnée par les honnêtes gens, et principalement par Dom Louis et Dom Carlos, qui donnent aux privilèges aristocratiques un fondement moral mais tout laïque : la vertu sociale des honnêtes gens. Sur ce plan également, il y a une véritable cohérence entre Dom Juan et les autres pièces de la même époque.

    Cependant, cette leçon était fort susceptible d'être mal comprise. La pièce fut jouée du 13 février au 20 mars 1665. L'apparition d'un supposé "libertin" sur la scène déclencha le scandale. Dès le 18 avril, le libraire Pépingué obtint la permission d'imprimer les Observations du "sieur de Rochemont", qui ont dû paraître presque immédiatement. Elles visaient à orienter l'opinion et poussaient explicitement le roi à intervenir. Le langage était fort :
    "...il [Molière] ne doit pas trouver mauvais que l'on défende publiquement les intérêts de Dieu, qu'il attaque ouvertement, et qu'un chrétien témoigne de la douleur en voyant le théâtre révolté contre l'autel, la Farce aux prises avec l'Evangile, un comédien qui se joue des mystères et qui fait raillerie de ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré dans la religion" (éd. G. Couton, II, p. 1199).

    Remarquons au passage que le portrait du libertinage proposé par le "sieur de Rochemont" correspond précisément à celui qui a inspiré à Molière son personnage libertin (et que j'ai désigné ci-dessus dans les ouvrages de Garasse, de Mersenne, de Pascal et du Père Beurrier) :
    "Je sais bien que l'on ne tombe pas tout d'un coup dans l'athéisme ; on ne descend que par degrés dans cet abîme ; on n'y va que par une longue suite de vices et que par un enchaînement de mauvaises actions qui mènent de l'une à l'autre" (ibid., II, p.1202).

    Toutes les espèces d'impiété trouvaient leur expression dans la pièce de Molière : "Il y a quatre sortes d'impies qui combattent la Divinité : les uns déclarés, qui attaquent hautement la majesté de Dieu, avec le blasphème dans la bouche ; les autres cachés, qui l'adorent en apparence et qui le nient dans le fond du coeur ; il y en a qui croient en Dieu par manière d'acquit, et qui, le faisant ou aveugle ou impuissant, ne le craignent pas ; les derniers enfin, plus dangereux que tous les autres, ne défendent la religion que pour la détruire ou en affaiblissant malicieusement les preuves ou en ravalant adroitement la dignité de ses mystères. Ce sont ces quatre sortes d'impiété que Molière a étalées dans sa pièce et qu'il a partagées entre le maître et le valet. Le maître est athée et hypocrite, et le valet est libertin et malicieux" (ibid., II, p. 1205).

    Le pouvoir royal doit donc intervenir. Celui qui a combattu les hérésies janséniste et huguenote, celui qui a mis fin au duel et au blasphème, poursuit également l'incroyance : "Mais le zèle de ce grand Roi n'a point donné de relâche ni de trêve à l'impiété : il l'a poursuivie partout où il l'a pu découvrir et ne lui a laissé en son royaume aucun lieu de retraite ; il l'a chassée des églises, où elle allait morguer insolemment la majesté de Dieu jusque sur les autels ; il l'a bannie de la Cour, où elle entretenait sourdement ses pratiques ; il a châtié ses partisans ; il a ruiné ses écoles ; il a dissipé ses assemblées, il a condamné hautement ses maximes ; il l'a reléguée dans les Enfers où elle a pris son origine" (ibid., II, p. 1208).

    La pièce de Molière est présentée comme un défi lancé au pouvoir et à la politique du Roi : "Et néanmoins, malgré les soins de ce grand Prince, elle [l'impiété] retourne aujourd'hui, comme en triomphe, dans la ville capitale de ce royaume ; elle monte avec impudence sur le théâtre ; elle enseigne publiquement ses détestables maximes, et répand partout l'horreur du sacrilège et du blasphème. Mais nous avons tout sujet d'espérer que le même bras qui est l'appui de la religion abattra tout à fait ce monstre et confondra à jamais son insolence. L'injure qui est faite à Dieu rejaillit sur la face des rois, qui sont ses lieutenants et ses images ; et le trône du roi n'est affermi que par celui de Dieu..." (ibid.)

    Et la conclusion va de soi :
    "La sagesse du Roi détournera ces malheurs [déluge, peste, famine] que l'impiété veut attirer dessus nos têtes ; elle affermira les autels que l'on s'efforce d'abattre ; et l'on verra partout la religion triompher de ses ennemis sous le règne de ce pieux et de cet invincible monarque..." (ibid.)

    Sous l'effet de tels éloges, il était difficile au Roi de ne pas intervenir. Et après la censure de Tartuffe, au coeur de ce nouvel imbroglio, il pouvait paraître difficile à Molière de proposer une relecture et une réinterprétation plus subtiles de sa pièce... Comment la défendre efficacement sans se compromettre plus gravement encore en désignant les différents niveaux de la satire ? Molière abandonne cette bataille mal engagée et, après avoir sauvé les meubles de sa troupe au moyen d'une petite satire contre les médecins (sur laquelle je reviendrai), il achève la grande comédie qu'il avait commencée trois ans plus tôt, en même temps que Tartuffe...


    Antony McKENNA
    Université de Saint-Etienne
    Institut Claude Longeon, UMR 5037