Mercredi 9 janvier 2008

Simone de Beauvoir à Marseille


    Redécouvrez en hommage à Simone de Beauvoir l'article de Roger Duchêne, "Simone de Beauvoir à Marseille : le temps d'un exil ?", article paru en 1975 dans la revue Marseille.

    "Le moment vint où je dus solliciter un poste : on m'assigna Marseille, et je fus atterrée." Combien de nouveaux agrégés ont connu cette "panique" de la première affectation dans un lieu inconnu et lointain ? Marseille, pour Simone de Beauvoir, c'est "l'exil [...] à plus de huit cents kilomètres de Paris", et c'est la solitude loin de Sartre, qui enseigne au Havre, à l'autre bout de la France. Cette nomination oblige les deux jeunes agrégés à choisir entre leurs principes et la peur de la séparation. Devant "l'anxiété" de sa compagne, Sartre propose le mariage, qui permettrait d'obtenir un poste double. Elle refuse, pour ne pas "empoisonner l'avenir".

    "Un tournant absolument neuf"
    "Je n'eus pas même à délibérer, explique-t-elle, je n'hésitai pas, je ne calculai pas, ma décision se prit sans moi." Admettons. Reste que la nomination à Marseille a posé le problème du mariage et, avec lui, celui de la maternité, qui n'était pas, dit-elle, son "lot" : "En demeurant sans enfant, j'accomplissais ma condition naturelle". Celui aussi de la fidélité. Le "pacte" avec Sartre est révisé, et abandonnée l'idée d'un "bail provisoire" : "Nous ne nous jurâmes pas une éternelle fidélité, mais nous rejetâmes dans les lointains de la trentaine nos éventuelles dissipations." À l'affectation marseillaise se sont donc trouvés liés, par la force des choses, les choix les plus importants qui demeuraient à faire à la "jeune fille rangée". Ils ont orienté toute sa vie future et, en particulier, la façon dont elle a assumé ultérieurement sa condition féminine. Aller enseigner seule à Marseille, c'était accepter un mode de relation à Sartre et au monde dont certains prolongements ont duré jusqu'à la fin de leur vie.

    Simone de Beauvoir, dans La Force de l'âge, a reconnu l'importance de cette période de sa vie. Mais, parce qu'elle a voulu dédramatiser les décisions capitales du printemps, elle a transposé à son arrivée à Marseille le moment de la prise de conscience d'un nouveau départ dans la vie : "Dans toute mon existence, déclare-t-elle, je n'ai connu aucun instant que je puisse qualifier de décisif, mais certains se sont rétrospectivement chargés d'un sens si lourd qu'ils émergent de mon passé avec l'éclat des grands événements. Je me rappelle mon arrivée à Marseille comme si elle avait marqué dans mon histoire un tournant absolument neuf." Pour la première fois en effet, Simone de Beauvoir va devoir s'assumer elle-même sans le secours d'autrui. Du haut de l'escalier de la gare, elle contemple à la fois la ville et sa solitude.

    Depuis le grand escalier de la gare
    "J'avais laissé ma valise à la consigne et je m'immobilisai en haut du grand escalier. "Marseille", me dis-je. Sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d'ombre, des platanes couleur d'automne ; au loin des collines et le bleu de la mer ; une rumeur montait de la ville avec une odeur d'herbes brûlées et des gens allaient, venaient au creux des rues noires. Marseille. J'étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais, et je regardais la grande cité inconnue où j'allais sans secours tailler au jour le jour ma vie... Ici, je n'existais pour personne." Rien n'arrête le regard de Simone de Beauvoir, qui se déploie largement dans l'espace et qui domine la ville. Mais, parce que nul repère connu ne l'arrête, il n'en résulte pas une impression de puissance, mais de vertige : "trous d'ombre", et "creux des rues noires" semblent comme destinés à engloutir la nouvelle venue. La prise de possession ne se fera que dans la mesure où elle acceptera d'abord de se perdre dans la cité.

    Point question d'un "à nous deux Marseille", d'une conquête virile à la manière du Rastignac de Balzac. Simone devra se glisser dans son nouveau cadre de vie et le découvrir, non le conquérir. Situation symbolique, il lui faut descendre vers la ville, et elle le fait lentement, de façon discontinue : "Je me mis à descendre l'escalier ; je m'arrêtais à chaque marche [il y en a cent quatre et sept paliers], émue par ces maisons, ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces trottoirs qui peu à peu allaient se révéler à moi et me révéler à moi-même." La femme de cinquante-deux ans a beau décrire la scène d'une main ferme, on devine, au rythme de la descente incertaine l'émotion et le trouble de la jeune bourgeoise de vingt-trois ans, encore timide et mal affranchie malgré les apparences.

    Fait significatif de sa peur latente et de son besoin d'avoir vite un point d'ancrage, Simone de Beauvoir s'établit près de la gare et loue sa chambre au-dessus du restaurant de l'Amirauté [1]. Elle prend aussitôt contact avec la directrice de son lycée, le lycée Montgrand : "Deux heures plus tard, j'avais rendu visite à la directrice du Lycée, mon emploi du temps était fixé." Sa chambre, son lieu de travail, son emploi du temps, la voilà en effet désormais située dans l'espace et dans le temps. Cette hâte à en décider ou à en connaître est révélatrice des secrètes inquiétudes de la nouvelle venue et de son profond désir de points d'appui. "Sans connaître Marseille, conclut-elle, déjà j'y habitais. Je partis à sa découverte." L'aventure ne commence qu'une fois retrouvée la sécurité, même provisoire, d'un foyer d'occasion.

    "Coup de foudre"
    Marseille plut à la jeune fille. "J'eus le coup de foudre. Je grimpai sur toutes ses rocailles, je rôdai dans toutes ses ruelles, je respirai le goudron et les oursins du Vieux-Port, je me mêlai aux foules de la Canebière, je m'assis dans des allées, dans des jardins, sur des cours paisibles où la provinciale odeur des feuilles mortes étouffait celle du vent marin. J'aimais les tramways brinquebalants, où s'accrochaient des grappes humaines, et les noms inscrits sur leur front : La Madrague, Mazargues, Les Chartreux, Le Roucas-Blanc." Ou encore : "Jamais je ne m'ennuyai : Marseille ne s'épuisait pas. Je suivais la jetée battue par l'eau et le vent, je regardais les pêcheurs, debout entre les blocs de pierre où se brisaient les lames, et qui cherchaient au fond des eaux souillées je ne sais quelle pâture, je me perdais dans la tristesse des docks ; je rodais autour de la porte d'Aix, dans des quartiers où des hommes basanés vendaient et revendaient de vieux souliers et des loques. Étant donné mes mythes, la rue Bouterie m'enchantait ; je regardais les femmes fardées et, par la porte entrebâillée, les grandes affiches coloriées au-dessus des lits de fer [...]. Dans les vieux escaliers et les vieilles ruelles, sur les marchés aux poissons, parmi les clameurs du Vieux-Port, une vie toujours neuve me remplissait les yeux et les oreilles."

    Simone de Beauvoir ne décrit pas. Elle énumère, et, en énumérant, elle suggère une atmosphère et surtout se situe par rapport à ce qu'elle découvre, plaçant presque toujours dans le décor des êtres vivants : foules de la Canebière, grappes humaines des trams, pêcheurs, marchands "basanés", femmes fardées des maisons de prostitution. C'est moins la ville qui lui plaît que le grouillement des individus. Elle projette sur Marseille son regard solitaire et frustré. Dès son enfance, Simone de Beauvoir apparaît comme un être qui a besoin des autres pour exister. Au collège, elle a sa coterie. À la faculté, elle vit entourée de camarades. Elle aime à travailler dans la foule familière des cafés. Avec Sartre même, ses relations ont beau être privilégiées, elles ne sont qu'en partie privées et, pour le reste, elles se font parmi la troupe des copains. Arrachée à la bourgeoisie confortable de sa jeunesse, elle s'étourdissait de compagnie. Et la voici seule dans une ville inconnue qu'elle adopte parce qu'elle y reconnaît les groupes bruyants et turbulents qu'elle aime, mais sans s'y intégrer pourtant par jeunesse et par timidité, voire par sauvagerie. "J'étais installée dans la solitude", constate-t-elle.

    Fuite dans les calanques
    Cette solitude, qu'elle a peut-être vécue négativement, elle la présente dans La Force de l'âge comme une enquête, presque comme un défi. Puisqu'elle ne peut s'agglomérer aux groupes chatoyants de la ville, n'étant pas soutenue de la présence de ses amis, elle s'échappe vers les collines. Dès le premier jeudi, elle s'en va en autocar : "De Cassis à la Ciotat, je suivis à pied des falaises cuivrées ; j'en éprouvai de tels transports que lorsque je remontai, le soir, dans un des petits cars verts, je n'avais plus qu'une idée en tête : recommencer. La passion qui venait de me mordre m'a tenue pendant plus de vingt ans, l'âge seul en est venu à bout, elle me sauva cette année-là de l'ennui, des regrets, de toutes les mélancolies et changea mon exil en fête."

    Deux fois par semaine, elle explore systématiquement et régulièrement la région : "Du 2 octobre au 14 juillet, pas une fois je ne m'interrogeai sur l'emploi d'un jeudi, d'un dimanche : il m'était enjoint de partir à l'aube, hiver comme été, pour ne rentrer qu'à la nuit." C'est par la fuite que Simone de Beauvoir échappe à l'exil.

    Cette fille de la ville se fait deux fois par semaine une vraie sauvageonne : "Que j'aimais, encore engourdie de sommeil, traverser la ville où s'attardait la nuit et voir naître l'aube au-dessus d'une bourgade inconnue ! Je dormais à midi dans l'odeur des genêts et des pins ; je m'accrochais au flanc des collines, je me faufilais à travers les garrigues, et les choses venaient à ma rencontre très vite, imprévisibles." La jeune parisienne agrégée de philosophie s'exprime comme ferait Manon des Sources : "Parmi les pierres aveuglantes où ne s'indiquait pas le moindre sentier, j'allais, épiant les flèches - bleues, vertes, rouges, jaunes - qui me conduisaient je ne savais où ; parfois, je les perdais, je les cherchais, tournant en rond, battant les buissons aux arômes aigus, m'écorchant à des plantes encore neuves pour moi : les cistes résineux, les genévriers, les chênes verts, les asphodèles jaunes et blancs. Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers ; au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n'avait pas cette langueur sucrée qui, ailleurs, m'écoeura souvent ; dans la gloire des matins, elle battait avec violence les promontoires d'un blanc éblouissant, et j'avais l'impression que si j'y plongeais la main, elle me trancherait les doigts."

    Une découverte solitaire
    Partout, Simone de Beauvoir promène son regard curieux et satisfait. Elle s'épanouit à la pensée de donner l'être à tout ce qu'elle découvre : "Je retrouvai, tenace, la mission d'arracher les choses à leur nuit." Mais elle fait cette découverte seule. "Ce qui faisait le prix de ces excursions, explique-t-elle, c'était mon tête-à-tête avec une nature déserte, et ma capricieuse liberté." La solitude qui lui est venue avec sa nomination à Marseille, elle a, semble-t-il, été incapable d'en sortir, et s'est plu à faire de cette incapacité une valeur exaltante.

    Constatant que "l'excursion était le sport favori des Marseillais" et qu'un grand nombre de ses collègues le pratiquait "en bande", elle ajoute : "Ma singularité, c'est que je ne m'agglomérais à aucun groupe." Cette solitude physique s'accompagne d'une solitude morale : "Au jour le jour, dit-elle, je construisais sans secours mon bonheur. Il y avait des fins d'après-midi un peu mélancoliques, quand, au sortir du lycée, j'achetais pour mon dîner des friands ou des ramequins, et que je revenais, à travers le crépuscule, vers ma chambre où rien ne m'attendait : mais je trouvais de la douceur à cette nostalgie que je n'avais jamais connue dans le brouhaha de Paris." Rien de plus contraire à ce tempérament vigoureux et joyeux que cette douceur trouvée dans la mélancolie. La frénésie des promenades des jeudis et dimanches s'explique sans doute par la faim de la jeune fille de découvrir la nature, elle traduit surtout sa peur de se retrouver "seule dans une chambre". Le divertissement de la promenade lui est nécessaire pour échapper à l'ennui et transformer sa solitude en enrichissement.

    Échec professionnel
    De sa défaite dans ses relations avec autrui, elle fait une victoire sur les choses. "Dans l'ensemble, constate-t-elle, le personnel du lycée me regardait de travers." Elle préfère ses élèves à ses collègues : "J'aimais beaucoup mieux causer avec ces grandes filles hésitantes qu'avec des femmes mûres, figées dans leurs expériences." Mais, sur ce point aussi, elle échoue finalement, perdant par l'exposé de quelques idées avancées le peu de confiance gagnée par une pédagogie non conformiste : "Une des plus intelligentes quitta la place qu'elle occupait, au premier rang, et s'installa au dernier, les bras croisés, refusant de prendre des notes et me foudroyant du regard." Dans sa classe aussi, Simone de Beauvoir reste seule. Si habile à faire partager ses impressions, ses sentiments et ses idées la plume à la main, elle n'avait pas le don de la communication.

    Le docteur A..., médecin marseillais qu'elle a cité dans son livre, a bien voulu me confirmer dans l'impression que m'avait laissée la lecture des Mémoires. Loin de Sartre, Simone de Beauvoir, redevenait, en apparence du moins, une petite bourgeoise très simple, très comme il faut, presque semblable à "une enfant de Marie". Rien ne filtrait de sa philosophie ni de ses opinions avancées. Sa seule provocation était de se vanter de ne lire que des romans policiers. Le plus souvent, même en compagnie, elle demeurait silencieuse. En promenade vers la Madrague, les Goudes ou Château-Gombert, elle contemplait longuement la mer, mais ne disait rien de ce qu'elle éprouvait. En 1931, il y avait encore en elle beaucoup plus de la "jeune fille rangée" que le laisserait penser une rapide lecture des Mémoires. Ce que Marseille a accueilli, ce n'est pas une militante sûre d'elle et de sa cause, mais une petite bourgeoise encore timide et vite effarouchée.

    Retour à la vraie vie
    Malgré le coup de foudre qu'elle prétend avoir éprouvé à son arrivée, Simone de Beauvoir n'a jamais vraiment vécu dans la ville. Elle la fuit dans la griserie des sensations fortes que lui donnaient les collines ou, le reste du temps, dans les plaisirs de l'imaginaire. Elle écrit un roman, et celui-ci l'envahit tout entière : "Je m'asseyais près d'une fenêtre du Cintra [2], je regardais, je respirais le Vieux-Port et je me demandais comment on pense, on sent, on souffre, à quarante ans : j'enviais, je redoutais cette femme en qui peu à peu j'allais m'engloutir et j'avais hâte d'en fixer les traits sur le papier." À la beauté du spectacle qu'elle a sous les yeux, elle préfère la découverte du monde qu'elle trouve en elle.

    Et surtout, aussi souvent qu'elle le peut, elle s'enfuit vers la capitale : "J'allai à Paris pour la Toussaint ; j'y retournai chaque fois que j'eus deux jours de congé ; j'y passai les vacances de Noël ; en outre, il m'arrivait de prétexter une grippe, une crise de foie et de m'octroyer des congés illicites." Sa vraie vie est là-bas, dans ses rencontres avec Sartre pleines d'infinies conversations. Près de lui, la jeune fille silencieuse et réservée s'anime et devient éloquente. Au moment où se termine l'année scolaire, Sartre enfin vient à Marseille et y reste une dizaine de jours. "C'était à mon tour de le faire profiter de mon expérience ; à le voir aimer ces lieux que j'aimais, - les restaurants du Vieux-Port, les cafés de la Canebière, le Château d'If, Aix, Cassis, Martigues - j'éprouvais autant de joie que j'en avais eu à les découvrir." Simone de Beauvoir se trompe : c'est la venue de Sartre qui a finalement illuminé tous ces lieux d'une joie si profonde que, trente ans plus tard, elle durait encore quand elle a raconté son année marseillaise. "J'appris, ajoute-t-elle, que j'étais nommée à Rouen, nous nous préparions à retourner en Espagne, et on m'envoya à Nice faire passer les bachots. Je rayonnais." Ainsi s'achèvent les exils [3].


    Roger Duchêne


    [1] Cet établissement se trouvait boulevard d'Athènes. Nous n'avons pu retrouver le dossier pédagogique de Simone de Beauvoir, qui n'a, semble-t-il, pas été conservé.
    [2] Au temps de Simone de Beauvoir, le Cintra-dégustation occupait les n 3 et 3a du quai des Belges, le Ventoux le n 1, Basso le n 5. L'ensemble est actuellement occupé par le fast food Quick du bas de la Canebière.
    [3] Il faudrait évidemment compléter le contenu de cet article, issu d'une conférence prononcée en 1975, par ce qu'on a appris depuis sur la conduite de Simone de Beauvoir envers certaines de ses élèves. On sait maintenant qu'il y a un grand décalage entre son comportement réel et l'image, relativement sage, qu'elle a voulu donner d'elle dans ses Mémoires comme à ses rares relations marseillaises.

Roger Duchêne, "Simone de Beauvoir à Marseille : le temps d'un exil ?"

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