Lundi 17 août 2009

Les Deux Henriette


    Voici un prénom féminin, inusité dans la lignée royale anglaise jusqu'en ce milieu du XVIIe siècle, et porté alors, simultanément, par deux femmes.
    Et voici ces deux femmes appartenant à la famille des Stuart, l'une par son mariage, l'autre par sa naissance. La première, Henriette de France, née dans le royaume de France, se marie avec le roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, Charles Ier, petit-fils de Marie Stuart reine d'Ecosse. La seconde née en Angleterre, Henriette d'Angleterre, arrière-petite-fille de Marie Stuart, épouse le frère unique du roi de France Louis XIV et devient duchesse d'Orléans.
    Ces liens multiples et entrecroisés avec les deux importantes puissances européennes de l'époque et leurs rois respectifs ont pu créer une certaine confusion dans l'esprit du public entre les deux grandes dames qui nous occupent.
    Pourtant il n'y a pas de confusion possible. Le lien qui les unit, des plus étroits, est celui d'une mère à sa fille. La princesse Henriette d'Angleterre, née en 1644, est le huitième enfant des souverains britanniques Charles Ier et Henriette.
    Or paradoxalement, entre les deux Henriette, tout commence par un abandon. Celui de l'enfant par sa mère, moins d'un mois après son accouchement. Incroyable, dira-t-on ?
    Pour le comprendre il faut avoir en tête les situations politiques et militaires des deux pays. Elles ont influencé la vie privée des deux femmes, non seulement à la naissance du bébé, mais aussi tout au long de leur existence.
    
    En mai 1625, malgré une pluie orageuse de printemps, la nouvelle reine, fille d'Henri IV et soeur de Louis XIII, jeune et séduisante, a remonté la Tamise aux côtés de son royal époux, vêtue de vert comme lui, pour faire une entrée majestueuse dans sa capitale de Londres, sous les acclamations du peuple et les tirs joyeux des canons.
    A ces débuts glorieux ont succédé onze ans de règne autoritaire. Mais en 1638 quand le roi veut faire rétablir en Ecosse la religion anglicane, il se heurte à un soulèvement armé. Le conflit, religieux d'abord, s'étend et débouche sur une véritable guerre civile de plusieurs années. Tout le monde connaît le nom du principal opposant au roi, Olivier Cromwell, et ses succès militaires à la tête de ses partisans, les Puritains, immortalisés plus tard par Bellini dans son opéra, et que l'on surnomme « Têtes rondes », par opposition aux partisans du roi, les Cavaliers, qui portent les cheveux longs comme Charles.
    On sait moins le rôle d'Henriette, au moment du conflit. Cette catholique convaincue, « enragée papiste », affolée à l'idée d'être capturée par les parlementaires, s'enfuit en Hollande d'où elle écrit une cinquantaine de lettres à son époux pour le houspiller et l'engager à résister toujours plus fermement. Elle est bien la fille du bouillant Henri IV ! Mais si elle pèche par maladresse, elle ne pèche pas par manque d'amour. Impatiente de revoir son époux, elle finit par le rejoindre en septembre 1643, dans la ville d'Oxford, restée fidèle à Charles. A trente-quatre ans, elle a déjà mis au monde quatre garçons et trois filles, et affiche bientôt fièrement une nouvelle grossesse.
    Cependant les défaites s'enchaînent pour les royalistes. Henriette tente de plaisanter en écrivant au marquis de Newcastle : « Pourvu que les Ecossais ne mangent pas les Yorkshire oatcakes, c'est-à-dire pourvu qu'ils ne descendent pas trop au sud, cela ira. » Mais en post-scriptum, elle avoue : « Tout est perdu. » Un sentiment d'insécurité la gagne.
    Elle décide de fuir à nouveau. Le roi y consent. Le couple se sépare à Abingdon. Enceinte de sept mois, la reine va à Bath sous prétexte d'une cure, mais elle ne peut demeurer dans une ville en partie détruite par les combats et où les cadavres gisent innombrables dans les rues. Folle d'inquiétude, elle fuit encore. Vers Bristol, Bridgewater, Exeter enfin, où le gouverneur est royaliste et où elle met au monde en juin son enfant.
    Celle-ci est prénommée Henriette ainsi que l'atteste son acte de baptême de la fin juillet 1644. Le second prénom, Anne, ne lui sera donné que plus tard, quand la jeune princesse vivra en France, et pour remercier la reine régente Anne d'Autriche, toujours secourable aux exilés anglais.
    Le choix du prénom est le fait de la mère, de plus en plus tournée vers son pays natal et qui veut ainsi rendre hommage au glorieux grand-père maternel du bébé, Henri IV. Quant au père, il veut malgré la guerre civile qui l'accapare, s'occuper de la cérémonie du baptême. Il ordonne que sa fille soit baptisée dans la cathédrale d'Exeter, selon le rite de l'Eglise anglicane, comme pour ses autres enfants. Il n'ignore pas combien les comportements papistes de son épouse depuis son arrivée en Angleterre ont indisposé ses sujets. Il n'est pas présent à la cérémonie, ce que l'on comprend, mais ce qui est stupéfiant, c'est que la mère n'est pas présente non plus. Que lui est-il arrivé ?
     Le 10 juillet, Lord Jermyn, son grand écuyer, écrit à l'entourage du roi qu'elle part à Falmouth avec l'intention de s'embarquer pour la France. Exeter est menacé par le comte d'Essex, acquis aux parlementaires. Toujours paniquée à l'idée d'être prise par eux, Henriette ne voit de salut que dans la fuite vers sa terre natale. Elle confie sa fille à Lady Dalkeith, et sans plus s'en soucier, quitte le 24 juillet le royaume dont elle est la souveraine.
    Difficile de ne pas parler d'abandon. Même le capucin Gamaches, pourtant un inconditionnel de la reine, emploiera le mot, et Bossuet dans son oraison funèbre, évoquera c'est bien commode- « les escadrons d'anges saints qui montent la garde autour du berceau de cette princesse si délaissée ». Délaissée, le mot est lâché.
    Pendant deux ans, la princesse demeure à Exeter dans des conditions de vie précaires faute de moyens financiers, mais protégée par le dévouement sans faille de lady Dalkeith. Elle reçoit par deux fois la visite rapide de son père et de son frère aîné, Charles, un adolescent qui s'émeut de la fragilité de sa soeur. Mais quand la ville se rend aux parlementaires et que l'on ordonne à Lady Dalkeith de ramener l'enfant à Londres, où se trouvent déjà deux des enfants royaux, la gouvernante refuse. De la reine elle a reçu la princesse comme un « dépôt » précieux, elle ne la quittera pas. Elle décide de mener clandestinement l'enfant en France avec elle, deux servantes et un valet sûrs, sous des déguisements de paysans. L'équipée secrète est risquée mais par l'acharnement et l'habileté de Lady Dalkeith, elle réussit.
    Les deux Henriette se retrouvent donc en France. Au début on peut espérer qu'une ère plus facile s'ouvre pour elles. La reine a été accueillie avec bonté par Anne d'Autriche, régente de France depuis la mort de Louis XIII, qui la loge avec sa fille au palais du Louvre et lui promet une pension. La cour, émue par les malheurs de la petite princesse, s'enchantent des vers que les poètes composent en son honneur. Les deux Henriette vont-elles vivre un exil doré ?

    Hélas, non. En cette année 1648, tandis que Cromwell s'empare de Londres, qu'il fait enlever et emprisonner Charles Ier en attendant qu'une Haute Cour le juge, la situation financière du gouvernement en France est mauvaise, les mouvements populaires grandissent, et des barricades s'élèvent dans Paris quand on arrête deux parlementaires insurgés. C'est la Fronde parlementaire qui va durer quelques mois.
    En grand secret, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1649, Anne d'Autriche, Mazarin et le petit Louis XIV partent à Saint-Germain, sans emmener les deux Henriette ni même les prévenir de ce départ. On les abandonne dans le Louvre. Les gens de cour, naguère flatteurs et empressés, ne songent plus à elles, et on oublie de leur payer la moindre pension.
    Quelques jours après, par un froid glacial, le cardinal de Retz les trouve dans une chambre sans feu, car elles n'ont pas les moyens d'acheter du bois. La reine, très abattue, n'a plus confiance dans la victoire de son époux, et la princesse, toujours fragile, reste au lit pour garder un peu de chaleur dans le corps. Retz voudrait leur faire attribuer par le Parlement un secours en argent pour que, dit-il, « la petite-fille d'Henri le Grand ne demeure pas au lit faute d'un fagot ». Mais dans cette période de Fronde, de lutte entre le Parlement et la royauté, c'est sans espoir. Avec la fuite du jeune Louis XIV, l'agitation croît. Paris est soumis au blocus. Bientôt se généralisent la disette, les pillages.
    Isolées dans l'immense palais du Louvre, elles voient arriver néanmoins James, duc d'York, le second fils des époux royaux, qui par miracle -et parce qu'il a l'agilité de ses quinze ans- a réussi à forcer le blocus de Paris et à les rejoindre. Il arrive de Hollande, n'a pas de nouvelles de son père ni de son procès, mais il connaît ses échecs militaires et pressent, comme sa mère, que le pire est à venir.
    Effectivement la cour à Saint-Germain reçoit des nouvelles d'Angleterre. Terribles. Et l'on se résigne au bout de dix jours à envoyer un messager les communiquer à la reine Henriette.
    Condamné par la Haute Cour, Charles Ier a été conduit à Whitehall le 9 février 1649. Parvenu à l'échafaud couvert de noir, devant le public qui attend calmement l'exécution, il a proclamé son innocence, s'est dépouillé de son manteau et de son ordre de la Jarretière, ensuite, en chemise, il a mis la tête sur le billot, récité une courte prière, puis il a étendu les bras pour donner au bourreau le signal. La tête est tranchée d'un seul coup, montrée au public, et le corps mis dans un coffre recouvert de velours noir.
    En entendant ce récit, la reine demeure « comme une statue ». La princesse est vite au courant de la nouvelle. Pour cette fillette de cinq ans, apprendre la décapitation de son père est un choc horrible. D'autant plus que, enivrée de son seul chagrin, sa mère s'enfuit chez les carmélites du faubourg Saint-Jacques et l'abandonne une fois de plus.
    Gamaches toutefois ramène la mère auprès de la fille. Il ne leur reste plus qu'à tâcher de survivre à ces nouveaux malheurs. La fin de la Fronde parlementaire, le retour triomphal à Paris du jeune roi en août 1649 les y aident, et un monastère de la Visitation, l'ordre fondé par François de Sales et Jeanne de Chantal, les accueille à Chaillot. Puisque la reine tient à se réfugier dans un couvent, autant celui-là qu'un autre. Sa fille y sera reçue avec elle.
    Dans la désaffection générale Henriette n'est plus qu'une reine déchue, la veuve d'un roi décapité, recueillie par pitié par la régente de France-, la mère se rapproche peu à peu de la petite Henriette. Une de ses filles, Elisabeth, détenue dans l'île de Wight, vient de mourir, ses autres enfants sont en fuite ou prisonniers des révolutionnaires. La malheureuse a besoin de reporter sur la fillette la tendresse de son coeur, et la petite a besoin de cette affection maternelle. Toutes deux, plus unies qu'auparavant, s'enfoncent donc dans une monotonie pieuse et triste au couvent de Chaillot. Après l'école du malheur, c'est l'école rassurante de la religion. Contre la volonté de son père, -mais il n'est plus là pour dicter ses volontés,- la princesse est formée par le capucin Gamaches aux préceptes de la religion catholique. Sur ce plan, la mère a gagné.
    Elle a la maigre consolation de revoir son fils aîné Charles, à Paris, mais c'est un fils définitivement vaincu, écrasé avec son armée par Cromwell à Worcester, un fuyard qui tente avec son frère James d'oublier ses échecs en participant aux fêtes de cour du jeune Louis XIV. Et qui en hâte vient arracher de leur retraite de Chaillot sa mère et sa soeur pour les mener une nouvelle fois au Louvre puis à Saint-Germain où la cour s'est de nouveau réfugiée.
    Car la guerre civile reprend dès janvier 1650. Plus longue et plus dangereuse que la précédente, marquée par de fréquents renversements d'alliance entre les partis, c'est la Fronde des Princes, orchestrée par Condé, son frère Conti et son beau-frère Longueville soutenus par les Espagnols.
    Il faut attendre 1652 pour que les troubles s'apaisent à l'intérieur du royaume, que Mazarin au nom du jeune roi retrouve son autorité et que les exilées anglaises trouvent une place à la cour. La bonté d'Anne d'Autriche à leur égard ne faiblit pas, ni son aide financière indispensable.
    Quand elle a dix ans, la princesse danse dans un ballet de cour, divertissement particulièrement apprécié de Louis XIV. Un dessin conservé à Stockholm la montre alors d'apparence toujours fragile, le visage empreint de douceur et d'un peu de tristesse. Puis en mai, la reine déchue, ses deux fils réfugiés en France et sa fille ont le privilège d'assister à la somptueuse cérémonie du sacre de Louis XIV à Reims dans la même tribune que la reine régente. A bientôt seize ans, le roi apparaît comme le meilleur garant de la monarchie, il est beau, il enflamme tous les coeurs, certainement celui de la petite princesse, mais au cours d'un bal où il a négligé de l'inviter et où sa mère lui en a fait reproche, il avoue qu'« il n'aime pas les petites filles ».
    Pour Mazarin, ces honneurs faits aux deux femmes ne coûtent guère à la France. Plus grave est l'accord de paix qu'il signe en 1655 avec Cromwell, pour tâcher d'en finir avec la guerre contre les Espagnols, et qui reconnaît le gouvernement légal du régicide. Du fait de cet accord, les fils d'Henriette doivent sortir du royaume, Cromwell ne tolérant pas que la France abrite auprès d'une mère, toujours enragée à vouloir les convertir à la religion catholique, les descendants des Stuart détestés. Pendant six ans, Charles va mener une vie de vagabond, pleine de faux espoirs, de sursauts de ses partisans anglais, de manques cruels d'argent et de troupes. Ses lettres à sa mère et à sa petite soeur en témoignent.

    Cependant entre Chaillot et Saint-Germain, au milieu des ragots, du plaisir des bals, des inévitables querelles de préséance, mais toujours près de sa mère, Henriette grandit.
    Elle assiste, muette, impuissante, aux infinis projets de mariage concernant ses cousins germains, le jeune Louis XIV et son frère Philippe duc d'Orléans. Les intrigues font rage autour des adolescents, les plus beaux partis de France. Enfin Louis, pressé par sa mère se résout à sacrifier son amour pour Marie Mancini, une nièce de Mazarin, et à épouser l'infante d'Espagne. Ce mariage scelle, avec la paix des Pyrénées signée en novembre 1659, la fin de la guerre avec les Espagnols.
    Du côté de l'Angleterre, aussi, les événements se précipitent. Cromwell est mort à la fin de 1658, son fils Richard lui a succédé, mais la confusion qui règne dans le pays et la lassitude de la pression puritaine ont préparé les esprits à un revirement total. Charles est restauré sur son trône et entre à Londres comme le souverain incontesté de Grande-Bretagne le jour de ses trente ans en mai 1660.
    Aussitôt les deux Henriette se voient l'objet de l'attention et des compliments unanimes de la cour de France. Tout change pour elles. Elles ne sont plus de malheureuses exilées, épouse et fille d'un roi décapité, mais la mère et la soeur du puissant Charles II. Désormais les prétendants à la main de la jeune fille ne manquent pas.
    A leur tête, Philippe duc d'Orléans. Petit mais bien proportionné, Monsieur a quatre ans de plus qu'Henriette, des cheveux noirs à grosses boucles naturelles, des traits parfaits, des yeux noirs et brillants. Il n'a pas le goût des femmes, c'est connu, mais il manifeste l'envie d'avoir une descendance, de fonder une « maison », comme on dit. Pourquoi n'épouserait-il pas cette cousine germaine ?
     Avant la Restauration de Charles II, il y avait pensé, et quand il avait fait part de son projet à son frère, l'aîné lui avait lancé méprisant : « Vous l'aurez car personne n'en veut. » Maintenant, même s'il se moque méchamment de la maigreur de la jeune fille, qu'il compare aux personnages de la Danse macabre du cimetière des Saints-Innocents, Louis reconnaît qu'une alliance avec la Grande-Bretagne serait bénéfique pour son royaume. Le mariage du Lys (emblème de la France) et de la Rose (emblème de l'Angleterre), voilà ce que les poètes, la cour et le peuple français s'apprêtent à célébrer.
    En attendant, le 26 août 1660, c'est dans Paris l'entrée magnifique de Louis XIV accompagné de Marie-Thérèse, l'infante d'Espagne, qu'il a épousée à Saint-Jean-de-Luz. La princesse Henriette, promise officiellement à Monsieur, et sa mère sont parfaitement placées pour voir le cortège royal, sur un balcon de l'hôtel de Beauvais, au bout du faubourg Saint-Antoine, non loin de l'estrade élevée place du Trône où prendront place leurs Majestés, et on les a protégées par un dais d'or et de soie, car il fait chaud et on cherche l'ombre.
    Quelques jours après, banquet d'accordailles offert dans son palais par Mazarin aux souverains français et à la reine mère d'Angleterre. Cette fois, l'héroïne de la fête, c'est la jeune princesse. La réception est à la mesure de l'événement, vingt chantres romains, vingt-quatre violons, des profusions de pâtés, de melons, de tourtes, de bisques, de fruits en pyramide, de massepains, de citrons doux. La comédie espagnole ensuite, enfin la visite des appartements d'apparat du cardinal, en particulier sa bibliothèque, riche de manuscrits précieux, de livres en nombreuses langues, et capable de rivaliser avec la bibliothèque vaticane.
    Pour ne pas être en reste, la supérieure de la Visitation de Chaillot décide de faire baptiser une grosse cloche qu'on vient d'offrir au monastère et de prendre pour parrain et marraine Philippe et Henriette, les futurs époux. Joie des deux Henriette auprès desquelles se tiennent Anne d'Autriche, la jeune reine et la foule des gens de cour. Symbole aussi pour elles du chemin parcouru depuis les heures sombres passées dans le couvent.
    Pour couronner le tout, le ménage de Monsieur et Madame est riche. En se mariant en effet Philippe touche son apanage c'est-à-dire les possessions attachées à son titre, dont les duchés d'Orléans, de Valois, de Chartres, et quelques terres comme Villers-Cotterêts. Il dispose d'un domaine immense à Saint-Cloud que Mazarin avait acheté pour lui et qu'il se plaira toujours à embellir. Quant à Henriette, elle reçoit du parlement anglais une dot considérable à laquelle son frère Charles ajoute le double en or, bagues et pierreries.
    Il n'y a plus qu'à attendre la dispense du pape nécessaire car les époux sont cousins germains, Louis XIII, père de Philippe, étant le frère de la reine Henriette, mère de la jeune épousée. La dispense arrive le 9 mars 1661, précisément le jour de la mort de Mazarin, malade depuis longtemps. Sans attendre, dès le 30, le contrat est signé, le mariage religieux célébré le 31, et... le secret de la nuit de noces révélé non par la mère mais par le grand frère. Dans une lettre de l'année suivante, alors qu'il vient de se marier à Catherine de Bragance, il confie à sa petite soeur qu'il lui est arrivé la même mésaventure qu'à Philippe : « Monsieur le cardinal m'a fermé la porte au nez ». Métaphore populaire que Charles II écrit en français. Métaphore parlante de rouge et de sang puisque les cardinaux sont vêtus de rouge. Autrement dit Catherine et Henriette ont eu toutes deux leurs règles le soir de leurs noces.
    A partir de là, la jeune duchesse d'Orléans est emportée dans un tourbillon de plaisirs, de fêtes, de bals. D'autant que son beau-frère Louis découvre pendant les nuits d'été à Fontainebleau son esprit, son charme, s'y laisse prendre et reconnaît, selon la formule de Mme de La Fayette, l'amie d'Henriette de dix ans son aînée, qu'il avait été « injuste en ne la trouvant pas la plus belle personne du monde ».
    Henriette s'amuse. Trop, jusqu'à risquer le scandale. Et si Monsieur est un mari complaisant, la reine Henriette met en garde sa fille car les veilles, la chasse, la danse, les excès de toutes sortes compromettent la santé de la jeune femme de dix-huit ans, toujours fragile et affligée d'une toux souvent tenace. La naissance de sa fille Marie-Louise, en mars 1662, a été précédée d'une grossesse difficile.
    Les nuits d'été avec le roi n'ont duré que trois mois, mais il reste entre eux une complicité affectueuse. La timide petite « Minette », comme l'appelle son grand frère, est métamorphosée. Sûre de l'affection de celui-ci qui ne cesse de correspondre avec elle et la questionne attentivement sur son état de santé, sûre de l'appui de Louis XIV, toujours sensible à sa séduction, elle se plaît à compenser les malheurs de son enfance en s'abandonnant à une frénésie de plaisirs. N'a-t-elle pas une situation exceptionnelle à la cour de France. N'est-elle pas la deuxième dame du royaume et tellement plus brillante que la reine Marie-Thérèse ?

    C'est le moment où malheureusement une fois de plus sa mère va l'abandonner. Cette fois contre son gré.
    Car la place normale de la reine mère d'Angleterre est désormais auprès de Charles II et de son épouse. Elle n'a aucune raison de demeurer en France, elle l'admet et cède aux appels pressants de son fils. Mais la séparation avec Henriette lui coûte beaucoup. Elles ont vécu de plus en plus proches l'une de l'autre et la jeune duchesse, vulnérable, avide de jouissances, sans méfiance devant les pièges de la cour, a grand besoin des conseils de sa mère. Philippe, toujours très sensible aux titres, a grande estime pour sa royale belle-mère, et tient à l'accompagner avec sa femme jusqu'à Beauvais, où les deux Henriette, en pleurs, se quittent, le 25 juillet 1662. Quand se reverront-elles ?
    En réalité, la grande catastrophe qui survient à Londres en 1665, la peste, est l'occasion du retour de la reine Henriette en France. Elle supportait déjà très mal le climat de Londres et ne se plaisait pas dans un royaume qui lui rappelait les mauvais souvenirs de la Révolution, elle maigrissait, toussait, dormait mal. Quand la terrible épidémie survient, elle s'embarque en juillet pour Calais et s'installe à Colombes, sans que sa fille, retenue une fois de plus par des suites de couches difficiles, ait pu venir l'accueillir.
    Au même moment un véritable combat naval a lieu entre Hollandais et Anglais, et ces derniers sont victorieux. Certes Charles II et Louis XIV souhaitent ardemment une entente franco-anglaise pour triompher de l'Espagne et de la Hollande, leurs rivales sur terre et sur mer, mais cette entente n'est pas chose aisée. Car le roi de France, tenu par un traité de 1662 à aider les Hollandais si on les attaque, doit réagir. Les tentatives pour s'accorder, menées précisément chez la reine-mère à Colombes -et où sa fille est présente-, échouent. La guerre est déclarée en 1666 entre France et Angleterre. Un crève-coeur pour les deux Henriette.
    La fille pourtant, malgré ses maternités successives et sa soif de plaisir, s'acharne à maintenir un lien entre son frère et son beau-frère, auxquels elle est très attachée. Jusqu'à sa mort elle aura un rôle diplomatique caché, mais réel, et que les lettres du frère et de la soeur révèlent.
    Elle s'en sert d'ailleurs pour exercer une sorte de chantage. Quand Philippe, après la mort de sa propre mère Anne d'Autriche, ne se gêne plus pour avantager ses favoris au détriment d'une épouse dont il n'ignore pas la légèreté, elle crie qu'elle est la soeur du roi d'Angleterre, qu'elle se plaindra à lui si on la contrarie. Et Louis XIV s'efforce de ne pas la contrarier. Charles aime tant sa « Minette » !
    Donc les deux Henriette se sont retrouvées, mais dans une ambiance de tensions familiales, diplomatiques, militaires. Loin du climat de Londres, la santé de la reine Henriette ne s'est pas améliorée. Toujours sa faiblesse et ses insomnies ! Quand en août 1669, la duchesse d'Orléans accouche d'une fille Anne-Marie, sa mère est physiquement incapable de venir auprès d'elle. Et la jeune femme, mal remise de sa grossesse, la huitième en neuf ans !, épuisée par une vie d'angoisses, de fêtes et d'intrigues, affligée d'une toux persistante, ne peut non plus aider sa mère dont l'état empire.
    Philippe envoie à sa belle-mère Vallot, premier médecin du roi, pour qu'il assiste Daquin, son médecin ordinaire. Vallot pense qu'il n'y a pas danger de mort, il conseille seulement d'ajouter aux médicaments de Daquin « trois petits grains d'opium » qui aideront la malade à dormir. La reine s'y oppose parce que Mayern, fameux médecin anglais, le lui a déconseillé. Vallot insiste. La patiente, ébranlée, demande conseil à la foule des autres médecins qui l'entourent. Ils se rangent à l'avis du premier médecin du roi. Résignée, elle prend à onze heures du soir, dans un oeuf, ses grains d'opium et s'endort.
    En fait, elle ne se réveillera pas. Elle meurt d'une surdose, sottement prescrite. On est le 10 septembre. Elle a soixante ans.
    Au cours d'une cérémonie grandiose à Saint-Denis, Bossuet, le célèbre prédicateur, prononce l'oraison funèbre de la défunte. Il ne se doute pas que, quelques mois plus tard, il prononcera celle de sa fille, et la commencera par les exclamations célèbres : « Madame se meurt, Madame est morte ! »

    Accablée par la disparition de sa mère, cet abandon final, et en proie à une extrême fatigue, Henriette a pourtant la satisfaction d'assister à Douvres le 1er juin 1670 à la signature de l'alliance secrète franco-anglaise, dont elle a été dans l'ombre l'artisan patient et acharné.
    Un portrait exécuté à ce moment-là par le peintre Lely, successeur du peintre officiel de la cour d'Angleterre Van Dyck, se trouve dans le Guidhall d'Exeter. Malgré les guerres, il n'en a pas bougé depuis que Charles II l'a offert à la ville natale de sa soeur. La ressemblance avec le portrait de sa mère, conservé à Windsor, est certaine, mais, au contraire de la reine, sereine, l'expression d'Henriette, sur le portrait de Lely, est terriblement inquiète. Elle n'a plus le visage coquin et triomphant, arrogant parfois, de ses portraits faits à la cour de France. Ici, malgré la coiffure soignée, frisottée même, malgré la robe somptueuse, les fards et l'habileté de l'artiste, son visage est décharné, ses yeux hagards. Le peintre ne fait que rendre sur sa toile la cruelle vérité : la jeune femme qui a brûlé sa vie se trouve à la dernière extrémité.
     Dès lors pour expliquer sa fin toute proche à Saint-Cloud, peu après, dans la nuit du 29 au 30 juin, alors qu'elle n'a que vingt-six ans et quatre jours, il n'est pas besoin d'accréditer la thèse de l'empoisonnement. Une thèse très répandue, certes, mais que dément formellement l'autopsie pratiquée dès le 2 juillet en présence de médecins français et anglais, à la demande de Charles II et avec l'approbation de Louis XIV.
    Non, il n'est pas besoin d'incriminer le verre d'eau de chicorée qu'Henriette a bu dans la soirée. Il suffit de la regarder, peinte, à Exeter. La mort est là, déjà.

    Jacqueline Duchêne
    Auteur d'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans (Fayard).