Dimanche 25 février 2007

Hommage par Pierre Ronzeaud paru dans la revue "XVIIe siècle"


    Peu de temps avant sa mort, Roger Duchêne a pu, malgré la douleur, tenir dans ses mains son dernier livre publié : Comme une lettre à la poste. Par ce geste, cet extraordinaire passeur des correspondances du passé semble nous avoir adressé, à tous, une promesse : celle de maintenir avec nous, par delà l'absence, une communication véritable, dans le présent comme dans le futur, à travers les lectures de ses livres, qui sont autant de nombreuses et vibrantes lettres qu'il nous a laissées, puisque telle était dans le fond sa conception du rôle de l'écriture épistolaire, voire de toute écriture.

    Ce livre, synthèse de tous ses travaux sur l'épistolarité, de l'Antiquité à la fin de l'Epoque Moderne, il l'avait écrit durant les deux longues et difficiles années où il a lutté contre la maladie. Il avait, dans le même temps, réussi à mettre au point une nouvelle édition, revue, amplifiée et corrigée, de la correspondance de Mme de Sévigné dans la Bibliothèque de la Pléiade. Qu'il me soit permis de voir dans ce combat obstiné pour la création contre la destruction, mené jusqu'au bout, l'emblème de ce que fut sa vie, faite d'énergie hors du commun, d'indomptable volonté et d'inépuisable créativité. Cet élan généreux et fécond, qui a été le sien durant toute son existence, l'a amené à produire une oeuvre, humaine, institutionnelle, critique et scientifique tellement immense que sa disparition laisse une véritable béance pour tous ceux qui l'ont connu, proches ou lointains : sa famille, ses amis, l'ensemble de la communauté internationale des dix-septiémistes et celle, encore plus large, de ses lecteurs C'est en leur nom que je voudrais parler, en suivant dans mon hommage le fil lumineux de sa vie, qui, pour s'être éteinte, n'en continue pas moins de nous éclairer.

    Si Roger Duchêne a fini ses jours dans le port provençal qu'il a si longtemps aimé et célébré, Marseille, il était né dans un autre port, breton celui-ci, à Saint-Nazaire, le 3 Février 1930. Son père était dans la marine, ce qui augurait sans doute de sa constante ouverture au monde, mais a peut-être aussi donné des racines fortes à cette indépendance d'esprit et cette opiniâtreté qu'il a manifestées dans l'accomplissement de ses tâches comme dans la défense de ses convictions. L'orientation d'abord scientifique de ses études - il a brillamment obtenu le baccalauréat de Mathématiques Elémentaires - paraît avoir formé l'un de ses talents singuliers : une rigueur dans l'art du calcul et un sens du décryptage des nombres qui ont lui ont permis d'asseoir les informations nouvelles données dans ses travaux sur la prise en compte d'éléments matériels chiffrés, souvent dédaignés, tels que les distances entre les relais postaux pour la correspondance de Mme de Sévigné ou les données comptables personnelles fournies par le Minutier Central des Notaires pour Molière.

    Mais c'est vers les lettres qu'il s'est orienté, en entrant dans la Khâgne du lycée Thiers de Marseille. Et le destin lui a rendu grâce de ce changement de vocation, en lui offrant les leçons de maîtres remarquables, comme Henri Coulet, dont la fidèle affection l'a accompagné jusqu'à ses derniers instants ; et la fréquentation de camarades d'exception, qui, comme Pierre Vidal Naquet ou Marc Fumaroli, ont témoigné de la qualité de sa présence et de son travail dans les Mélanges ("Correspondances") que le très regretté Wolfgang Leiner et moi-même avions réunis à l'occasion de son départ à la retraite. Et surtout, en lui faisant rencontrer Jacqueline Cayol, qui deviendra son épouse, cette Jacqueline Duchêne dont le nom est à jamais indissociable du sien, par les deux enfants qu'ils ont eus, Hervé et Rémi, par l'union exemplaire qui les faisait, aux yeux de leurs amis, apparaître comme un heureux modèle de couple, et par la manière dont elle a partagé ses travaux avant qu'il ne partage les siens : ce qui donnerait envie, si elle n'avait été quelque peu galvaudée, de leur appliquer la belle expression "d'oeuvres croisées", et invite, du moins, à parler de résonance et d'harmonie intellectuelles.

    Après son agrégation, Roger Duchêne a enseigné, de 1955 à 1959, au lycée de Bourg-en-Bresse, puis au Lycée Thiers de Marseille. Cette expérience de l'enseignement secondaire, - qui n'est pas partagée par tous les chercheurs dix-septiémistes - a enrichi son parcours, faisant naître en lui un intérêt pour la transmission des savoirs qui ne s'est jamais démenti. En attestent les dizaines d'articles qu'il a consacrés aux problèmes universitaires dans le journal Le Provençal, entre 1968 et 1983, où il clamait haut et fort la nécessité de maintenir, dans l'instruction publique, une véritable qualité, de contenus et de méthodes. En atteste également la fierté qui était la sienne, lorsque nous réunissions, pour les séances mensuelles du Centre Méridional de Rencontres sur le XVIIe siècle, dans la grande salle des Archives de Marseille, plusieurs centaines "d'honnêtes gens", de tous âges et de tous milieux, qui venaient écouter des conférences sur cette littérature du XVIIe siècle dont Roger Duchêne, fondateur de ce centre ouvert sur la ville, n'avait jamais cru qu'elle dût être, par essence et par destination, réservée à la consommation d'une élite érudite.

    Reçu au sein de l'Université de Provence, comme assistant en 1960, comme Maître de Conférences en 1964, comme Professeur en 1970, et distingué par elle comme Professeur Emérite en 1990, Roger Duchêne a tenu une place éminente à la Faculté des Lettres d'Aix en Provence, par ses cours, comme par ses directions de travaux. Il a laissé, chez nombre de ses étudiants et collègues - et particulièrement en moi, qui ai eu la chance de partager tant d'années aixoises avec lui et avec notre si appréciée collègue Jacqueline Plantié, et l'honneur de lui succéder dans sa chaire -, le souvenir d'un professeur à l'esprit clair et aigu, capable d'enthousiasmes comme d'irritations, mais toujours mû dans ses réactions par le souci du savoir exact, de la rigueur historique et philologique, par un goût viscéral pour la recherche de la vérité. Il fut, par ailleurs, un membre élu et écouté du CCU puis du CSCU (1977-1982).

    Le CNRS lui a donné, pendant treize ans, la direction de son URA 10-450. Orientée autour de la double thématique de la découverte de la Provence et de la circulation des idées au XVIIe siècle, l'équipe de recherches qu'il a dirigée dans ce cadre, a organisé de nombreux colloques et publié une vingtaine d'ouvrages collectifs. Lui ayant également succédé dans la direction de cette URA, qu'il continuait d'animer de toute son énergie, j'ai pu me rendre compte de l'audience qui était la sienne. Mais son rayonnement international, initié par ses propres travaux, lui valant de multiples invitations dans divers pays, d'Europe ou d'Amérique, a pris sa dimension véritable avec la création et le développement du Centre Méridional de Rencontres sur le XVIIe siècle : cette structure, originale à l'époque, qui est devenue le creuset dans lequel se sont exprimées la plupart - pour ne pas dire la totalité - des voix des chercheurs dix-septiémistes du monde entier, de 1971 à 1991, en 21 colloques, exemplaires d'ouverture méthodologique et de qualité scientifique. Pour avoir participé, jeune assistant, à la fondation de ce centre, je puis témoigner de l'importance du mot "Rencontres" dans l'intitulé voulu par Roger Duchêne. Pour lui, c'était l'occasion de croiser les disciplines, et historiens, théologiens, philosophes, juristes, musicologues et tant d'autres sont venus répondre à ses appels pendant des années, en une richesse d'échange dont on n'a sûrement pas perdu le goût actuellement, en notre période d'engouement pour la pluridisciplinarité, mais dont on a peut-être perdu les clés. Celles que Roger Duchêne savait trouver, pour convaincre la libéralité des autorités nationales et régionales, afin de pouvoir accueillir jusqu'à trois cents participants autour de L'Education au XVIIe siècle, des Provinciaux sous Louis XIV, de La Fronde en questions, ou de Ordre et désordre au XVIIe siècle, dans des conditions fastueuses ; celles qu'il savait trouver pour ouvrir les discussions entre écoles et méthodes, entre domaines de recherches. Mais les "Rencontres", pour lui, c'était aussi celles des grands noms et de ces jeunes chercheurs qu'il invitait toujours à parler, à se mettre en avant : combien sommes-nous, des professeurs dix-septiémistes actuellement reconnus, français ou étrangers, à avoir fait notre première communication dans l'un des colloques qu'il organisait ? Et c'est un peu en hommage à cet esprit, que le Centre International de Rencontres sur le XVIIe siècle a la création duquel il a participé, avec Wolfgang Leiner et moi-même, a tenu à maintenir cette exigence d'ouverture aux nouveaux venus dans le monde académique. C'est enfin le même esprit de Rencontres, qui a conduit Roger Duchêne, après tant d'années de colloques annuels à Marseille, ponctués, en dehors des séances scientifiques, de créations artistiques (expositions prestigieuses, restitution à l'Opéra de l'Athys de Quinault) à organiser une année sur deux, dans d'autres villes de France (Nice, Grenoble, Bordeaux) ou d'Europe (Tübingen, Oxford, Gênes) les colloques du CMR 17, pour les ouvrir à d'autres lieux, à d'autres publics.

    Mais il n'abandonnait pas pour cela ses activités marseillaises, aussi nombreuses et brillantes. Ses contributions à la presse régionale, de 1969 à 1982, ont été lues et commentées avec passion : qu'il s'agisse des chroniques parues dans Le Provençal, au ton souvent vif, mais où l'humour souvent affleurait, sur la littérature contemporaine ou sur l'université, ou de ses comptes rendus d'ouvrages d'actualité politique, sociologique ou philosophique dans Les Nouvelles affiches de Marseille. Des émissions de radio relayaient ces chroniques, tandis que les émissions de télévision qu'il a réalisées, sur FR3, lui ont permis de faire découvrir ou redécouvrir le Roi René, Madame de Sévigné ou Grignan à un vaste public. Mais c'est la défense de "sa" littérature préférée, de La Fontaine à Molière, dans des émissions nationales à plus grand retentissement ("Apostrophes", "Ex-libris") qui lui tenait le plus à coeur.

    Autant que sa responsabilité dans la direction de "Marseille", la revue culturelle qu'il a quasiment réinventée, en lui donnant une splendeur matérielle nouvelle, grâce au recours à des graphistes et à des photographes de talent, et surtout en lui conférant une qualité supérieure par l'appel à des signatures prestigieuses, par une organisation, thématique et chronologique à la fois, faisant dialoguer les passés, les présents et les futurs de la cité phocéenne, soit autour d'elle-même (Marseille : un port), de ses "cousines" (Alexandrie : présence de Marseille), de ses habitants (Les Marseillaises), de ses activités (Lire, écrire et publier à Marseille). Autant que son engagement dans les travaux de l'Académie de Marseille dont il a été membre de 1972 à 2006, et surtout Directeur durant deux années (1999-2000) où son sens personnel du dynamisme a inspiré les activités de l'institution.

    La Provence l'a donc bien accueilli et même honoré : il le lui a bien rendu, puisqu'il est devenu l'un de ses meilleurs historiens. Un historien dont le regard ne s'est jamais figé sur le passé, mais a toujours su réinscrire les données de celui-ci dans des perspectives présentes voire dans des prospectives. Ainsi en fut-il de ses deux premiers livres : Et la Provence devint française, 1982, Naissance d'une région, 1986, qui en plein débats sur la régionalisation et sur l'Europe témoignaient d'une véritable pensée de la décentralisation. Plus tardif, l'imposant ouvrage qu'il écrivit en collaboration avec Jean Contrucci, Marseille, 2600 ans d'Histoire, 1998, connut un vrai succès, dû au rare mélange entre qualité d'information historique et alacrité de plume.

    Cette même union de la science et du talent se retrouve dans les travaux littéraires de Roger Duchêne, qu'il me faut maintenant évoquer, parce que c'étaient eux qui, malgré toutes ses autres réussites, faisaient sa fierté, parce que leur importance est reconnue par tous les dix-septiémistes. Mais comme leur nombre, leur étendue et leur variété rendent la tâche délicate, je ne les évoquerai pas chronologiquement, mais en les regroupant.

    Même si je me dois de commencer par le début, et par la soutenance d'une thèse d'Etat dirigée par René Pintard, qui fut la première soutenance à laquelle, tout jeune agrégé, j'assistai. J'y fus immédiatement et définitivement impressionné par la fermeté intellectuelle de Roger Duchêne, par la force qu'il donnait à l'exposé de ses convictions propres comme à la critique de celles qu'on leur opposait indûment à ses yeux. Ces caractères n'ont jamais disparu et ont marqué tous les débats dans lesquels il s'est trouvé engagé : il est de l'honnêteté, et de l'amitié de le reconnaître. Une partie de cette thèse fut vite publiée (1970 réédition en 1992) sous un titre : Mme de Sévigné et la lettre d'amour qui affirme d'emblée que la lettre s'inscrit dans le cadre d'un échange affectif, visant à combler l'absence. Une telle conception a été à l'origine de quelques échanges contradictoires avec d'autres spécialistes du genre épistolaire, mais Roger Duchêne l'a maintenue haut et fort jusque dans son dernier ouvrage Comme une lettre à la poste (2006). L'exceptionnelle édition de la Correspondance de la Marquise qu'il a ensuite procurée dans la Bibliothèque de la Pléiade est apparue comme un monument méthodologique unanimement reconnu et pourtant sans cesse retravaillé (réédition complétée et corrigée en 2006). Elle mettait, par ailleurs, en lumière les talents d'écrivain de la Marquise, à travers des milliers de pages d'informations neuves, de notes érudites et de fins commentaires qui savaient faire apparaître, autour de la lettre intime, une culture et un imaginaire collectifs, des intérêts philosophiques ou esthétiques, des goûts mondains et galants, bref une "littérarité" qui, si, elle n'est pas première, n'est pas non plus inexistante. Les autres travaux de Roger Duchêne corroborèrent ce point de vue. D'abord sa grande biographie, Mme de Sévigné ou la chance d'être femme,1982, (rééditée en 2002) dont les conclusions sur les rapports de l'art et de la vie se trouvent recoupées par les biographies que Jacqueline Duchêne a consacrées à des personnalités marquantes de son entourage : Madame de Grignan et Bussy-Rabutin, montrant ainsi, qu'au XVIIe siècle, comme au XXe siècle, affections et sentiments pouvaient s'exprimer dans des écrits de la plus haute tenue stylistique sans perdre de leur vérité existentielle. Ensuite dans des livres destinés, par souci de communication, à des publics différents : Chère Mme de Sévigné, 1995 (réédition 2005), Naissance d'un écrivain, Mme de Sévigné, Fayard, 1996, ou dans un CD Rom Mon XVIIe siècle, de Mme de Sévigné à Marcel Proust, CMR 17 2001.

    Le titre que Roger Duchêne avait donné à la biographie de sa chère Marquise révélait d'emblée un intérêt réel et sincère pour la question des femmes, telle qu'elle se posait au XVIIe siècle, mais aussi telle qu'elle se pose encore en ces temps de parité bancale : des journées marseillaises avec des "auteures" féminines modernes, des engagements en ce sens dans toutes les institutions académiques ou autres le prouveraient. Cet intérêt pour cette question dans le passé, deux biographies en sont l'aboutissement. Ninon de Lenclos ou la manière jolie de faire l'amour, 1984 (rééditée, augmentée en 2000) a mis en lumière le statut paradoxal mais éminent de cette femme hors du commun, et relevé, à côté de son évident pouvoir de séduction, l'importance de son rôle social et intellectuel. Mme de La Fayette, 1988, (rééditée et augmentée en 2000) procède de la même démarche, dans un registre évidemment différent, en combinant les apports d'une recherche érudite personnelle dans les Archives avec un sens quasi romanesque du découpage narratif, étayé par une séduisante vivacité de style. Roger Duchêne a toute sa vie montré que l'on pouvait être savant sans être pédant. Et que l'écriture l'intéressait autant que la vie, puisqu'il a publié une excellente édition des Oeuvres complètes de Mme de la Fayette (1990), qui constituait, par l'ensemble des textes réunis, une nouveauté, et où, à son habitude, il prenait vigoureusement position, par exemple au sujet des Mémoires de cette Henriette d'Angleterre, sur laquelle Jacqueline Duchêne, merveilleuse compagne dans les choses de la vie comme dans les aventures intellectuelles, a écrit de si belles pages, historiques ou romancées.

    La réflexion de Roger Duchêne sur le statut et la place de la femme dans la société d'Ancien régime s'est enfin exprimée plus largement dans deux synthèses magistrales. Etre femme au temps de Louis XIV (2004) qui illustrait parfaitement son sens de la pluridisciplinarité : le tableau qu'il proposait intégrant aussi bien ses propres observations que les constats des spécialistes de théologie, de droit, d'histoire des mentalités. Les Précieuses ou comment l'esprit vint aux femmes, 2001, engageait davantage son jugement personnel. Cette étude très importante, couronnée par le "Grand prix de l'Essai" de la Société des Gens de Lettres, s'attaquait en effet à ce que Roger Duchêne dénonçait comme un mythe littéraire élaboré dans le passé (par des auteurs attentifs aux effets de modes, fussent-elles imaginaires, Molière, l'Abbé de Pure, Somaize) et devenu chimère historiographique moderne : "La Préciosité". Il le faisait en défense de la vérité et de la profondeur de pensée, d'action et d'écriture de ces femmes du XVIIe siècle qu'il admirait tant et qu'il tenait à distinguer des caricatures "ridicules" de leurs pseudo imitatrices provinciales. Non sans savoir qu'il allait ainsi contre d'autres visions des choses : mais il maintenait toujours les siennes avec vigueur, et, non sans raison, de mon point de vue sur ce sujet.

    Roger Duchêne n'a pas exercé unilatéralement son talent de biographe : il a consacré deux ouvrages magistraux aux deux auteurs de la période classique pour lesquels il avait le plus de goût. Son La Fontaine (1990, réédité en 1995) a été salué en son temps, comme un livre neuf, apportant des éléments inédits sur la vie du fabuliste et éclairant de manière fine l'oeuvre complexe et diverse de celui-ci, saisie dans ses dialogues avec les formes héritées qu'elle renouvelle avec talent et avec les modes contemporaines qu'elle met à distance avec enjouement. C'est l'originalité d'un homme et d'un poète qui ressortait de cette étude, attentive aux faits mais aussi sensible à l'esprit. Son Molière, 1988, réédité en 2006, et couronné justement par le Grand prix de l'Académie française, fut jugé encore plus remarquable. Il constitue même, aux yeux de nombre d'autres biographes universitaires de renom, une sorte de modèle méthodologique pour la qualité des enquêtes menées dans tous les domaines (matériels et culturels). Un seul exemple : cette biographie fait litière de la vision romantique du dramaturge en rupture familiale en montrant l'influence de l'oncle Mazuel, violon du Roi, ou des Béjart, proches voisins, dans une vocation qui n'est pas née sur le Pont-Neuf, ou en démontrant, pièces comptables à l'appui, l'aide financière salvatrice de son père au moment des ennuis de L'Illustre Théâtre. Et ceci pour m'en tenir au début d'une biographie que l'on pourrait citer en entier pour illustrer son exceptionnelle qualité.

    Roger Duchêne n'a pas été seulement un biographe ou un éditeur (auteur également, avec Jacqueline Duchêne,d'une remarquable édition de L'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, en 1993). Il a été aussi un analyste de la littérature du XVIIe siècle comme en témoigneraient, parmi la centaine d'articles qu'il a publiés, certains de ses écrits sur Costar (1971), Godeau (1975), Huet (1977), Racine (1990) (pour ne citer cette fois que des auteurs masculins non encore mentionnés), ou son étude sur Pascal. Celle-ci : L'Imposture littéraire dans les Provinciales (1984) fit date et engendra de vrais débats, tant son point de vue "mondain" parut iconoclaste, même s'il se fondait sur une remarquable connaissance des enjeux théologiques du rire et de la satire, et sur une non moins habile analyse des manipulations textuelles des jésuites et de leur contempteur.

    Roger Duchêne, fort de cette oeuvre immense de dix-septiémiste, ne s'est jamais replié sur son domaine de prédilection : il a mis ses compétences d'éditeur épistolaire au service d'une belle édition des Lettres de Louis Brauquier à Gabriel Audisio (1982) et ses talents de biographe au service d'une entreprise ambitieuse : L'impossible Marcel Proust (1994), salué par les spécialistes comme un livre rigoureux, minutieux et convaincant. Ceux-ci ignoraient sans doute d'ailleurs que, travaillant sur l'auteur de La Recherche du temps perdu, Roger Duchêne renouait avec sa propre jeunesse, et avec une passion pré-sévignéenne, comme s'il voulait rompre les déterminismes chronologiques, pouvoir vaincre le temps. Sa disparition qui désole tous les dix-septiémistes, et parmi eux, moi qui lui dois tant, contredit cette illusion, mais l'amitié en nous refuse cette sanction du réel, et nous confirme que nous continuerons de correspondre avec lui, en le lisant, en entendant, à travers ses mots, sa voix doucement persuasive ou fortement caustique et surtout, ce qui touchait le plus ses amis, son rire.

    Pierre Ronzeaud