Mercredi 6 mai 2009

A propos de quelques héroïnes de Thyde Monnier


    LES ENTRETIENS DE L'ALCAZAR A MARSEILLE, Salle académique de la Grande Bibliothèque.

    Commençons par une petite devinette : qu'y a-t-il de commun entre Marguerite de Provence, fille du comte Raymond Bérenger, la triomphante épousée vêtue d'une « longue robe de soie rose brodée de fleurs de lys » que conduit à l'autel dans la cathédrale Saint-Etienne de Sens Louis IX, futur saint Louis, « le sceptre fleuronné dans la main droite », et d'autre part Marguerite Desmichels, la fille perdue qui s'est enfuie à la fin des années 30 de la grosse ferme de son père, et qui, devenue Margot, n'a que la ressource de passer entre les mains des hommes pour avoir de quoi manger et de quoi s'acheter d'occasion- les bottines jaunes, dont elle a tellement envie. Malgré la différence de siècle, de ton et de vocabulaire, qu'ont-elles donc en commun ?
    Elles sont deux des héroïnes de la romancière qui leur a donné vie sur le papier, Thyde Monnier, la Marseillaise, dont je veux parler aujourd'hui et que nous tâcherons de mieux connaître, précisément à travers ses héroïnes.
    Elles sont deux parmi une foule d'autres héroïnes, ce que l'on comprend sans peine si l'on compte que Thyde a écrit, outre une dizaine de romans indépendants, cinq volumes pour le Cycle des Franches montagnes, quatre pour celui des Pacaud, trois pour celui qui commence parL'huile vierge, sept pour le cycle des Desmichels, le plus connu à cause de l'adaptation à la télévision du volume intitulé Nans le berger.
    Or dans tous ces livres, l'importance des femmes par rapport aux hommes l'emporte, leur nombre aussi. Si Thyde n'a pu avoir d'enfants, à cause c'est elle qui le dit- d'un premier accouchement malheureux ayant entraîné l'arrêt définitif de ses règles, elle a eu une postérité littéraire féminine très nombreuse. Bien sûr je ne prétends pas en faire ici une étude exhaustive, d'autant que les ouvrages de Thyde, y compris ses mémoires intitulés Moi, sont très difficiles à se procurer dans les bibliothèques ou chez les bouquinistes.

    Multiples et pourtant diverses, ces héroïnes se ressemblent. Leur rapport au travail est le plus souvent difficile et douloureux. J'ai parlé, lors d'un colloque de l'association Les femmes et la ville sur le travail des Marseillaises, de Frisette, la blanchisseuse de La Rue courte, le premier roman de Thyde publié en 1937 par Bernard Grasset sur la recommandation de Jean Giono à qui le livre est dédié. Mais la plupart de ses soeurs sont condamnées aux mêmes raideurs dans les membres ou dans le dos, aux mêmes travaux répétitifs et épuisants effectués par des chaleurs suffocantes ou des bourrasques glaciales. J'ai examiné le sort des héroïnes de Thyde au travail et je peux affirmer que les blanchisseuses ne sont pas les seules à souffrir.
    Ecoutez la précision avec laquelle elle décrit la paysanne qui nettoie, à genoux, presque couchée, un semis de carottes : « Elle ressemblait à un épouvantail abattu. Elle avait attaché autour de son corps une étoffe épaisse. Ses jambes lourdes étaient protégées par de la vieille toile d'emballage, saucissonnée par des ficelles...Il faut l'avoir fait pour savoir quelle besogne pénible et lente ce peut être que d'épiler ainsi, à la main, une masse touffue de verdure, où ne doivent rester que les feuilles frisées des jeunes carottes », les dégager du chiendent, du liseron, du fumeterre, sentir la terre mouillée envahir les ongles, la main, le poignet et « vingt fois se la racler de la peau, avec le couteau pointu qui aide au travail. »
    Cette pénibilité de la femme au travail, à la ville ou à la campagne, vient de ce que c'est dans le réservoir des classes populaires que Thyde puise, généralement, ses héroïnes. Pour celles-ci, privées d'instruction ou de formation technique et qui refusent de se prostituer, seuls les travaux manuels les plus rudes peuvent offrir un moyen de gagner son pain.
    Même Silvaine dans Le Pain des pauvres, dont le père est le riche propriétaire d'une tannerie, et qui aurait pu se prélasser dans le bien-être de la maison de famille, connaît la dureté des travaux de la campagne. Mais ce qui est original, c'est que cette riche héritière le fait volontairement. En effet son père lui a refusé pour mari un homme qui n'est pas de sa condition, un pêcheur, Ollivier. Malgré maintes péripéties tragiques, et toujours sans nouvelles de lui, elle ne l'oublie pas. Puis quand elle découvre que la mère d'Ollivier vit en pauvresse, très malade, dans une cabane des bois, elle s'oblige à faire pour cette vieille femme les humbles travaux quotidiens, donner à manger à la chèvre, la traire, faire bouillir le lait pour le conserver, laver au lavoir, alimenter le feu de bois, se contenter de la lumière jaune et tremblante de la lampe à pétrole. Mais dans le souvenir de l'homme qu'elle aime, pour sa mère, c'est-à-dire par amour, je cite, « elle s'enfonce dans ces ouvrages pénibles, avec une volupté qui la laisse surprise ».
    De toute façon, je cite encore, l'argent lui passe « par-dessus la tête, comme dans ces histoires de magiciens, où les sacs d'or ont des ailes ». Retenons la réflexion qui suit, capitale dans la pensée de Thyde, appliquée à Silvaine de façon brutale dans le fond comme dans la forme : « De l'argent elle n'en avait jamais manqué, elle n'en avait jamais eu. » Par cette phrase Silvaine, qui, pour faire ses achats dans les magasins, se contente de dire à la caisse le nom de son père sans tirer de son sac le moindre porte-monnaie, Silvaine donc rejoint ses soeurs de la Ferme des quatre reines, le dernier chronologiquement des ouvrages de Thyde. Parmi elles en effet, il y a Marguerite de Provence dont je vous parlais en commençant, et ses trois soeurs filles du comte de Provence, petites provençales montées toutes quatre sur des trônes prestigieux, France, Angleterre, Cornouailles et Anjou, toutes quatre gavées de pierreries, d'habits luxueux, de mets délicats, mais esclaves de leurs époux et de leurs trônes, privées de la liberté de disposer de leur sort et de leurs biens.
    Elles n'ont évidemment pas les mêmes problèmes que les autres héroïnes de Thyde en ce qui concerne l'argent. Et surtout si elles en ont, ils se règlent différemment. Il suffit de voir la manière dont la deuxième fille de Bérenger, Aliénor, épouse du roi Henri III d'Angleterre, engage ses bijoux aux Templiers, les rachète, ensuite les met en gage entre les mains du roi de France. Mais elle non plus n'est pas libre de la gestion de ses revenus personnels puisqu'elle dépend, pour protéger ces revenus, de la remise en vigueur d'un ancien « droit de la reine », selon lequel les péages payés par les vaisseaux remontant la Tamise lui reviendraient.
    Face à la pénibilité, aux obligations ou aux contraintes que le travail entraîne, on peut trouver deux exceptions heureuses chez les héroïnes de Thyde dans la série des Desmichels. D'abord la modeste herboriste, la mère Falconnet : « de tout elle tire du bien pour l'être humain, et donc son travail la rend calme et heureuse. » Magnifique ! Sa boutique sent bon de toutes les odeurs des plantes de colline pendues au plafond ou entassées en paquets bien rangées sur des étagères. Elle connaît tout, la salsepareille à fleurettes pourpres et la tête de pavot où dansent les fines graines noires, la baie ramollie de l'églantier sauvage, le plantain, l'ellébore, la belladone, les ombelles du sureau qui apaiseront l'irritation des paupières enflammées, et les feuilles de ronce qui adouciront les maux de gorge, je cite, « elle les trouve où personne ne les voit, agrippés par leurs racines têtues dans si peu de terre, au creux d'un rocher, au bord d'un ruisseau solitaire, dans les ruines des vieilles maisons, dans le terreau providentiel des ordures communales. » Et c'est une jolie scène du Figuier stérile où la vieille herboriste, sa petite-fille Vincente à la main, court la campagne de bon matin puis rapporte ses plantes et les étale dans son grenier pour les faire sécher, imitée par Vincente qui fait de même avec sa précieuse petite charge.
    Le cas est plus curieux d'Aimée, une des héroïnes des Forces vives, le septième livre de la série. Cet ouvrage, écrit de 1946 à 1948, est en fait un roman d'anticipation utopique, où Thyde se laisse aller à imaginer des inventions parfois bizarres, évoquant un monde merveilleux où les travaux les plus pénibles sont accomplis sans effort par des machines ultra sophistiquées grâce aux recherches et aux trouvailles des savants dans leurs laboratoires.
    Qu'est-ce qui la motive à écrire alors un tel livre ? Est-ce l'envie d'un monde meilleur qui succèderait à la période de la guerre, des restrictions et du marché noir ? l'espoir que soit enfin épargnés aux humains les effets néfastes des durs travaux qu'elle décrit si bien dans ses livres ? le désir de faire accéder sa tribu Desmichels à un savoir intellectuel générateur de vie plus douce ? Le tout ensemble, sans doute.
    Bref, la fille d'Aubette, l'institutrice, la seule assez instruite pour avoir dans les années 40 un métier et une vie moins rude, cette fille, Aimée, a pour bagage une licence en biologie. On mesure le temps dix ans- qui sépare Aimée de Frisette la blanchisseuse. Or en survolant un champ de lis que les paysans du Var cultivent pour le bulbe, Aimée a l'idée de chauffer dans son alambic les pétales odorants, et fait tant et si bien qu'elle en retire une pâte souple et solide à la fois. Elle la transforme en tissu léger et soyeux destiné à la lingerie féminine, la nomme toilis, toile de lis, et la nettoie par des courants électriques. Rêve évident de la Marseillaise née d'une mère qui tient boutique de corsets et lingerie rue de Rome, et de la romancière qui ne cesse de dénoncer la pénibilité du travail des femmes, des blanchisseuses en particulier.
    Pourquoi, demanderez-vous, cette place privilégiée, heureuse finalement, faite à l'herboriste et à la biologiste végétale ? Parce que Thyde elle-même adore la nature. Dans tous ses livres, ses personnages, heureux ou malheureux, ont une connaissance et un amour remarquables des plantes et des fleurs, des légumes aussi. Comme elle. A la fin de sa vie, quand elle veut acheter une villa à Nice pour s'y retirer, Thyde refuse, comme avec bon sens on le lui suggérait, de faire couper les cinq cyprès hauts de quinze mètres qui bordent sa propriété et font qu'à onze heures du matin la moitié de son jardin est dans l'ombre et qu'elle ne pourra rien y faire pousser.
     La phrase appliquée à Silvaine (« de l'argent elle n'en avait jamais manqué, elle n'en avait jamais eu ») révèle aussi l'état d'esprit de Thyde jeune femme. Thyde n'a jamais eu à souffrir de la pauvreté, avec un père banquier et une mère corsetière chez qui se pressaient les riches marseillaises. Son premier mariage en 1910 fut célébré avec tout le faste que pouvait déployer la bourgeoisie du temps à Marseille, cortège de calèches et de Dion-Bouton à pétrole de la rue de Rome à Saint-Henri, car si le père est franc-maçon, la mère tient à la cérémonie religieuse à cause de la clientèle. Mais la jeune femme ne supporte pas la soumission à un mari ni... ses gifles. Quarante-six ans plus tard, elle ne l'aura pas oublié et s'évanouira quand on lui annoncera son décès, mais pendant leur vie commune qui dure dix ans elle le trompe abondamment, et finit par obtenir le divorce. S'ensuivent un second mariage raté et de multiples liaisons.

     C'est véritablement l'écriture qui la sauve, l'écriture qui lui permet d'acquérir l'indépendance financière et la liberté d'être. Soulignons à cet égard l'influence déterminante de Jean Giono qui recommanda le manuscrit de La Rue courte à Grasset et permit ainsi à la carrière de Thyde de s'épanouir. La Marseillaise ne l'oubliera pas.
    Nous l'avons dit, elle refuse d'être dépendante d'un homme par rapport à l'argent, mais du coup, sa vie est tout entière soumise à l'écriture, et de ce fait, elle rejoint ses héroïnes dans l'acharnement qu'elles mettent pour la plupart au travail.
    Thyde écrit sans cesse, souvent dans son lit, ou bien elle dicte ses textes à Pierre Magnan, le jeune homme qu'elle engage comme dactylographe en 1940, qui devient à dix-neuf ans son amant alors qu'elle en a cinquante-trois, et qui le restera jusqu'en 1950. Il témoigne, -témoin privilégié !-, dans un livre publié en 2004 Un monstre sacré, sous-titré Mémoires, de l'ardeur de Thyde à écrire en toutes circonstances, sans que rien ne l'arrête, ni les voyages ni la guerre ni l'asthme ni les quintes de toux dont elle est affligée, s'affublant alors de socquettes et de trois gilets en angora. Elle a une facilité de plume qui l'entraîne parfois à quelques longueurs mais qui se double de son plaisir à jouir de cette facilité et aussi à entendre les confidences que beaucoup de femmes lui font spontanément.
    Un jour une institutrice vient lui raconter fièrement l'idylle platonique qu'elle a eu dans le premier poste qu'elle occupait avec un cantonnier, de trente ans son aîné. Quand celui-ci avait appris la mutation de la jeune femme, il s'était pendu. Thyde assure à sa confidente qu'elle va faire un roman de son histoire. D'abord l'institutrice se sent valorisée mais peu après elle revient voir Thyde et la supplie de ne pas écrire son histoire : « Si son mari la lisait et reconnaissait sa femme... »
    Mais il est trop tard, en deux mois, Thyde a fini le livre qui aura pour titre La Demoiselle -comme on appelait souvent alors la maîtresse d'école-, en deux mois elle a rédigé trois cents pages qui seront vendus à 200 000 exemplaires. De même c'était du récit d'une de ses femmes de ménage qu'elle avait tiré La Rue courte. En vérité elle est prête à faire un roman de n'importe quelle vie.
    Elle est prête aussi à lutter bec et ongles avec ses éditeurs. Julliard s'est démené pendant la guerre pour trouver du papier et éditer Nans le berger, « qui marche très bien », lui écrit-il. Il lui a vendu en tout 500 000 exemplaires des Desmichels. Il n'empêche, dans les années cinquante, elle se tourne vers Plon, car elle veut toucher pour la suite de son oeuvre un million de francs qui lui serviront à acquérir la villa de Nice convoitée. Julliard refuse. Elle arrache à Plon l'avance du million une somme énorme- et n'a aucun remords d'avoir en quelque sorte trahi Julliard, au contraire elle rit du bon coup qu'elle a réussi.
    Certes ses droits d'auteur lui permettent une vie aisée, ce qu'elle apprécie, elle a le goût des voyages, des palaces, elle s'entoure de domestiques. Dans la villa qu'elle a choisie parmi d'autres parce qu'en pénétrant pour la première fois dans son jardin elle a entendu un oiseau chanter, -on est romanesque ou on ne l'est pas !- dans cette villa qu'elle baptisera d'ailleurs l'oiseau chanteur..., elle ne cessera d'apporter des embellissements coûteux. Donc il lui faut de l'argent et elle aime que ses livres lui en rapportent. Mais ce qu'elle aime encore plus c'est le succès, le chiffre important des tirages de ses livres que l'on s'arrache ou qu'on lit dans les bibliothèques. Inimaginable aujourd'hui où elle est tombée dans l'oubli.
    Ce qu'elle aime aussi, ce sont les lettres de ses admiratrices, de ces femmes qui lui racontent pendant la guerre qu'elles envoient ses livres à leurs maris prisonniers pour les sortir de leur misérable quotidien, pour qu'ils suivent les aventures amoureuses que Thyde sait si bien raconter et prennent à leur compte cette vitalité que la Marseillaise possède au plus haut degré. Que dire de sa satisfaction et de celle de Pierre Magnan à recevoir pendant la guerre, tous les quinze jours, un quart de café et trois boîtes de sardines envoyés par une enthousiaste lectrice du Portugal !
    Cependant, malgré le million de francs perçus, passer chez Plon a été une erreur. Magnan raconte comment elle est convoquée au siège, rue Garancière, et « doucement morigénée » : « une personne gentille comme vous, lui dit-on, vous ne pouvez pas écrire des horreurs pareilles ! » En effet, le public habituel de la maison rechigne à acheter des romans où les héroïnes s'expriment de façon crue ou vulgaire, adoptent parfois un parler marseillais qui n'est pas à la mode, et manifestent un tempérament amoureux des plus chauds. La « gentille personne », de petite taille, coquette certes mais qui n'a physiquement rien d'extraordinaire, excepté de beaux yeux verts, n'atteindra plus chez Plon les chiffres de vente précédents.
    On s'en doute, les « horreurs » dénoncées par des actionnaires prudents ne choqueraient pas aujourd'hui, et n'ont pas choqué les lecteurs de Grasset puis de Julliard, mais elles suffisent à l'époque pour rebuter des gens attachés aux publications d'une maison créée dans le Hainaut avec lettres patentes de l'impératrice Marie-Thérèse par les frères Plon, d'origine danoise, dont les descendants, installés à Paris, ont reçu en 1852 sous Napoléon III le titre d' « imprimeurs de l'Empereur » .

    Pour en revenir aux « horreurs » dénoncées, elles traduisent en fait les sentiments et les comportements des héroïnes de Thyde face à leur corps et face à l'homme. Attentive à décrire les souffrances des femmes dans le travail, la romancière ne l'est pas moins à décrire dans les relations sexuelles toute la gamme du désir, du plaisir ou du dégoût, de la beauté ou de la déchéance des corps.
    Elle n'hésite pas à parler du corps gonflé de belle chair de Silvaine, « du suc de la joie qu'elle sent couler » en elle pendant l'amour, « comme celui d'un fruit mûr mordu à pleine bouche », elle évoque les seins de Florina que son amoureux, grand voyageur, trouve incomparablement plus beaux que ceux qu'il a déjà vus, « les noirs, brillants et durs comme la figue de Barbarie, les blancs à peine gonflés comme les nénuphars des lacs, les cuivrés comme les boucliers des guerriers Chleus ». Et j'en passe...
    En contrepoint elle n'hésite pas non plus à décrire avec une cruelle précision la malheureuse Jésus-Maria Bonnesoeur, -quel nom !- qui a « quatre-vingt centimètres de haut, et qu'un bourreau, ivre d'alcool et de haine, dirait-on, a modelé, pour son sadique plaisir. » « En enfonçant son nez, il a fait jaillir les yeux, blancs, ronds, tournés en billes, surgissant des paupières sanguinolentes qu'ils paraissent déchirer ». Quant à la bouche, « la lèvre supérieure a été enfoncée avec le nez, l'inférieure, épaisse et vineuse, ne joignant pas celle d'en haut, laisse glisser d'elle la salive, au long d'une langue quelquefois pendante. Et le menton fuyant est avalé par le cou. »
    Elle sait nuancer aussi l'ardeur amoureuse de ses différentes héroïnes. Dans « Travaux », achevé en 1944, (le cinquième des Desmichels,) son roman le mieux construit peut-être, elle met en scène une palette de quatre villageoises, plus ou moins jeunes, plus ou moins heureuses et fortunées, que bouleverse l'arrivée d'une équipe d'ouvriers italiens, « beaux garçons et fieffés coureurs », chargés d'installer l'eau courante dans chaque maison de leur village.
     L'évolution de l'une des héroïnes, la petite-fille de la mère Falconnet devenue femme, n'a pendant ces quelques mois rien de spectaculaire, elle est discrète mais fort intéressante. Vincente est au départ une jeune veuve, mariée sans amour, qui, je cite, « assistait à l'acte sans y participer, la tête tournée vers le mur pour ne pas sentir l'odeur de renfermé » de son mari qui « sans la toucher des mains ni des lèvres prenait sur elle son plaisir. Tout se faisait mal, dans du sec, dans du serré, dans de la chair qui ne se plaisait pas à s'offrir. » Puis elle se sent « brûlée » par les regards du contremaître qui la courtise et lui parle de l'amour comme d'un arbre sauvage. Finalement parce qu'elle est « sage et bonne », elle renonce à le suivre quand il part vers un autre chantier hors de France. Mais pour résister à cette envie, elle doit taper à coups de bâton sur sa sensibilité -« à laquelle il est si doux d'obéir-, pour l'empêcher de toujours se redresser. Et son coeur, elle doit se le fermer à double tour. »
    Les trois autres héroïnes de « Travaux » subiront aussi, chacune à leur manière, des changements profonds. Tentations amoureuses, rêveries voluptueuses, bonheurs passagers, découragement, mort même. Quand l'eau coulera aux fontaines et dans les éviers et que les ouvriers s'en iront, aucune des quatre ne sortira indemne de leur passage. Et ces changements habilement décrits permettent de balayer une fois pour toutes la condamnation péremptoire de Pierre de Boisdeffre jugeant les romans de la Marseillaise « éclatants de soleil mais dépourvus de complications psychologiques ».
    Face aux hommes, les héroïnes de Thyde ne font pas le poids. Elle les dépeint le plus souvent en victimes. Comme face au travail. Car elle sait trop bien que la force des femmes, « elle est toute en nerfs, une chose guère solide, une de ces musiques qu'à peine si on les touche, elles chantent gai comme l'oiseau, puis triste comme l'eau des sources et tout de suite après elles se détraquent ». Elle sait aussi que, dans la société de son temps, pèse sur les femmes, dès qu'elles ont un rapport sexuel illégitime, la menace de l'enfant. Ce sont elles qui subiront le mépris des autres, les difficultés de la maternité ou les souffrances de l'avortement. Et aucune scène n'est selon elle trop violente pour faire sentir sa révolte face à la dépendance de la femme dans le domaine amoureux.
    Combien de lecteurs timorés Thyde a-t-elle dû faire frémir d'« horreur » en évoquant la malheureuse Chouchou, « son corps d'où le sang coulait comme l'eau d'une bassine crevée », sa mise en terre « toute déchirée, la chair ouverte », le rejeton d'homme qu'elle s'est fait arracher vivant du ventre, « semence tombée en pourriture, gâchage de graine d'enfant qui avait fait la mort de la mère ». Les plantes sont plus heureuses, conclut Thyde amèrement.

    Il me semble pourtant que le désir d'être lue est chez la romancière marseillaise extrêmement fort. Ses lecteurs horrifiés, elle a la volonté de les reconquérir. Parce qu'elle aime que l'on aime ce qu'elle écrit. A la sortie de La Rue courte, elle a eu dans la presse plus de cent soixante-dix critiques. De très rares journalistes se sont insurgés contre l'aspect marseillais du livre, mais l'immense majorité avec Rober Kemp, Léon Daudet, Ramon Fernandez a encensé l'auteur. Elle n'a pu qu'être très flattée aussi de recevoir le prix Marcellin Cazes, prix parisien s'il en est, décerné à la brasserie Lipp.
    Plus tard sa rencontre avec le dramaturge George Eliot qui parle et lit très bien le français, et l'embrasse sur les deux joues pour la féliciter lui aussi, ne la laissent pas indifférente, non plus que la proposition qu'on lui a faite de succéder à Colette à l'académie Goncourt. Et, même si elle ne se présente pas au fauteuil de celle-ci, car elle refuse de quitter Nice pour Paris, elle y est sensible.
     Alors ses héroïnes changent. De fermières, de blanchisseuses, d'institutrices, de petites bourgeoises même, dans son dernier livre, elles deviennent reines. Dans les cycles de romans précédents, il y avait un lien de famille entre elles, cette fois le lien est encore plus fort, Thyde s'intéresse à quatre soeurs, les quatre filles de Raymond Bérenger comte de Provence qui sont montées toutes quatre sur des trônes. Y a-t-il plus agréable histoire à raconter pour séduire à nouveau ses lecteurs ?
    Surtout que cette histoire vraie l'a fascinée.
    Déjà dans La Demoiselle, elle a fait allusion à Aliénor, ou Eléonore, future reine d'Angleterre. Le cantonnier amoureux d'Aubette lui parle en effet d'une complainte bien connue localement selon laquelle « la reine d'Angleterre dedans son cercueil d'or » avait été ensevelie au château du village, dont il ne reste que ruines. Il évoque aussi la ferme des Encontres près de Forcalquier où ont grandi les quatre filles du comte de Provence, et qui donne son titre La Ferme des Quatre reines-, au dernier ouvrage de Thyde, son seul roman historique.
    Le sujet lui a plu très tôt, dès 1939, mais elle a eu soif de s'informer toujours plus. Elle est loin des confidences de la femme de ménage ou de l'institutrice. C'est à un travail d'historien qu'elle se livre, acharnée en cela comme en tout ce qu'elle fait. Elle le fait, et elle veut qu'on sache, -la maison Plon, ses lecteurs, le monde littéraire-, qu'elle l'a fait. Dans une longue « Lettre à mes lecteurs », placée à la fin du livre, elle raconte son patient travail d'information historique qu'elle a mené pendant de longues années, parallèlement à ses autres écrits.
    Elle a lu, je cite « quelques trois cents livres sur Louis IX, Henry III d'Angleterre, Richard de Cornouailles et Charles d'Anjou », elle a « feuilleté tant de pages et pris tant de notes à la Méjanes d'Aix, l'Ambrosiana de Milan, la Nationale et la Mazarine de Paris », aussi dans les bibliothèques de « Marseille, Naples, Rome, Arezzo, Lugano, Bologne, Londres, Aix-la Chapelle », je cite encore, elle a « réappris l'italien oublié depuis le lycée, fouillé l'anglais, l'allemand et le latin ». Elle n'omet rien, elle raconte la chaleur étouffante dans la bibliothèque de Naples, surchauffée par le soleil de juillet qui la pousse en sortant à se jeter dans une piscine parce qu'elle craint une congestion cérébrale, elle raconte le dessin qu'elle réalise à main levée aux Offices de Florence du costume d'un nain royal. Et je glisse sur ses voyages et ses rencontres frénétiques avec archivistes et conservateurs.
    Mais, entre Aix, Forcalquier, Saint-Maime, la ferme des Encontres, elle cherche aussi sur le terrain la trace des quatre filles de son pays, persuadée que les historiens qu'elle a consultés ne lui ont pas apporté autant que « le chasseur de lapins de Mane ou l'épicière de Saint-Maime ».
    Malgré l'apparente modestie de la première phrase de la lettre (« je ne suis pas un historien »), elle se sent du moins un conteur d'histoires avec un petit h. Elle admet qu'il peut y avoir dans son récit des erreurs, mais elle ne se prive pas de dénoncer celles de ses prédécesseurs.
    En vérité on sent qu'en changeant de siècle (on est au XIIIe), elle a changé de registre. Certes, elle se lance dans les longs développements qu'elle adore écrire, mais que de changements sur le fonds ! Ils concernent désormais l'amour courtois, ou la comparaison des cathédrales de Reims et Bamberg, les visées des Français sur le Levant, les armes en dépôt dans la tour de Londres depuis le XIe siècle, et ses héroïnes, même quand elles ne sont encore que des petites filles, adoptent, quand elles jouent aux Croisades dans le jardin de leur ferme, un vocabulaire qui n'a rien à voir avec celui de leurs soeurs de La Rue courte. Nécessaire adaptation au temps, direz-vous, oui, mais aussi et surtout, je pense, désir de l'auteur de montrer qu'elle est capable d'écrire un livre de 310 pages, documenté, délicat et savant.
     Il était temps. Moins de quatre ans après sa parution, Thyde meurt à quatre-vingts ans. Jusqu'au bout elle s'est demandé si elle aurait le courage de le terminer, se jugeant elle-même épuisée par ses recherches, écrasée par ses fiches, « comme un âne chargé de reliques », persuadée que le million et demi de globules rouges qui lui manquent, ce sont les quatre reines qui les lui ont pris « pour ranimer leurs squelettes ». Mais elle est fière d'avoir resserré autour de ses héroïnes « l'armure de fer de l'Histoire que je ne puis briser, écrit-elle, et que j'ai seulement parée de quelque petit volant de dentelle, pour l'alléger ».
    Que ce livre ait plu à un public cultivé, à un public attaché à l'histoire de Provence avec un grand ou un petit h, c'est certain. Je ne suis pas sûre qu'il eût diverti les prisonniers de la guerre de 40, ni intéressé le public féminin qui voyait dans les autres héroïnes de Thyde des soeurs malheureuses, exploitées ou révoltées.
     Mais chacun jugera.

    De toute façon cette femme passionnée, acharnée à son travail, amoureuse, avide de vivre mais happée par le malheur ou la mort, a su créer des héroïnes, multiples et diverses, mais finalement toutes à son image. C'est le changement du contexte social non la véracité de leur être qui a émoussé l'intérêt du public pour elles. Pourquoi ? parce que la contraception, les conditions de vie des femmes dans le travail ou les rapports sexuels, leurs progrès dans l'égalité et la recherche du bonheur sont passés par là. Et c'est tant mieux.
    Thyde n'en mérite pas moins de figurer dans le Jeu de cartes des Marseillaises célèbres et dans le Dictionnaire des Marseillaises que l'on s'apprête à rééditer. Et puis, elle qui après son divorce était « nue et crue » selon la formule de Pierre Magnan et n'avait hérité d'un beau-frère peu scrupuleux qu'un nécessaire à découper le gigot, elle a su, à force d'obstination et de talent il faut le dire, devenir une femme de lettres assez fortunée pour léguer à la Société des Gens de Lettres de quoi alimenter plusieurs bourses, et un Grand Prix annuel qui se monte aujourd'hui à deux mille euros. Béatrix Beck, Christiane Rochefort, Sylvie Germain, Jacques Perret, Charles Dantzig, pour n'en citer que quelques-uns pêle-mêle, se le sont vus attribuer.
    Belle reconnaissance littéraire pour ces auteurs mais aussi belle reconnaissance littéraire pour les héroïnes de Thyde Monnier !


    Jacqueline Duchêne